• Au loin ici

    Leo Pinke

     

    Une pièce. Des murs blancs et nus, à l’exception d’un très petit tableau encadré. Une porte et, face à elle, une fenêtre. Une longue table au milieu de la pièce, dans l’axe de la porte et de la fenêtre. Une caisse enregistreuse posée dessus. À la table, un homme assis sur une chaise, face au mur avec le tableau. Plan sur la porte. Elle s’ouvre. Une femme entre.

    Elle : Je voudrais…

    Lui : Vous avez le choix entre trois formules. La première : vous partez tout de suite. La deuxième : vous restez et dites quelque chose. La troisième : vous restez et ne dites rien. L’air nerveux et timide, il lui sourit.

    Long plan sur elle. Elle ne sourit pas. Ne dit rien. Puis, plan sur ses mains. Elle a un pansement au petit doigt.

    Lui : Vous avez fait un excellent choix.

    Elle : Je voudrais que quelqu’un…

    Lui : Attendez, si vous voulez changer de formule, il faut que j’appuie sur la touche correspondante. Sinon, ça ne marche pas. Si vous voulez changer votre formule afin de pouvoir parler, dites-le-moi.

    Elle ne dit rien.

    Lui : Enfin, d’accord, ou bien faites quelque chose, faites-moi un signe.

    Elle reste telle quelle.

    Lui : D’accord, je vais vous aider, je vais tout simplement appuyer sur la touche, d’accord ?

    Elle : N’attend pas qu’il ait appuyé sur la touche, va en direction du mur où est accroché le minuscule tableau. Plan sur ses mains. Puis encore sur son visage. Ces mains n’ont pas toujours été comme ça. Je crois me rappeler qu’elles marchaient à un moment. Maintenant, elles font ce qu’elles veulent, vous savez. Et souvent elles ne font rien. Je peux leur demander autant que je veux. Déjà ouvrir une porte. D’ailleurs, ce n’est pas moi qui l’ai ouverte ; je gênais le passage de votre voisin, et il m’a poussée ici. Vous savez combien de temps j’ai attendu devant la porte ?

    Lui : Dites.
    Elle : Deux.
    Lui : Deux quoi ?
    Elle : Deux, justement.
    Lui : Je ne comprends pas.

    Elle lui jette un regard d’incompréhension.

    Lui : Ce n’est rien, deux. Il faut quelque chose qui touche le deux pour faire quelque chose avec.

    Elle le regarde toujours, penche un peu la tête.

    Lui : Enfin, voyez ma caisse. Il y a un deux, ici. Ça ne veut rien dire, ça. Mais ça peut vouloir dire quelque chose. Par exemple : on me donne deux billes, et ça veut dire deux billes, en principe.

    Elle le regarde toujours. Il la regarde à son tour.

    Elle : Alors dans ce cas j’ai attendu pendant deux billes.
    Lui : Mais qu’est-ce que ça veut dire ?
    Elle : Vous n’avez pas d’idée du temps que ça faisait. Et c’était déjà bien plus court que le

    temps d’avant, quand j’étais indécise, que je me demandais si j’allais venir ou pas. Lui : Écoutez, je vais vous expliquer. Là, devant moi il y a des touches. Il se passe des choses quand je les enfonce. Si j’appuie sur le un, ça fait que je regarde la personne devant moi.

    Plan sur les mains de la femme, qui se triturent nerveusement.

    Lui : Si j’appuie sur le trois, ça va me donner des frissons.
    Elle : Pourquoi ?
    Lui : Ben, parce que j’ai appuyé sur le trois.
    Elle : Et le quatre, qu’est-ce qui se passe?
    Lui : Alors, le quatre, ça fait que je souris. Ça marche assez bien, peut-être que vous voulez…
    Elle : …Non, non, merci.
    Lui : O.K., d’accord… Le cinq, en fait, ça ne fait rien. Enfin, ça ne fait qu’appuyer sur le cinq, c’est la touche pure, si vous voulez. La pure performance. Il l’enfonce, ne bouge pas, prend un air concentré et tendu. Elle hoche la tête pour lui dire de continuer.

    Lui : Ensuite, les six, sept, huit et neuf... pour des raisons de pudeur, je ne peux pas approfondir ce sujet. Depuis longtemps déjà j'ai envie de les toucher, pourtant.
    Elle : Distraite et nerveuse, elle regarde le tableau accroché au mur à côté d’elle. Plan sur le tableau,
    une copie de « Les amants II » de René Magritte. Elle arrête de regarder le tableau et le regarde d’un
    air confus.
    Pourquoi le tableau est-il si petit ?

    Lui : Il pousse encore.
    Elle : Ah. Pause. Pourquoi avez-vous sauté le deux tout à l’heure ?
    Lui : Visiblement embarrassé. Eh bien, alors... si j’appuie sur le deux, je vais m’allonger sur la table.
    Elle : J’aimerais bien que vous le fassiez.

    Il hésite. Un peu angoissé et nerveux, il appuie sur le deux et s’allonge sur la table ; pour le faire, il déplace la caisse enregistreuse, qui désormais se trouve au niveau de ses pieds.

    Elle : Gros plan sur ses mains, qui sont devenues un peu plus calmes maintenant. Puis, plan sur ses yeux. Et maintenant, qu’est-ce que vous faites là ?

    Lui : Rien, c’est tout... ce que vous voyez. Enfin, c’est déjà beaucoup, non ?
    Elle : Je voudrais vous dire quelque chose. Plan sur ses lèvres qui produisent un rire mécanique.
    J'ai tellement hésité et tardé. Tant de fois, j'ai imaginé comment j'allais entrer chez vous. Mille fois
    j'ai réfléchi comment j'allais vous le dire.

    Lui : Plan sur lui allongé, immobile. Excusez-moi, je ne vous ai pas écoutée, j’étais occupé. Vous n’imaginez pas à quel point c’est fatiguant d’être ce qu’on fait.
    Elle : Mais vous ne faites rien.
    Lui : Justement.

    Elle : Vous ne descendez plus ?
    Lui : La touche est trop loin. Sans l’enfoncer, je ne peux pas descendre. Vous pouvez l’enfoncer pour moi ?

    Elle : Plan sur ses mains nerveuses. Moi ? Non.

    Lui : C’est facile, il faut seulement s’approcher de la table, pas à pas, et ensuite appuyer sur la touche.
    Elle : Je ne peux pas. Déjà m’approcher de vous, ça peut prendre du temps. Peut-être qu’on va mourir avant. Et attendre pour le savoir nous fatiguerait énormément. D’ailleurs, il faudrait que j’imagine la touche pour vouloir l’enfoncer. Et je serais tellement comblée par l’image, que la seule possibilité d’enfoncer la touche serait de ne pas l’enfoncer.

    Toujours allongé, il la regarde d’un air perplexe.

    Elle : Prend subitement le tableau et le regarde. Maintenant, le tableau a triplé de taille. D’accord,
    je vais essayer, je vais fermer les yeux.
    Lui : Vous avez une touche pour ça ?
    Elle : Non, ça m’arrive comme ça.

    Lui : J’ai mal au dos.

    Elle : Plan sur son visage aux yeux fermés. D’ici, je peux bien vous regarder: vous avez des beaux yeux.

    Plan sur lui qui a les yeux fermés.

    Elle : Plan noir. Pendant quelques instants, on n’entend que sa respiration. Ce que je vois de vous, c’est que vous tremblez un peu. Je vous imagine. Entendez-vous la pluie ? Moi, je l’entends très bien. Vous êtes dans une rue. Les gouttes tombent si près les unes des autres qu’elles en forment presque une seule. Le manteau que vous avez remonté par-dessus la tête vous semble être un labyrinthe de grottes sombres et inconnues qui mériteraient d’être explorées davantage. J’imagine que vous entendez mes pas qui s’approchent. Maintenant, je suis derrière vous. Quelque chose touche votre main. Vous croyez que c’est la mienne. Mais peut-être est-ce la pluie qui coule sur le revers de votre main, pensez-vous. Je suis là.

    Plan sur elle, on voit qu’elle est encore là où elle était avant, devant le mur. Le tableau est accroché à nouveau. L’homme se lève brusquement. Il essaie pendant un bon moment de s’asseoir sur la chaise, mais son effort n’aboutit qu’à plusieurs positions très peu commodes. Il va à la fenêtre et l’ouvre. Long plan sur une rue sous une averse énorme.

    Plan sur elle. Ses vêtements et ses cheveux ruissellent d’eau. Elle lui sourit.

    Plan sur l’endroit où l’homme était tout à l’heure. Bruit de ses pas. Il revient avec le tableau, qui a encore triplé de taille ; il a maintenant la taille de son torse. L’homme détache le tableau du cadre et la regarde à travers le cadre. Il lui sourit.

    Plan sur elle. Elle retire un parapluie très troué de la poche de sa veste et l’ouvre. Elle semble surprise d’elle-même. Gros plan sur sa main qui s’étire. La femme ferme le parapluie. L’ouvre à nouveau.

    Plan sur lui. Avec un bras et la tête, il s’est coincé dans le cadre. Et lui sourit un peu mal à l’aise.

    Plan sur elle. Elle frissonne et se frotte les épaules. Et lui sourit un peu mal à l’aise.

    On entend le bruit d’une touche enfoncée au moment où l’écran devient noir.

     


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