• Gilles Deleuze et moi

    Camille D.

    tiqueSi je vous écris aujourd'hui, c'est pour répondre à une question que vous ne vous posez certainement pas. Mais comme tous les jours à la radio des professionnels de la profession de l'information comme Machin Duvic répondent à des questions que personne ne se pose - une fois que j'ai touché des bananes dans le supermarché, est-ce que je dois les désinfecter avant de les reposer ? - et cela pour éviter de poser la question que tout le monde se pose : les connards qui nous gouvernent le font-ils exprès ou sont-ils tout simplement des incompétents ? Si Machin Duvic monopolise ainsi l'antenne, chaque jour, je peux bien, moi aussi, dans un texte, une seule fois, répondre à une question que personne ne se pose, non ? Vous me suivez ? Et la question que vous ne vous posez pas, que vous ne vous ne vous êtes jamais posée et dont vous n'aurez jamais la réponse, ni ne connaîtrez même la question, si vous arrêtez la lecture de ce mail à cet endroit précis, là, juste après ce point-là. Là. Cette question est : mais quelle est donc la différence entre Gilles Deleuze et moi ? Eh bien la réponse est très simple : Gilles Deleuze aime les tiques et, moi, ce sont les tiques qui m'aiment.

    J'aurais, cela dit en passant, préféré l'inverse. C'est un peu comme la guerre, il y a ceux qui aiment la guerre et ceux que la guerre aime envoyer au front. Ce sont souvent deux catégories différentes de personnes. Macron par exemple aime parler de la guerre et il semble beaucoup aimer la guerre ou en tout cas l'idée qu'il se fait de la guerre. Mais s'il y a une guerre, il ne la fera sûrement pas. Au moindre obus qui tombe près de l’Élysée, à la moindre attaque nucléaire, il est conduit dans un bunker ou exfiltré par un hélicoptère. Son seul acte de guerre sera la fuite organisée. C'est sans doute même prévu par la Constitution. Il y a là un paradoxe. Celui qui parle de guerre et la déclare est précisément celui qui fuira immédiatement le champ de bataille au premier coup de fusil tiré. À la limite, s'il y a une guerre à l'ancienne, avec affrontements sur le terrain, il viendra peut-être l’observer, de loin, avec des jumelles. C'était autrefois un passe-temps pour classes supérieures : aller observer le spectacle de la guerre. Au début de la guerre de Sécession, les bourgeois de Washington prirent le train jusqu'au lieu des combats. Mais ils furent déçus, car l'équipe qu'ils supportaient perdit la bataille. En 1792, on raconte qu’un monarque prussien a fait spécialement le déplacement jusqu'à Valmy pour venir observer par ses propres yeux l'écrasement de la France révolutionnaire. Le spectacle s'annonçait excellent. Mais quelle ne fut pas sa surprise de voir une armée de « fanatiques » prêts à mourir pour leur pays et pour la Révolution, en criant « Vive la Nation ! »

     Mais je digresse. Je disais donc que les tiques m'aiment. C'est un fait établi. Mais quelle ne fut pourtant pas ma surprise de découvrir, hier, une tique enfoncée dans mon coude… Une tique !… J'ai réfléchi un instant : les grandes forêts sont au-delà du périmètre du 1 km…. Or dans la mesure où je respecte en bon citoyen toutes les consignes que donne Machin Duvic tous les jours sur France Inter, je ne peux pas avoir de tique plantée dans mon coude. Ce n’est tout simplement pas possible. Ouf ! J'étais rassuré… Mais pour être sûr à 100%, j'ai décidé quand même d'aller à la pharmacie pour qu'on me confirme qu'il n'y avait pas de tique dans mon coude, que tout allait bien et que si on s'y mettait tous ensemble à rester chez soi on pourrait tous très bientôt sortir tous ensemble de chez soi.

    Tout allait donc très bien et quand je suis sorti dans la rue, je n'avais pas l'impression d'être deux, moi et un petit animal parasite qui profiterait de moi pour effectuer un déplacement sans autorisation. Je n'avais pas cette impression car j'étais seul. Et puisque j'étais seul je n'avais pas besoin d'aller sur Gouv.fr pour vérifier que, quand on transporte un être non-humain sur soi, on a besoin ou pas d'une autorisation spéciale ou de cocher une case particulière… Non, je n'avais pas besoin de faire cette démarche… Ne faisons-nous pas déjà bien assez de démarches administratives inutiles ? J'étais tellement serein et détendu que je n'ai même pas fait attention à la voiture de police quand elle est passée à côté de moi, au ralenti. Seuls ceux qui ont quelque chose à se reprocher regardent en direction de la voiture de police avec un regard paniqué, avant de se mettre à courir. Je n'avais pour ma part aucune raison de porter une attention particulière à cette voiture de police puisque j'étais en règle, dans mon périmètre et que je marchais pour prendre l'air comme j'y avais le droit, selon les règles du gouvernement mises à jour régulièrement sur Gouv.fr.

    Et disons que sur le chemin de ma promenade pour prendre l'air auquel j'avais droit, j'ai vu l'enseigne d'une pharmacie qui était dans mon périmètre du 1 km. Car il y a beaucoup de choses dans ce périmètre : un supermarché, des voitures, des immeubles, des panneaux, des trottoirs, quatre abribus, deux ou trois ronds-points, un stade où jouer au foot, etc. Oui, il y a vraiment plein de choses super dans ce périmètre, tout ce qu'on peut même désirer, je crois. C'est, me semble-t-il, le plus beau des périmètres. Il faudrait être fou ou éternel insatisfait baudelairien pour quitter ce périmètre et aller voir, là-bas, au loin, des horizons neufs. Seul un malade spleenétique pourrait avoir ainsi envie de quitter le périmètre quand on vit dans ce périmètre-là où il y a tout et même plus encore. Oui, il y a tout ce qu'il y a et il y a aussi ce que j’ignore qu'il y a et dont je découvrirai bientôt l'existence, au détour d'une promenade. Quand à ce qu'il y a et que je ne saurai jamais qu'il y a, même après des mois de promenades dans le respect du périmètre du 1 km, c'est encore plus incroyable. Cet il y a-là est infini ! Et je ne peux songer sans émotion à cet il y a infini-là dont j'ignore tout mais qui est pourtant là, autour de moi, dans l’il y a que je connais. Et il est même pourquoi pas en moi. Planté dans mon coude. Comme une tique.

    Devant la pharmacie, je n'ai même pas eu besoin de pousser la porte : elle s'est ouverte toute seule. Et une fois la porte ouverte, pourquoi ne pas rentrer après tout ? C'est souvent comme ça la vie normale : une porte s'ouvre et vous entrez sans vous demander si vous avez ou non la bonne autorisation pour le faire. Et puis une pharmacie, c'est un lieu encore ouvert au public... Une fois dans la pharmacie je me suis approché de la vitre en plastique derrière laquelle il y avait une dame avec un masque. J'ai demandé à la dame si elle pouvait me confirmer que ce n'était pas une tique qu'il y avait, là, au niveau de mon coude... J'étais un peu gêné... J'avais l'impression de venir lui demander de me confirmer ce qui était tellement évident, comme par exemple : « C’est vrai cette histoire de virus dont tout le monde parle ? Ce n'est pas une fake news lancée par Machin Duvic ? Je voulais juste être sûr… » La pharmacienne m'a demandé de lui montrer mon coude. Elle a regardé mais ce n'était pas évident de bien voir mon coude à travers la vitre. La vitre était peut-être un peu sale avec tous les postillons que les clients précédents avaient répandus sur cette surface transparente. Comme elle n'arrivait pas à bien voir, elle a quitté son périmètre et elle est venue tout près de moi ! Là je me suis dit : si les flics qui étaient dans la voiture qui passait au ralenti passent maintenant acheter une des compresses, du mercurochrome ou je ne sais quoi, on risque une amende. C'est grave ça. Dans ma tête, il y avait l'alarme enlèvement de France Inter et j'entendais la voix de Machin Duvic qui disait que ceux qui ne respectaient pas les règles de distanciation sociale pouvaient être verbalisés, emmenés en garde à vue et pire même : ils mettaient en péril le Collectif France ! Ce collectif qui était né à Valmy, dans la guerre contre la coalition des Rois ! Et moi je foulais aux pieds ces décennies d'Histoire grandiose, tout ça pour poser des questions sans intérêt aux combattants de la deuxième ligne qui ont bien d'autres choses à faire, c'est-à-dire une guerre à mener. J'entendais dans ma tête Machin Duvic me menacer d'indignité nationale, moi qui aime tant mon pays et mon périmètre. C'était injuste. Je pourrais me battre pour ce périmètre que j'aime plus que tout. Et je sais qu'un jour, quand nous pourrons à nouveau nous éloigner de ce périmètre, c'est toujours avec nostalgie que je penserai à mon petit périmètre, à toutes les douceurs qu'on y trouve, au charme de ses petites rues, au sourire des caissières, aux bonjours des dealers toujours prêts à vous rendre service... « Vive le périmètre ! » avais-je envie de crier, là, dans la pharmacie, comme les fanatiques révolutionnaires face aux Prussiens avaient crié, autrefois « Vive la nation ! »

    Mais je me suis contenté, surpris et apeuré, de faire un geste de recul. La pharmacienne m'a pris énergiquement le coude pour le regarder de près. Bizarrement elle avait encore du mal à voir. Elle a alors pris une paire de lunettes qui était à vendre sur un présentoir. Peut-être une paire de lunettes spéciale pour repérer les tiques ? Puis elle m'a dit assez vite : c'est bien une tique ! Quant à ce qui s'est passé ensuite, tout est un peu confus dans mon esprit. Je crois que j'ai failli éclater de rire. Une tique ? Éclats de rire comme si elle venait de raconter la meilleure des blagues !… Mais mon esprit s'est emballé. Plutôt que d'avouer une sortie hors de ce périmètre que j'aime tant pour les raisons mentionnées plus haut et de me retrouver dans un corner dont je ne pourrais pas sortir facilement, je me suis lancé dans une hypothèse audacieuse. Et j'ai dit, comme à bout de souffle : « Il y a déjà le virus dont parle Machin Duvic tous les jours sur France inter, mais peut-être que ce virus ce n’est que l'avant-garde d’une armée plus vaste ? Et que maintenant les tiquent attaquent ? » La dame m'a lâché le coude et a dit, interloquée « les TICATAC ?!? » Je lui ai dit : « Oui, le virus de Duvic, ce n'est peut-être que le début, rien que le début, Madame, et maintenant les tiquent attaquent ! Ici dans notre périmètre ! Imaginez : vous êtes chez vous, vous n'êtes pas sortie de chez vous depuis une éternité, vous êtes tranquille, loin du front et des batailles, vous ne savez même plus comment c'est dehors et soudain vous découvrez une tique, là, dans votre coude. Or elle n'était pas là auparavant la tique. Il a bien fallu qu'elle s'y mette toute seule dans ce coude. Et pour cela, elle a du braver bien des obstacles cette tique. Donc, si vous me suivez toujours, c'est donc bien les tiques qui nous attaquent. La tique n'attend plus que passe l’animal pour se laisser tomber dessus, comme dirait Deleuze : « Maintenant la tique attaque ! »

    Et cette attaque qui survient après l'attaque du virus, c'est la preuve d'un plan coordonné. Cela ne peut pas être le hasard. Le 11 septembre 2001, par exemple, un avion qui percute une tour, on peut dire que c'est le hasard, le chauffeur de l'avion était distrait ce matin-là, pas réveillé, il a fait une erreur, cela arrive à tout le monde sauf que lui il conduit un avion, mais tout le monde peut faire des erreurs, personne n'est parfait… Jusque là tout est à peu près normal… C'est un malheureux accident, la prochaine fois qu'on passera près d'une tour de la Skyline on fera plus attention. Mais quand le deuxième avion percute la tour jumelle, vous ne pouvez plus dire : le chauffeur était pas réveillé, il était distrait, il avait mal dormi, il avait des soucis, il pensait à son petit bout de périmètre tant aimé là-bas en Arabie Saoudite. Non, dans ce cas-là, ça ne marche plus. Nous sommes face à un plan coordonné. Et donc pour revenir à ma tique, c'est pareil. Cela ne peut plus être un hasard. Nous sommes confrontés à une attaque coordonnée des tout petits ! Pour ne pas dire de l'invisible car la tique on la voit un peu, mais il faut bien regarder avec les bonnes lunettes, comme vous en avez, vous. Du coup, Madame, je pense que vous devez faire remonter immédiatement l'info à Gouv.fr. Ils vous écouteront plus que moi. La dame, convaincue, me lance : « Vous avez raison ! Mais, vous, prenez-soin de vous ! » me dit-elle, l’air grave. Elle m'a alors serré les deux coudes. Nous étions les deux premiers à savoir, comme si nous avions été nous-mêmes aux commandes de l'avion, juste avant qu'il ne percute la deuxième tour. Le pays ne savait pas encore. Elle m’a dit : « Prenez rendez-vous immédiatement avec votre médecin et prenez des antibiotiques ! Bonne chance ! » J'avais l'impression d'être face au docteur Raoult et je savais que la communauté médicale n'était pas prête à entendre son message.

    Quelle nuit j'ai passé ! Et ce matin j'ai parlé à mon médecin via un rendez-vous vidéo sur Internet. Je lui ai dit qu'il me fallait des antibiotiques et que les tiques attaquaient ! Mais le son n'était pas bon et tout ce qu'il avait à dire c'était : « Avez-vous bien téléchargé la dernière version de Chrome ou de Firefox ? » « Mais vous ne comprenez pas, Monsieur le médecin, la gravité du moment, ai-je rétorqué, nous sommes en guerre et un deuxième front vient de s’ouvrir ! Nous avons face à nous une coalition de non-humains comme la France révolutionnaire, Monsieur, avait face à elle la coalition des Monarchies ! Mais nous vaincrons, Monsieur ! » Et j’ai dit solennellement : « Vive le périmètre ! Vive la Nation ! » Et à ce moment-là, tout ce que le médecin a trouvé à dire c'est : « L’image n’est pas nette, avez-vous bien branché votre webcam ? »

    Camille D.
    (Mai 2020)


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