• Annkrist : « Laissez-moi chialer en paix » (Paroles et musique n°1-1980)

    Annkrist

     Un long itinéraire haché, mais toujours mené avec une même ardeur, un même besoin de transposer en mots et en musiques les heurts quotidiens, les blessures et les espoirs.

    « Dis-moi où se trouve la lumière,

    brasero roux perçant l'hiver

    Ça s'invente, cette lueur-là… »

    Depuis plus de dix ans, Annkrist chante. Avec toutes les difficultés des chanteurs, et plus encore des chanteuses qui refusent les étiquettes, les modes et les compromis.

    « Je suis navrée, faudra te battre, il le faudra…

    Après un premier 30 cm très remarqué en 1975 et de nombreux spectacles, Annkrist est brutalement arrêtée début 76 par un grave accident.

    Son second disque, « Tendre est ma nuit », concrétise un nouveau départ : elle est l’une des lauréates du Contre-hit-parade de la FNAC (avec F. Cabrel et M.J. Vilar). Elle remporte un succès rare au festival de la chanson de Rennes en 79, ainsi qu'au dernier Printemps de Bourges.

    Son troisième 30 cm, « Batik Original », confirme, auprès de ceux qui la suivent et l'apprécient la place qu'elle a su se faire chez un public de plus en plus nombreux à venir partager ses refus et ses rêves.

    Nous l'avons rencontrée et, fascinés, l'avons écoutée. Avec sa voix âcre et rauque et déchirante. Écoutez-là aussi. Et rentrez dans son univers… qui n'est rien d'autre ni de plus que le nôtre.

     

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    Rien ne la prédisposait à chanter. Fille d'un marin breton, née en Tunisie, elle découvre la Bretagne à l'âge de 8 ans. Et c'est une enfance marquée par la maladie et la séparation d'avec sa famille.

    Très sensible et attirée par l'expression, elle fera les Beaux-Arts qui lui permettront de quitter la Bretagne avec laquelle elle a toujours entretenu « des relations passionnées et difficiles ». Après quelques mois en Ardèche, elle partira pour l'Afrique où elle passera deux ans, à Niamey, au titre du CNRSH. Quand elle reviendra en Bretagne, ce sera pour se déterminer réellement comme chanteuse.

    – C'était en 72, mais il y avait plus de dix ans que j'écrivais des chansons et six ou sept que je les chantais en public. La chanson a toujours été un état chez moi ; j'ai toujours chanté et toujours mes chansons.

    Annkrist en effet déteste l'interprétation, sauf cas exceptionnels.

    – En particulier chez les femmes, ça me tape sur les nerfs au plus haut point. Je trouve ça complètement creux de se servir d'un matériel pour faire un cinéma en définitive très limité.

    La chanson, néanmoins, n'est pas pour elle une expression personnelle.

    – Non, parce que je crois qu'on n'est jamais personnel. J'en suis intimement convaincue : ce qui est unique n'a aucune raison d'exister. Pour moi c'est très net, tu t'exprimes comme tu le peux, selon tes dispositions, tu apportes un peu de toi-même, tu peux avoir plus riche que d'autres ou réagir plus vite, mais tu n'es pas vraiment différent. Je ne crois pas du tout aux clivages dans la chanson : c'est intéressant ou pas, mais ce n'est pas différent.

    Son premier disque sort en 1975, assez bon musicalement, surtout pour l'époque.

    – Avec un mélange d'instruments modernes et anciens, un goût blues, un goût folk selon les chansons, et même classique. En fait, blues ou folk ou classique, il répondait à des sons qu'on a dans l'oreille depuis plusieurs siècles et qui faisaient très bien passer le texte. C'est un disque qui a eu un vaste succès, surtout si l'on considère qu’il n’était vendu que par correspondance.

    Deux ans plus tard, un second disque avec une instrumentation électrique très sobre.

    – Assez chiadée finalement, mais sans effets du tout C'est un disque très nocturne et quasiment farouche. Il s'y trouve… l'essentiel. Aucun remplissage. Trois musiciens avec moi extrêmement présents, quoique très réservés mais qui apportent une certaine force musicale.

    Pas d'évolution dans mes chansons : elles restent mes chansons. Par contre, le changement de couleur musicale a été très important. Quant au troisième disque, paru en novembre1979, il constitue une continuation logique.

    Seule la voix a changé ; les chocs, les ruptures, la maladie encore lui ont donné comme une déchirante écorchure. J'ai toujours trouvé que la voix c'était l'âme. Elle se ressent nécessairement de ton état moral (et physique). C'est peut-être l’élément physique le plus volatile, le plus insaisissable. C'est un véhicule très étrange qui a sans doute contribué à me faire chanter. Mais en fait c'est la haine de la mort qui m'a amenée à la chanson. Parce que c'est terriblement physique de chanter. Ce qui ne m'empêche pas de faire de la peinture, de la tapisserie ou du tricot, pourvu que ça puisse encore m'inventer la vie.

    Annkrist a débuté professionnellement dans la chanson au moment de la grande vague du folk, en Bretagne comme partout ailleurs.

    - Je tombais mal. On me demandait de chanter du folk et je ne voulais pas, car je trouvais malhonnête de le faire alors que je ne connaissais pas la langue. Que j'ai approfondie depuis ; je ne parle pas encore breton, mais je trouve que c’est beaucoup trop sérieux pour qu'on s'amuse à faire des bretonneries. J'ai horreur de ça, et puis ça ne me plaît pas de ne pas être authentique du tout. On ne vit qu'une fois et je tiens à chanter mes chansons.

    À l'époque de son premier disque (chez Nevenoë, collectif chanson aujourd'hui dissous), Annkrist travaillait beaucoup avec Kristen Noguès.

    – C'était la seule d'entre nous qui n'ait pas vécu en Bretagne et c'était la seule à parler le breton. Elle avait fait de la musique classique dont elle jouait avec sa harpe et elle m'a beaucoup apporté. Et puis elle s'est mise à chanter du folk, avec une attitude toute souriante, naturellement.

    Mais ce n'est pas naturel de chanter du folk. Ce qui l'est, c'est de chanter ce qu'on a fait soi-même. Quand tu chantes une œuvre d'autrui, que ce soit pour témoigner d'un passé ou au service de n'importe quelle cause ce n'est pas naturel. En réalité, ça, c’est à notre époque qui est absolument hypocrite et prétend tout connaître alors qu'elle est infiniment limitée.

    Pendant un temps, elle écume toutes les salles de Bretagne, et ses compositions produisent des effets désastreux.

    – Mes chansons ayant gardé la même facture, même si elles sont plus fouillées, on les accepte plus facilement maintenant que j'ai vieilli. Mais à l'époque ça faisait vraiment l'effet d'une bombe, les gens étaient complètement soufflés.

    Annkrist n'écrit ni ne compose d'une manière traditionnelle, elle « fait » les deux ensemble, paroles et musique, parfois uniquement « dans la tête », parfois avec la guitare.

    - Ça vient très vite, et ça ne se déplace plus une fois la chanson terminée. Je la mémorise aussitôt, sans l'écrire ni l'enregistrer, et après je retrouve tous les enchaînements. C'est très facile, parce que du premier au dernier mot il y a un mouvement et des couleurs. Je m'y repère très bien, car ça prend une signification très précise pour moi. Ensuite, il est vraiment rarissime que je me trompe dans une chanson, il faut que je sois très fatiguée.

    Depuis qu'elle « fait » des chansons Annkrist en a mémorisé plusieurs milliers.

    – Et je ne comprends pas qu'aucune maison de disques ne m'ait encore proposé d'enregistrer dix coffrets (rire) !.. C'est plus fort que moi, il faut absolument que je donne ma vision des choses, alors que je ne suis ni militante ni volontaire. Je sais aussi que j'écrirai toujours sans problème.

    Étant plus jeune, elle n'envisageait pourtant pas de vivre de la chanson. Ce qui explique ce décalage entre ses débuts de chanteuse, dans les années 66-67, et la sortie de son premier disque, en 1972.

    – Le métier, faire des disques, je trouvais tout cela pourri. Ce qui m'a amenée à vouloir devenir professionnelle, c'est le voyage que j'ai effectué en Afrique. J'ai alors décidé de vivre d'un travail que j'aurais inventé et plus d'un emploi. Pour ne pas être utilisée, pour ne plus faire partie de cette machine qui aboutit inexorablement au même résultat.

    En fait ma démarche n'est pas tout à fait pure, loin de là, ce n'est pas gagné, avec l'industrie du disque, les droits d'auteur, tout ça, on est à fond la caisse dans le système. Mais enfin, il y a tout de même une petite démarche d'autorité personnelle…

    Confrontée à la critique, Annkrist a été souvent incomprise. On parle en termes mal assurés de « cette femme étrange », de « son univers glacial qui effraie », on s'étonne de « sa morosité »… tout en reconnaissant un talent parfaitement original !

    – Je ne tiendrai jamais compte de la critique. Si elle pense que je suis morose, qu'elle se pose la question de savoir pourquoi ! Je trouve d'ailleurs qu'on est en droit de demander à la critique d'écouter sérieusement ce qu'elle entend et aussi d'y réfléchir un peu. Là je vais être dure, mais je suis frappée par l'incompétence de certains critiques : c'est vraiment incroyable, il faudrait dire ou le ciel est bleu ou le ciel est gris, là ils s'y retrouvent, mais si l'on dit que le ciel est tantôt gris tantôt bleu ils sont perdus ! C'est terrible !

    Si j'ai eu l'occasion d'avoir mal et de le dire, je trouve bizarre que les critiques aient mal aussi. Qu'est-ce qu'ils ont à me reprocher ma morosité, est-ce qu'on reproche la sienne à Bob Dylan ? Faut pas déconner, quoi !

    On m'aimerait bien, si… Mais moi je ne suis pas prête à ça. Et d'ailleurs je voudrais qu'on me dise honnêtement ce que recouvre ce « si », puisqu'on reconnaît en général que c'est bien sur la voix, sur la musique, sur les paroles. Mais c'est morose ! Et merde enfin ! Qu'on me laisse chialer en paix, si j'en ai envie !

    On n'arrive pas à cataloguer Annkrist, c'est peut-être ce qui gêne la critique. On évoque bien à son propos Colette Magny, Catherine Ribeiro, Mama Béa, mais en soulignant bien tout ce qui fait sa différence…

    Malgré tout, on m'a collé une étiquette, celle de « fille vivante, qui donne toujours son opinion quant on ne lui a pas demandé ». En fait, ce qui devrait frapper les gens, ce n'est pas ma « morosité » mais mon amour de la vie. Un amour réel sans lequel je n'aurais pas survécu. Si on ne comprend pas ça, alors tant pis, je suis désolée, mais j'ai le droit de vivre !

    En ce moment, elle prépare un quatrième 30 cm qui sortira à l'hiver prochain, après un passage (en principe) d'un mois en novembre au Petit Forum des Halles.

    – Mon seul souci c'est de faire la sélection des chansons. J'ai envie d'enregistrer celles que j'ai faites pendant une période difficile, où se mélangeaient les chocs, les ruptures, mon fils aussi qui n’arrivait pas à démarrer. Pour le coup, ceux qui m'accusent de morosité seraient ravis ! En revanche, ceux qui regardent dans la même direction que moi…

    Un thème majeur dans ce prochain disque -la proximité de la mort dans la vie. Pas forcément la fin, mais tout ce qui fait qu'en te levant un matin tu sais que tu as perdu. Ce genre de mort que l'on a, ce n'est pas la mort physique ni l’âge adulte, c'est autre chose, d'indéfinissable, c'est très délicat à toucher.

    Même si c'est bien exprimé, je peux tomber devant une réaction très dure de refus. Parce que ce monde n'est pas du tout prêt à admettre cette proximité de la mort, cette déperdition de soi. Ce qui entraîne aussi une odeur d'avant-guerre, les facultés qu'on a de ne pas se juger, c'est tout cela que je voudrais aborder, que j'ai abordé puisque les chansons existent. Mais c’est mauvais pour ma « carrière -, on dirait qu’Annkrist fait plus hermétique, plus sophistiqué que jamais. L'ennuyeux, c'est que je ne crois pas du tout à l'hermétisme de mes textes, je crois que je m'exprime naturellement, mais que parfois les gens sont obligés de dresser un paravent devant mes chansons parce qu'ils refusent de s'intéresser à ce que je soulève.

    Si on me taxe de morosité, c'est parce que je gratte un peu, c'est évident, je cherche le regard derrière les yeux. C'est une manie, non, un besoin, une nécessité chez moi. Parce que la vie, ce n'est quand même pas n'importe quoi ; ma vie, c'est ma seule épopée, et j'en suis l'héroïne comme celui d'en face est le héros de sa vie.

    Et c'est grave pour moi : je ne veux absolument pas envisager un monde d'hommes compact où, de temps en temps, une guerre, une douleur vont faire un trou qui va ensuite se refermer. C'est précieux un être humain, et j'ai beaucoup - et effectivement - de chagrin devoir comment les gens s'annulent, se normalisent. Ca me tracasse, et je suis là à les harceler, avec tout de même une certaine tendresse.

    En fait, Annkrist ne sait toujours pas de quelle matière sera fait son prochain disque.

    – Je pense que je ne ferai pas ce quatrième disque tant attendu par la critique, qui soit une phase de repos. C'est le cinquième disque qui m'intéresse ! Mais je crains, si je le fais tout de suite, d'avoir à mettre mes instruments au clou pour une bonne année au moins, et j’aime tellement ce métier que ça m'embête.

    Alors ?

    – De toute façon, ce que je ferai ce n'est pas de la chanson, plutôt des tranches de vie comme dit Béranger. Tant pis si ça reste pour les gens de la chanson. En réalité c'est un chant, un chant monotone et insistant, très insistant, qui finira… avec moi-même, quoi !

     

    Propos recueillis par Fred Hidalgo

    PAROLE ET MUSIQUE n°1 (1980)

     

     


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