• France-Culture en perte sensible

     Jean-Claude Leroy

     

    « La page est déchirée, pas la déchirure »
    Alain Veinstein, Vers l’absence de soutien, Gallimard, 1978.*



    Un des moments les plus cruels de cette année radiophonique : ce rendez-vous que le jeune Ali Baddou proposa à son confrère Alain Veinstein le samedi 12 juin dernier, pour son émission intitulée Radio libre. Un véritable choc des générations dont l’auditeur fut le témoin navré.

    Le représentant de « France-Culture nouvelle manière » interviewait l’homme de radio le plus volontiers muet qu’il est encore donné d’« entendre » sur les ondes. En toutes ses années de présence devant (derrière ?) le micro et sous le casque, le poète Alain Veinstein n’a guère perdu de sa timidité attentive, n’a guère perdu de son écoute. Le diplômé en sciences politique Ali Baddou est, lui, plutôt adepte du question-réponse bien rythmé, du bavardage le plus efficace, c’est un professionnel. Résultèrent deux heures à la fois édifiantes et pathétiques, démonstration involontaire de la perte sensible qui atteint France-Culture depuis un certain nombre d’années. Et que peuvent bien, en effet, se dire deux hommes dont l’attention ne se porte jamais au même niveau ?

    Pour le fringant Ali Baddou (un exemple parmi d’autres) une conversation recouvre avant tout un échange d’informations, il lui faut donc être productif, en recueillir un maximum, ne pas laisser de temps morts ; et afficher un positionnement suffisamment élitiste – ainsi le journaliste s’assume-t-il en élément fabriqué (par Sciences Po, l’École normale supérieure ou Les Inrocks ?) d’une fabrication de l’homme averti. Pour Alain Veinstein, qui vient de faire paraître Radio sauvage, un volume regroupant plusieurs textes sur son expérience d’homme de radio, l’entretien est avant tout un exercice d’écoute, un moment d'émotion autant que de recherche conjointe.

    « Ce qui caractérise notre époque c’est que nous remplaçons le dialogue par le communiqué. » remarque Camus dans La Chute. Car il avait bien préparé son émission, le jeune loup essaya bien de rendre hommage à la capacité de son confrère à faire parler les instants suspendus, il proposa même un moment de silence, ce qui, venant de lui, et avec une solennité maladroite, tourna évidemment au ridicule, au grotesque. Par la suite, sans vouloir blesser personne, Alain Veinstein s’attristait à longueur de quelques phrases de l’aspect formaté des émissions apparues ces dernières années, de la nouvelle grille.

    La polyvalence des nouveaux animateurs renseigne assez sur le fait qu’il s’agit avant tout d’occuper une place derrière (devant ?) le micro. On peut les voir ainsi échanger leur poste, passer d’une émission à une autre, comme si la vocation n’était que d’apparaître, non pas de creuser un sien sillon. Du coup, le seuil de compétence se trouve atteint rapidement; fût-il doté d’une bonne culture générale, le meilleur professionnel ne peut valoir l’amateur véritable.
    La multiplication des rediffusions d’émissions récentes produit un effet de répétitions fort déprimant, une impression de gâtisme (le sien) ou de propagande (la leur). Bien la preuve en tout cas que cette radio est désormais dirigée par des gens qui n’en sont pas les auditeurs. Ils semblent ignorer le rythme biologique d’un auditeur de radio qui, fidèle à sa chaîne et souvent insomniaque, rechigne à zapper, et entend deux fois la même émission à quelques heures d’intervalle. Par ailleurs, faute d’une démarche musicale élaborée, et quand les intermèdes savamment travaillés de jadis ont fait place à des bouillies sonores à la mode, le son France-Culture se rapproche dangereusement de celui des chaînes commerciales. De quoi tourner le bouton.

    Nourri de ses rencontres avec les poètes du Mercure de France des années 60, Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Jacques Dupin, Alain Veinstein aborda poétiquement son métier de conseiller aux programmes et de producteur. En 1974, sous la direction d’Yves Jaigu, il débute. À la même époque, Claude Royet Journoud invente Poésie ininterrompue. Les poètes ont alors la main sur la radio, le programme est découpé selon un rythme qui ne doit rien aux gongs -au joug- des heures numérotées comme à l’usine, on est ici dans un autre type de ponctuation, le temps disparaît pour un puzzle de séquences d’une durée variable, une autre dimension roule librement dans sa propre sphère où l’auditeur est convié.
    Évoquant « la solitude du producteur de fond », Veinstein observe que « la radio est un médium le plus souvent sans retour », mais il en accepte la règle, se passe des satisfecit. Avec lui et ses complices des Nuits magnétiques il produit pendant plusieurs décennies une radio qui écoute. Aujourd’hui, France-Culture est de plus en plus une radio qu’animent des voix disciplinées par l’égotisme et la mondanité, pour exemple caricatural : l’incessante autopromotion narcissique d’un Raphaël Enthoven.

    « Quand j’ouvre mon poste, je suis perdu. Submergé par un torrent de sons. Je ne respire plus. Il n’y a pas un souffle d’air. » note Alain Veinstein dans Radio sauvage. Plus de rythme, donc, mais un débit à vocation totalitaire.
    « Ce n’est pas un secret que la recherche n’est plus une priorité de nos jours et on peut craindre que sa diminution, voire sa disparition, annonce une ère de stagnation et de dessèchement sans précédent qui marquera la fin de la magie et de ce sentiment de plénitude opérés par la radio. » Le constat est amer. Quand on a aimé les voix de Claude Mettra, Michel Cazenave (qui vient de prendre sa retraite radiophonique), Francesca Piolot, Jean Couturier, Bertrand Jérôme, ou celle de Mathieu Bénézet (frais parti lui aussi), un autre poète, on regrette ce temps où se percevait pleinement la voix, tel que Henri Meschonnic a pu la définir : un « intime extérieur. »




    * Toutes les citations, sauf l'initiale et l’ultime, sont extraites du livre d’Alain Veinstein : Radio sauvage, Le Seuil, 2010.


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