• "Individualisme" ?

    Maë Tantris

    « Seul peut résister à une masse organisée, le sujet
    qui est tout aussi organisé dans son individualité que l’est la masse. »

    C.-G. Jung, Présent et avenir

     

    Investir un mot c’est un peu tirer sur la laisse et traîner le maître jusqu’à le persuader de la bonne direction. Le maître vivait avant nous, il vivra après, question de longévité. Il nous faut agir sur un temps donné, en simple mortel.

    « Individualisme » sera mon mot du jour. Car j’entends souvent dire que notre époque souffre d’un excès d’individualisme sans pour autant y croiser beaucoup d’individus. Beaucoup de consommateurs, beaucoup d’hypnotisés accaparés dans un grégarisme massificateur, mais peu d’individus.

    Pas moins que feu le totalitarisme de type stalinien, la toujours dictature capitaliste ne supporte l’individu, elle préfère fabriquer des bêtes apeurées, isolées. Dans un cas le citoyen était comprimé par une police externe, une « conscience » emprisonnante, dans l’autre il est dilué dans un espace insituable. De l’interdiction de penser à l’obligation de dire on ne laisse aucune chance au sentiment de liberté ou d’épanouissement possible, et donc aucune chance à sa réalisation.

    En outre, là où la terreur militaire sait tenir en joue, le piège de la technique ­ – de la chape nucléaire à la fixation informatique – nous contraint tout autant, même si les morts ne se comptent en tués mais en victimes. Et là où l’injonction cléricale tenait nos âmes à sa merci c’est maintenant le regard clinique qui surveille nos charitables déviances. De la conscience du péché au narcissisme encouragé, toujours la même prostration organisée.

    Reste ce monde « entiérisé » qui, sous forme de projet cajoleur, s’emploie à « machiner » sa destruction. Et nos douleurs personnelles qui n’en sont presque plus mais qu’il nous faut préserver à tout prix, en misant gros sur notre individualité, justement ! Et c’est à ce moment que nous puisons en nous-mêmes – travaillant le don, l’art, l’amitié – que nous résistons à la dilution.

    L’individualiste est au plus loin de « l’esprit administratif » que Georges Palante dénonçait en 1900. Il est l’éveillé-citoyen, le résistant par essence, le provocateur impénitent, celui qui ne feint jamais d’être innocent. Il ne sait vivre heureux que dans un monde d’individus distincts quand l’égoïste y étouffe de ne pouvoir se grandir de la diminution des autres. Au « chacun pour soi, chacun pour moi » de l’égoïste, il oppose l’exigeant « tous par chacun, moi envers tous »

    Parmi les observateurs passés par les U.S.A., il y a ceux qui veulent confondre libertaires et libéraux – mais sans la propriété, sans l’élitisme et sans une bureaucratie, que devient le libéral, quand le libertaire authentique ne jure que de solidarité active et n’agit que par elle ?

    L’habitude autorise à redire que les artistes (non pas forcément apparentés à une image sociale « branchée » mais entièrement voués à un art) sont individualistes, ce qui est souvent vrai. Je n’entends pas pour autant qu’ils vivent aux dépens des autres mais au contraire sans peser sur eux, rien qu’en les accompagnant. En fait, l’autonomie que développent les créateurs (c’est à eux que je pense) propage dans un monde circonspect l’air le plus vif, le plus « circulant ». Ceux-là qui ouvrent comme ils œuvrent sont, à leur manière, les plus participatifs des non-participants, les plus citoyens des non-votants. Ils sont leur propre monnaie. Elle échappe à la loi réglementaire, cette fausse monnaie qu’ils font circuler, fluide sans quoi tout se fige…

    Quand les sensés ont mis à rougir ce mot imbécile d’individualiste, pour moi simple synonyme politisé de « solitaire », je tourne en rond, méditant, solidement têtu, retenant seul l’indéfectible caractère.

    Maë Tantris
    Tiens n°12, 2004. 

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