• L'épingle du jeu (Guy Benoit)

     Guy Benoit, à propos de La mystique et l'enthousiasme, de Jean-François Chabrun


    « Comment Benoit vit-il le monde en un charbon ?
    Tout est dans tout caché, en tout dissimulé. »

    Angelus Silésius

     

    L’engagement est d’importance. Nous sommes en 1944. Pour Jean-François Chabrun, Mayennais de souche et surréaliste en diable, il s’agit de lutter sur tous les fronts. Contre toutes les formes d’occupation et l’occupation religieuse circonscrit nos banlieues intérieures. En 1942, Malraux dans « Le démon de l’absolu » entendait par esprit religieux « celui qui ressent jusqu’au fond de l’âme l’angoisse d’être homme. » Dans la même période Max Jacob écrivait à René-Guy Cadou : « La lecture des mystiques est le seul conseil d’esthétique. Les grands poètes sont des mystiques sans Dieu (ou avec Dieu), ce que tu appelles la poésie de tonnerre et de source. » En 2004, l’horizon poétique de la connaissance n’est pas aussi dégagé qu’il y paraît à première vue. Contemporaine de la montée des intégrismes, l’alternative spirituelle dérape dans un mélange d’idées-dortoir et n’aide en rien le Rien qui a besoin de nous pour s’illuminer.

    (Comment proportionner ton enthousiasme avec l’éventuel, tout l’éventuel de remettre à aujourd’hui ce qui se reporterait à un avenir divinisé ? Et ne pas refouler ton morceau de ciel, tiens, bon courage !)

    L’acte poétique naît de la surprise, la plupart du temps se construit dans le doute, rarement dans l’apodictique et à la hauteur de l’ébranlement religieux, cependant une authentique opération verbale ne peut exclure la sensation mystique. Quand la langue devient un art en soi – auscultation et non occultation – et se bat contre le déjà-dit pour ce qui n’est pas dit dans les blancs de la pensée. Entre friction et fiction, de telle façon que le mystère crève nos yeux sur l’autel des sonorités sans que des enfants de chœur mixent dessus. Dans ces eaux originaires, il faut nous méfier des fabricateurs de la parole de Dieu sous prétexte que « dans cette parole Dieu nous parle. » (1) Dieu, c’est la cachotterie au sein du mystère que nous perdons entre la croix et la bannière. Dans le sens où Blanchot juge la réponse comme le malheur de la question, la religion est le malheur de la mystique. Dès que la mystique sermonne, à force de lumière martelée, tambourinée, le courant ne passe plus. Sur cette pente savonneuse, la christologie en rajoute une couche. L’homme, capable de Dieu – la belle affaire ! Doit-il s’y résigner ? Négliger le nulle part menant aux seuls chemins qui aillent, les chemins par où aller trop loin ?

    Le poème n’est aucunement un vulnéraire, il n’a pas fonction de soulager les consciences, mais il produit de « la réalité extatique ».(2) Ni repentance, ni remontrance, la poésie évite de retourner à la maison, elle randonne dans l’insituable. Il y a ici-bas suffisamment de mystère pour ne pas désirer d’au-delà, car ceci ne voudra jamais dire cela.

    – Tu veux sauter dans les multiples profondeurs de ta vie ?
    – Fais trois fois le tour de ton enthousiasme sans toucher à l’élastique !

    guy benoit

    (in Tiens n°12, no. 2004)


    1 : Marc-Alain Ouaknine : Ouvertures hassidiques (J. Grancher éditeur)
    2 : Pierre Vandrepote : L’invérifiable héritage de la poésie, aujourd’hui :
    Jean-Pierre Duprey in Les Temps modernes (février 1991).


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