Jean-Claude Leroy
cesse de patauger, nage à pic !
*
ne plus dire : une fois pour toutes
*
ne cède qu'à l'intime, en souverain
*
il y a toujours une femme
pour dire à l'homme :
« tu sens mauvais ! »
l'homme, l'Histoire
le sang sur les mains
la merde plein la bouche
tout ça qui imprègne
la trame du drap
lavé cent fois.
la femme laveuse, suceuse
blessée
la femme déguisée en femme
la femme caressée
elle dit à l'homme :
« tu sens mauvais ! »
*
toi non plus
tu n'as pas vu en lui
la souffrance qui se ramasse
sur elle-même
toi non plus
en lui
tu n'as pas voulu passer
ça te suffit de rester
en lisière de l'être
tu demandes :
« comment vas-tu ? »
— et toi ?" répond l'autre
vous êtes tous deux déjà loin
*
ne cherchez pas mon corps
quand l’image sera grise
ailleurs que sous l’abri des eaux
je ne sais plus mon nom ni celui qui m’appelle
je ne sais que lointains fantômes
figurant mon désastre
mon pays bat en moi je parle une autre langue
ne cherchez pas mon corps
ne cherchez rien du tout
la rivière lave mon linceul
et m’enfouit à jamais
griffé par les bêtes
et gavé de vos traces
ne me parlez pas
je poursuis le rêve d’un autre corps
bâti pour clouer les murailles
au-dessus de vos yeux
*
bonjour je dis adieu
trop loin quand j'arrive
d'aimer l'instant de connaître
en la demeure close
j'ignore la table mise
peut-être seul mon père
n'a pas vu ce visage
vieux linge blanc morveux
prières à genoux
je dis : adieu mon sang
la fenêtre est sans vitre
l'air vicié me revient
chauffez bien vos assiettes
vos pieds toujours devant
les belles intentions :
grandir mûrir vieillir !
tout ce lait baratté
contre un cercueil blanchi
je ne vends pas mon corps
je n'accours à personne
aujourd'hui chemin
j'épouse ton cadavre
sur les pierres rouges
pleure un orphelin
une croix parmi les croix
la terre s'égrène comme le pain
le jour s'éteint d'un coup
adieu mon chaud liquide
il y a festin ici
mais sans griffe de sel
ô nuit couleur ventre
détourne ce feu vif
videz-moi mes prières
et sentiments et gouffres
que je prenne racine
videz-moi cette image
qui brûle, irrémédiable
comme un adieu jamais fini
adieu à mon père devant moi
parti ce jour quand je partais
*
derrière masque et préau
je vous ai bien connue
en bouche aveugle et idiotie
j'imaginais j'imaginais
la greffe a souri dans l'écorce
où vous êtes souvent venue
longtemps après longtemps après
notre cour n'est plus ombragée
la sève coule sur nos mains
je vous ai bien connue
derrière masque et préau
la cloche ou le tocsin
sonnait toujours trop tôt
*
c'est en marchant que j'apprends
c'est en marchant que je sais
chaque fatigue contient sa couleur
je ne la vois pas mais j'en use
quand je m'assois je cède à la prison
quand je m'assois je casse ma lecture
je crois que j'avance, simplement je marche
en écoutant battre une pensée vivante
j-c l
in Assortis, la nuit
(Gros Textes, 2002)