• Arthur et les dix vins

    Arthur (par Lola Miesseroff)

     

    ArthurQUAND IL S'APPELAIT ENCORE Christian Marchadier, Arthur était étudiant en allemand à Bordeaux et, grâce au défunt système de l'IPES, rémunéré pour cela par l'Éducation nationale en échange d'années d'enseignement à venir. Mais peut-on sérieusement aller emmerder des élèves après avoir commis avec d'autres vandalistes, en avril 1968, un tract où on peut notamment lire: «  Ne dites pas "Monsieur le Professeur“, ditesCrève salope“ »? Rompant avec un futur tout tracé et un père éleveur de chevaux à la cravache leste, Arthur s'engagea alors résolument dans la voie du refus du travail stipendié, y consacrant au passage, avec un camarade lui aussi bordelais, une anthologie de textes publiée sous le titre explicite de La Fin du travail et une couverture arborant le «Arbeit macht frei » de l'entrée d'un camp de concentration nazi (ce qui d'ailleurs freina sérieusement sa diffusion chez Plon, son éditeur). S'il effectua beaucoup de travaux de traduction, il n'en eut que quelques-uns de payés (plutôt mal) par les éditions Champ Libre. Il lui fallut bien, de temps à autre, se louer avec parcimonie pour de petites tâches et survivre grâce à diverses combines que nous ne raconterons pas ici, mais ce n'est que vers la quarantaine qu'il se résigna à aller au chagrin de façon sporadique, en officiant comme correcteur. Ce qui l'obligea à calmer quelque peu sa propension à accuser ses amis qui bossaient de participer à la perpétuation du rapport salarial. Même s'il ne s'en privait pas quand il avait trop bu, ce qui n'était pas rare. Quoi qu'il en soit, peu nombreux sont ceux qui ont su avec autant de talent résister à la pression sociale.

    À ce refus de toute carrière, il faut aussi ajouter celui de la renommée. il n'eut de cesse d'apparaître sous toute une série de pseudonymes. Commençant par remplacer son prénom si malvenu par Alfred, Alfredo ou Alphé, jusqu'à adopter celui dArthur, emprunté à Cravan, il signa même un temps du nom de celui-ci, prétendant que cette usurpation le ferait surgir du lieu où il s'était caché après avoir fait croire à sa mort dans le golfe du Mexique. Mais, le plus souvent, il se dissimulait sous des noms évoquant les bons vins qu'il aimait tant. Nous eûmes ainsi droit à Gaston Montrachet, Adèle Zwicker, Claude Vougeot, Jeffrey Chambertin, Jean-Paul Musigny et autres Jean Pagne ou Clos de Baise Pommard. Et, au plus simple, il fut Arthur Toukkour ou Vivant de Nondamprun. Si le nom de Marchadier passe à la postérité, il le devra donc à ses occurrences répétées dans la correspondance entre Guy Debord et Jean-Francois Martos, où on en dit pourtant le plus grand mal ! Paradoxalement, il fut de ceux qui s'employèrent à dévoiler l'identité de B. Traven, le mystérieux auteur du Trésor de la Sierra Madre et du Vaisseau des Morts. Celui dont le dessinateur Golo a fait le Portrait d'un Anonyme célèbre n'était autre que le révolutionnaire allemand Ret Marut. Mais il s'agit encore d'un jeu de masques, puisque Ret Marut n'était qu'un autre pseudonyme, comme Arsène Darchamier, Jean Bertin ou Jules Hyénasse pour Arthur.

    S'il avait choisi de rester fauché et anonyme, Arthur mourut à l'automne 20l4 en laissant derrière lui de nombreux écrits, traductions, éditions et rééditions, dont celle des méconnus Georges Henein et Pierre Mabille, ainsi qu'une surabondante collection de petits fascicules, les Petites Bibliothèques en mal... d'aurore, d'aura, d'horaire, d'horreur, de mer, d'ivresse, de mousque (les Marseillais comprendront) et ainsi de suite, dans lesquels il publiait le plus souvent des extraits de livres qu'il aimait, assortis d'une préface ou de commentaires de son (bon) cru et qu'il distribuait généreusement au hasard de ses rencontres.

    Ne s'agit-il pas là d'un délit caractérisé et réitéré de refus de parvenir ?

     

    LOLA MIESSEROFF

    in CQFD, avril 2016 (http://cqfd-journal.org/)

     


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