• Détruit sous le crâne

    Alexis Audren

    Il faudrait que le regard ait le pouvoir de la destruction. Que le regard se pose sur les choses non pour vérifier sa distance au monde mais pour exploser toute idée de matière coagulée. Je me représente bien souvent ce qui m’environne comme un état de la matière qui précèderait une extinction généralisée, comme une ceinture d’astéroïdes soudainement désaxée de son orbite et se précipitant dans l’immensité du vide. Autrefois, je cherchais seulement à donner à mes perceptions l’allure de quelque tremblement de terre dont les vibrations sismiques annonceraient un déchaînement de violence libérateur de toute l’inertie, de toute l’indolence dans lequel nous sommes englués. Maintenant, ma haine du monde à la merci du visible construit par quelques uns est cette insistance désespérée à imaginer des trous béants à sa surface, trous dans lequel nous nous engloutirions progressivement jusqu’à se mêler au mouvement même de la destruction, détruits parmi les ruines, infiniment détruits par le vide du monde contenu dans les trous noirs de notre tête, et relevés un jour avec l’intuition de la création et de la fiction après toute expérience du chaos. Par les plissures de mon visage sous le soleil, c’est comme une eau noire, lourde et boueuse qui émacie ce sempiternel décor fait de quelques éléments pris au hasard dans des combinaisons sans profondeur. Les autres se dissolvent sous mon regard, à mon corps défendant, comme autant de passages d’amas de matières. Un grondement ténébreux sert de basse sourde à l’oreille plongée dans le verbe, comme un raclement de gorge interminable, dents serrées, ne laissant rien passer de l’air qui ne soit une suffocation devant un corps qui brûle. La mâchoire est fermée mais elle a déjà enserré ce qu’il reste de vainement habitable. Il se cherche à mâcher les ravages du dehors et à les recracher dans des bruits d’organes. Le mal se serre, en espérant son implosion jusqu’à éclater mes dents sur les gencives. Ouvrir la bouche serait laisser couler des flots de veines, une hémorragie du manque, sang caillé, coulée visqueuse de ce que mon corps a pris du monde sans en sortir grandi ; la chair se compresse à l’intérieur avec l’angoisse. Ecrire serait chercher à ramener des débris de crâne disséminés ça et là à la vitesse ruminée de tous les sens. Le temps presse mais le temps n’existe pas, et celui que l’on croit gagner sur ce que l’on avait prévu de faire devient dans cette conscience angoissée la perte du temps même. Dans cette simple courbure de l’espace, l’impassibilité des effets de surface comme de profondeur est insupportable. Mes ongles aimeraient déchirer cette toile cirée ; mes poings aimeraient enfoncer la trame imaginaire de cette courbure, où se plient toutes les impossibilités. Des bruits de verre sur du verre en arrière fond donnent envie de se briser sur le pavé et d’éprouver la matérialité des apparences. Ils font émerger des éclats dans l’antichambre à en refuser la moindre joie pour mieux éprouver notre dénuement. La veine occipitale trace l’excroissance possible de mon agressivité froide face au silence des façades. La trouée dans le réel pour y faire jaillir un autre bleu gicle du sang provoqué par toute cette componction. Mon œil usé par la maladie cherche à recouvrir le paysage d’une infâme couleur vermeil. On y trouverait peut être alors l’ouverture d’une membrane, de quoi plonger son dedans dans un liquide familier, encore chaud de ce qu’on y projette du vivre. Mes paumes effaceraient sciemment une partie du paysage, et les maisons s’entrechoqueraient dans l’étirement de mes bras, en autant d’explosions infiniment silencieuses.

    Alexis  Audren

     

     

     


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