• Jean-Marie Guyau, philosophe (1854-1888)

    Jean-Marie Guyau    M. Lochu

    Jean-Marie Guyau, philosophe (1854-1888)   En 1964, dans le n° 9 de L'Internationnale Situationniste, on peut voir cité en guise de titre de paragraphe le nom d’un ouvrage de Guyau. En 1974, dans Le jeune lion dort avec ses dents, ouvrage consacré à la contre-culture, Michel Lancelot, écrivain et animateur de la célèbre émission de radio Campus (titre repris à la télévision par un médiacrote d’aujourd’hui), évoquait une des lectures de Friedriech Nietzsche, un jeune philosophe français du XIXe aux « prémonitions fulgurantes ». Ce philosophe, c’est Jean-Marie Guyau. Portrait rapide de ce monsieur que l’on peut redécouvrir grâce aux rééditions de ses principaux ouvrages.
    Jean-Marie Guyau est né à Laval en 1854. Intellectuel précoce, il a grandi à Paris entre sa mère, Augustine Thuilerie, auteur du Tour de la France par deux enfants, et son beau-père, Alfred Fouillée, philosophe, ami de Taine et de Renan. En quête d’un soleil qui guérirait le jeune homme tuberculeux, ils partent tous les trois vivre à Nice, puis à Menton.
     
    Fragile, souffrant, Jean-Marie Guyau invente cependant une philosophie de la vie, du rayonnement, de la sociabilité. Il bâtit une pensée à partir d’éléments observés en la vie elle-même. Et si la vie est mouvante, pour lui la pensée doit l’être également.
     
    Ses premiers livres reprennent la matière d’un mémoire couronné par l’académie des sciences morales et politiques. Guyau est à l’aise avec Épicure, un philosophe matérialiste qui cependant n’abandonne pas le sentiment d’appartenance au cosmos. Il rédigera par la suite son livre le plus fameux, qui vaut encore de nos jours : Esquisse d’une philosophie sans obligation ni sanction, où il oppose à une habituelle morale du devoir une force vitale instinctive qui doit prendre conscience d’elle-même et se développer en autrui. Il réunit l’égoïsme et l’altruisme en une même fécondité morale, développe ainsi une véritable éthique naturelle, à la fois individuelle et sociale. En outre, il insiste sur la nécessité d’une volonté intérieure pour accroître sa liberté.
     
    Quelques années plus tard il publie L’irréligion de l’avenir, où il est le premier à définir la religion d’un point de vue sociologique. Il ne se veut pas anti-religieux mais plutôt anti-dogmatique, et il pense que persistera de cette religion traditionnelle toute sa part esthétique, et « une admiration du cosmos et des puissances infinies qui y sont déployées » ainsi que « la recherche d’un idéal qui dépasse sa réalité actuelle. » Peu à peu l’art remplacera la religion.
     
    Il donne des essais pour La revue philosophique et La Revue des deux mondes, traitant particulièrement d’esthétique. Il propose une nouvelle approche, plus directement sensuelle, de la notion du beau. Et pour lui « tout ce qui est sérieux et utile, tout ce qui est réel et vivant peut, dans certaines conditions, devenir beau. » Dans ses écrits, il aime inclure des réflexions sur le temps. Déjà, dans son grand livre sur l’irréligion, il avait abordé magistralement la question de l’immortalité. Le voici bientôt qui réfléchit à la genèse de l’idée de temps… Mme Walther-Dulk, une chercheuse allemande, a montré l’influence de Guyau sur l’œuvre de Marcel Proust. Spécialement à travers Alphonse Darlu, professeur de philosophie acquis au charme et au génie de Guyau, qui sera le formateur de Marcel Proust. Mme Walther-Dulk a fait la démonstration qu’un lien très net existait entre les développements de Guyau sur le temps et les fragments-clefs du dernier volume de À la Recherche du temps perdu.
     
    Le prince anarchiste Kropotkine fut un des lecteurs attentif de Jean-Marie Guyau. Il lui consacre un chapitre entier de son dernier ouvrage : L’Ethique. Et il est vrai qu’une parenté est facilement décelable entre les réflexions des deux hommes. On sait que Kropotkine a développé l’idée que l’instinct de sociabilité est présent dans l’homme, au même titre que l’instinct de conservation. À partir de l’histoire naturelle, il a montré que l’entraide a participé de l’évolution, qu’il y a une nécessité, pour l’homme comme pour l’animal, à contribuer à la survie et à l’harmonie de la collectivité. Autant de constats qui venaient perturber les interprétations les plus crues des théories de Darwin concernant la sélection naturelle. Ces idées optimistes de Kropotkine, on peut les trouver dans la pensée de Guyau, pour qui, tout autant que l’égoïsme, la sociabilité relève d’une aspiration naturelle de l’homme. De là à voir en Guyau un anarchiste, le pas est plus souvent franchi par les sympatisants libertaires que par les exégètes de Guyau.
     
    Jean-Marie est amoureux du soleil et de la Méditerranée, il effectue de longues promenades sur les rochers qui la bordent, accompagné de Marguerite André, sa femme depuis peu. Ces mêmes rochers que Friedriech Nietzsche, fervent lecteur de Guyau, a foulé lui aussi, et presque dans les mêmes temps. Tous les deux ont vu dans la vie elle-même le principe essentiel, l’instinct créateur. Ils ont bataillé pareillement contre les décadents. Nietzsche est apparu sans nul doute plus vindicatif que Guyau, mais toujours est-il que tous deux prônaient une forme d’aventure reposant sur des valeurs identiques. Le début de l’année 1889, à Turin, voit l’entrée de Nietzsche dans le silence de la folie. Neuf mois auparavant, à Menton, Jean-Marie Guyau mourait de phtisie, âgé de 33 ans.
    M. Lochu
    in Le Mouton fiévreux (1ère série) n°8 (2003)

    Livres de Jean-Marie Guyau actuellement disponibles :
    Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction (Ed. Fayard 1985).
    La genèse de l’idée de temps (Ed. L’Harmattan 1999).
    L’Irréligion de l’avenir (Ed. L’Harmattan 2000).
    La Morale d’Épicure (Ed. Encre marine, 2002).
     
    Voir :
     
    Jordi Riba Maralles : La Morale anomique de Jean-Marie Guyau (Ed. L’Harmattan 1999).
    Annamaria Contini : Jean-Marie Guyau, Esthétique et philosophie de la vie (Ed. L’Harmattan 2001).
    Revue Sociétés n°58 spécial Jean-Marie Guyau.
    Revue Tiens n°3, 4, 5.
    Revue L’Oribus n°47.

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