• L’Anxure ou la gorge nouée (de rage) - [par Louis Dubost]

      

    L’Anxure ou la gorge nouée (de rage)  - [par Louis Dubost]Quel étrange et insolite titre que L’Anxure pour le dernier livre de poèmes de Guy Benoit (éditions Les Hauts-Fonds) ! Mot un rien anxiogène qui noue la gorge, si on se laisse aller à la seule rythmique du signifiant, et suggère, avant d’ouvrir le livre, un fantasme a priori de grosse inquiétude quant à ce qui va se donner à lire. Il n’en est rien. Et si la gorge est nouée, c’est de rage. En effet, l’inquiétude ici s’assujettit à son origine étymologique “in-quietus”, ce qui dérange la tranquillité : on a affaire à une poésie qui n’est pas de tout repos, vibrante des incertitudes qui enragent au jour le jour l’ordinaire vivant pour un peu c’est déjà ça émouvoir et libérer l’existence. Mais, au vrai, qu’en est-il du mot “anxure” dont on ignore même le genre, s’il est masculin ou féminin ? Le préfacier Jean-Claude Leroy, en évoquant « une écriture qui s’est intériorisée à l’extrême, jusqu’à se joindre au paysage », ouvre une hypothèse plausible : non loin du village où vit l’auteur, en Mayenne, s’en trouve un autre tout aussi modeste dont le nom Saint-Germain-d’Anxure paraît bien avoir proposé un titre de livre à un poète de ses environs. Un peu comme naguère une colline, bien moins prestigieuse et mythique que ses sept voisines fondatrices de la ville de Rome, avait offert à Paul Chaulot le beau titre de son poème La Fleur anonyme du Testaccio.

    Paul Chaulot * ? Un poète de la génération des René Char, Eugène Guillevic et André Frénaud dont il était l’ami — et l’égal en poésie, les trompettes de la notoriété en moins. Ce poète, Guy Benoit et moi, nous l’avons adopté sinon comme père, du moins comme repère fondateur de nos premiers et balbutiants essais d’écriture... L’admiration partagée alors a marqué le début entre nous d’une confraternité littéraire plus que d’une amitié effective (nous ne nous sommes pas rencontrés souvent, mais avons régulièrement échangé livres et revues), plutôt une sorte de fratrie poétique dans une famille peu nombreuse. Guy Benoit lui consacra le n° 1 de sa revue Mai hors saison (« Double et même salut à Armand Robin et Paul Chaulot », décembre 1969), revue qu’il publia (avec Michelle, sa compagne) de façon très épisodique pour veiller à ce que — il y a cinquante ans ! — la rencontre fugace en Mai 68 de l’utopie et de la révolution sitôt née ne s’évanouisse pas dans les poubelles de l’histoire : la poésie y occupe certes la place essentielle mais aussi l’art, la philosophie et la politique par la publication d’auteurs inclassables — forcément des “enragés”, selon la bien-pensance de la pensée unique — tels que Paul Valet, Serge Sautreau, Francis Giauque, Alain Roussel, Théo Lésoualc’h ou encore Pierre Vandrepote et ce jusqu’au n° 15 (2008) dont Jacques Morin (oui, le nôtre et dans Décharge !) en soulignait les qualités récurrentes : la lucidité, l’engagement et la révolte. Ce sont aussi les qualités, adossées sur les vertus propres de la sincérité et de la discrétion, du poète Guy Benoit dont l’œuvre encore confidentielle, à l’instar de celle de Paul Chaulot, reste à découvrir.

    Ce que L’Anxure rend possible aujourd’hui. Le projet poétique d’ensemble est très explicitement introduit par Jean-Claude Leroy : « la marque du moment, le grincement des heures, les musiques ou cris d’appel, les images qui déchirent, les mots moins que cette langue qui déshabitue, tout cela court, sinon saccade, dans les poèmes de Guy Benoit, non pas simple témoin, puisque trempé jusqu’à l’os, mais acteur vrai et sans parti, résolument révolutionnaire, le rêve du Grand Jeu sous sa langue et le doute interrogateur sur ses lèvres ». Et parce que le temps et la vie étant inséparables — une thématique récurrente chez Paul Chaulot, entre autres —, que la vie fait corps avec la fugacité de l’instant, avec le vieillissement, Guy Benoit précise les thèmes réfléchis dans son livre dans un court et concis avant-lire : confronté à « l’imprévu de la finitude » et parce qu’il « réside dans les sursauts », le poète s’efforce de « rendre la mort fréquentable » dans une « langue libérée de tous ses racontars, ses manigances, ses cabrioles et autres verbigérations ». L’écriture épurée à l’extrême propage une rage « affranchie, libre de tout espoir » — désespérée, au sens qu’André Comte-Sponville attribue au désespoir —, une pure rage qui plante « un silence / en le taisant ». Le temps (et pas besoin d’être écolo pour le savoir !) est une ressource limitée et non renouvelable, cependant il nous tient éloigné de la mort et la met hors saison — « du moins on n’envisage pas / un abîme au-dessus de nos forces » — tant qu’on a conscience de vieillir, « tu n’as pas de nouveau départ en toi / dépense l’entêtement / qui te reste », conscience de s’enrager encore d’être vivant, en vie, à vif jusqu’à « l’ultime » :

     

    s’en fout le temps

    jamais à la même heure

     

    proche de la fin

     

    mais pas tout à la fin

     

    l’ultime

     

    Poète métaphysicien certes, Guy Benoit en « homme domestique / pris dans l’ombre des omissions / et des ratures » sait cependant fort bien que la « poésie cela n’engage / que l’immanence des jours avec / et des jours sans » parce que « entre vie simple / et désir de vivre // (s)es mots // courent à leur perte ». Quant à moi, plutôt que de poursuivre plus avant — au risque de brouiller le texte sous un enfumage verbeux — le commentaire pédant, la glose poussive, le parler-autour bavard, bref ! la « verbigération » intempestive, je préfère m’en tenir (en toute modestie) à la sobre recommandation de René Char dans son éloge funèbre de Paul Chaulot : lire ses poèmes. C’est le meilleur hommage, parce que « entre lune et entendement / il y a place pour un jardin », que l’on puisse rendre à Guy Benoit.

     

    l’estran atteint son objectif

     

    de là quelques incidences

    dans une mémoire persistante

    (une obligation à les chercher)

     

    ce qui revient, débondé

    entre l’anthume et le posthume

     

    *

     

    quel besoin
    d’oiseaux proches de l’océan

    nous ne possédons

    que

    vocables

     

    monèmes ou moineaux

     

    à travers les feuillages

    d’un mourir

    coutumier du fait

     

     

    *

     

    des mots

    passés sur l’autre rive

     

    à dire

     

    les syncopes de l’air

    et du silence

     

    ils disent de quoi

     

    demain ne sera pas

     

     

    Louis Dubost, in Décharge n°

     

    * De Paul Chaulot (1914-1969), le lecteur curieux peut avoir un court aperçu bio-bibliographique sur wikipedia. Cinquante ans après sa mort, le temps est peut-être venu qu’un éditeur d’aujourd’hui s’empare de son œuvre et réédite ses livres, en particulier Soudaine écorce (Seghers, 1967) et Poèmes 1945-1969 (revue-éditions Noah, 1983).

     

     


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