• La belle danseuse du ventre, ou un amour de Flaubert et d’A. Dulk

      Ilse Walther-Dulk

     
     
    La belle danseuse du ventre, ou un amour de Flaubert et d’A. DulkParmi les manuscrits inédits d’Albert Dulk (1) on trouve le journal d’un voyage en Égypte. Sachant que Flaubert avait également séjourné en Orient, j’ai comparé les dates. Tous deux avaient parcouru l’Égypte exactement au même moment : Flaubert du 15 novembre 1849 au 17 Juillet 1850 et Dulk du 1er décembre 1849 au 18 juillet 1850. Flaubert y a juste passé quinze jours de plus.
    Le journal égyptien d’Albert Dulk est intéressant dans la mesure où il fut un des premiers Allemands à voyager en Égypte. Afin de déterminer si, outre leur valeur documentaire, ses notes de voyage ont aussi une valeur littéraire, j’ai étudié le “Voyage en Orient” de Flaubert. Mais très vite, je me suis aperçu qu’il serait peu équitable de comparer des notes jetées à la va-vite avec un texte rédigé et peaufiné, tel que celui de Gustave Flaubert.
    Flaubert n’a écrit le “Voyage en Orient” que deux ans plus tard, s’aidant de ses notes de voyage (ses Carnets) et de celles prises par son compagnon de voyage, Maxime du Camp. Cependant, il ne l’a pas donné ensuite à imprimer. Ce “Voyage en Orient” ne fut publié qu’après la mort de Flaubert par sa nièce, Madame Franklin-Groult, mais il est probable qu’elle avait censuré de nombreux « passages piquants ». On ne peut malheureusement pas mesurer l’ampleur des remaniements qu’elle a faits sur le manuscrit du “Voyage en Orient” car, depuis la vente de l’œuvre posthume de Flaubert (1931), il est devenu introuvable.
    Et les cahiers de notes originaux que Flaubert avait couverts de ses griffonnages, ces Carnets, où étaient-ils donc ?
     
    Mes recherches m’ont permis de découvrir que ces deux cahiers (n°4 et n°5) n’ont pas été perdus, ils se trouvent à la Bibliothèque historique de la ville de Paris. Ils n’ont encore jamais été publiés intégralement dans leur version originale.
    Seules quelques pages (pleines d’erreurs de déchiffrement) ont été imprimés en 1912 et 1948. Ceci paraît d’autant plus étonnant que, vu le nombre de travaux paraissant sur Flaubert, il semble que ce soit pourtant un auteur toujours à la mode !
    Mais pourquoi a-t-on négligé précisément ces Carnets ? Probablement parce que le “Voyage en Orient”, qui est considéré comme la copie exacte des notes de voyages illisibles, les a fait passer à l’arrière-plan. Pourtant, le styliste qu’est Flaubert a effectué de nombreuses retouches et de nombreux déplacements en « recopiant ». Il a ajouté des explications, il a supprimé des répétitions et a renoncé à des passages essentiels. Jusqu’ici, aucun de ces flaubertistes, si nombreux, ne s’est donné le mal de comparer entièrement le “Voyage en Orient” avec les Carnets originaux.
    Étant donné le fait que ces Carnets possèdent la valeur d’un objet rare – (car, d’après Maxime du Camp, c’est uniquement en Égypte que Flaubert a pris lui-même des notes ; dans ses descriptions de voyages ultérieures, il a dû avoir recours aux notes de son ami) – ce mépris à leur égard est incompréhensible de la part des flaubertistes. Les notes jetées à la va-vite sont l’unique support de la formidable correspondance de Flaubert ! Dans ses lettres de voyages qu’il envoie à sa mère et à son ami Louis Bouilhet, par exemple, les mêmes mots et les mêmes tournures réapparaissent, extraites des Carnets comme des morceaux de mosaïque que l’on aurait déplacés.
    Il est extrêmement intéressant de voir que l’écrivain Flaubert, qui plus tard s’astreindra des années durant à parfaire laborieusement, mot par mot, le style de ses romans, jette ici ses impressions de voyage, rapidement et sans se poser de questions, et n’est donc ici rien d’autre qu’un œil (« Il vaut mieux être un œil, tout bonnement ! »). Tout comme d’ailleurs « l’œil » de l’appareil photo de son compagnon de voyage, du Camp, consciencieux.
     
    Je peux maintenant comparer les notes de voyage de Gustave Flaubert avec les indications du journal d’Albert Dulk, inédites toutes deux.
    En feuilletant ces cahiers, on est d’abord frappé par l’assurance surprenante avec laquelle ils accumulent l’un et l’autre leurs impressions de voyage, sans ratures ni corrections (hormis quelques exceptions). Cette assurance spontanée, cette justesse et cette précision dans l’expression – comme les esquisses d’un grand peintre – sont très éloignées des exigences du style littéraire de l'époque et font que ces deux descriptions de voyage nous paraissent si fraîches et si modernes.
    Au niveau du contenu, le charme des deux récits n’est pas moindre et les parallèles sont nombreux, car ces deux jeunes écrivains ne se sont pas contentés de parcourir la même contrée exotique, à la même saison, sous le même ciel, ils ont aussi rencontré les mêmes personnes, Linant Bey, Dr Cuny, Fiorani et la Kutchuk-Hanem, sans pour autant se croiser.
    La belle danseuse du ventre, ou un amour de Flaubert et d’A. Dulk
    Il ne nous reste plus qu’à imaginer comme ils se seraient bien entendus… de par leurs points communs si frappants : ils avaient tous deux à peu près le même âge (28 ans et 30 ans). Ils étaient extrêmement grands et athlétiques, deux jeunes hommes de belle allure aux yeux clairs qui se considéraient plus ou moins comme des hommes du Nord. Aussi, cet autoportrait du normand Flaubert pourrait, sans qu’on ajoute rien, être celui du prussien de l’Est, Albert Dulk : «… j’ai au fond de l’âme le brouillard du Nord que j’ai respiré à ma naissance. Je porte en moi la mélancolie des races barbares, avec ses instincts de migrations et ses dégoûts innés de la vie, qui leur faisait quitter leurs pays comme pour se quitter eux-mêmes. » [Lettre à Louise Collet du 6 Août 1846.]
     
    Tous deux venaient de quitter leur pays natal afin de pouvoir se retrouver. Tous deux étaient à un tournant critique de leur vie : il leur fallait, à cette époque, chercher une nouvelle voie – et ces questions affolées que Flaubert adresse à sa mère dans la lettre du 5 janvier 1850 : « Que ferai-je au retour ? Qu’écrirai-je ? Que vaudrai-je alors ? Où faudra-t-il vivre ? Quelle ligne suivre, etc, etc., je suis plein de doutes et d’irrésolution. » [Lettre à sa mère du 5 janvier 1851], on les retrouve aussi dans le journal de voyage d’Albert, avec une force d’expression semblable. Tous deux avaient échoué dans leurs aspirations littéraires. Gustave avec son “Saint Antoine” qui lui avait demandé des années de travail et qui, achevé peu avant le voyage en Orient, n’avait provoqué chez ses amis qu’un rejet épouvanté. Du Camp et Bouilhet : « Nous pensons qu’il faut jeter cela au feu et de n‘en jamais reparler. » [in Souvenirs littéraires de Maxime du Camp] Ils ajoutèrent à cela un bon conseil : il devrait commencer par s’attaquer à des thèmes plus solides, comme la vie bourgeoise, s’inspirer de la “Cousine Bette” de Balzac, par exemple, et, au lieu d’enfiler des mots en cascade sur un ton lyrique, il devrait plutôt se remémorer le précepte de la Bruyère : « Si vous voulez dire il pleut, dites : il pleut. »
    Ce jugement sans pitié de ses amis blessa Gustave au plus profond de lui-même et il ne put surmonter cette déception qu’au bout de quatre mois. Au Caire, il était encore dans le doute et se demandait : Saint Antoine est-il bon ou mauvais ? Voilà ce que je me demande souvent : « Lequel, de moi ou des autres, s’est trompé. »
    Naturellement, c’était bien les autres qui s’étaient trompés. Mais ces visions d’effroi de “Saint Antoine” n’étaient plus à la mode. L’avant-garde avait déjà pris le parti de l’anti-romantisme et, à l’instar de Balzac, on s’était engagé, déjà avec succès, dans la nouvelle voie du réalisme. Dès lors on passait à côté des vertus subversive propre à l’ironie de Flaubert face à un saint et à toutes les superpositions religieuses, et on n’était plus capable de goûter l’ivresse poétique de la langue. Pour définir la nature de ce texte, très brièvement, on peut citer comme exemple la phrase suivante : « Du côté de la Libye j’ai vu le Sphinx qui fuyait, il galopait comme un chacal. » Il n’y a guère de déclaration plus poétique au sujet du Sphinx mais il n’y en a pas non plus qui soit moins réaliste. C’est pourquoi Maxime du Camp ne pouvait s’empêcher de répéter plusieurs fois cette phrase [ Lettre à Louis Bouilhet, Le Caire, 15 janvier 1850.] à la vue du vrai Sphinx (qui à l’époque était recouvert de sable presque jusqu’au cou) pour se moquer, je suppose. Cette voie avait été obstruée par Flaubert et, il ne put surmonter tous les obstacles qu’au bout de plusieurs semaines, afin de s’engager dans une conception nouvelle de la littérature, réaliste celle-là, de sorte qu’à la vue de la deuxième cataracte du Nil, il s’écria soudain, à la plus grande stupeur de maxime du Camp : « J’ai trouvé, Eurêka, Eurêka ! Je l’appellerai Emma Bovary. »
     
    De même, Albert Dulk était angoissé par ses déconvenues littéraires. Bien que sa première œuvre, “Orla”, ait été imprimée et que sa pièce “Lea” ait été portée à la scène, il venait de faire l’expérience du manque d’impact de la littérature. Le temps de la littérature engagée était révolu depuis l’échec de la révolution de 1848. Avec ses idées fidèles aux Lumières, il ne pouvait plus disposer du théâtre comme d’une institution morale. Peut-être pourrait-il tout de même réussir à sauver quelques thèmes issus du XVIIIe siècle – avant tout la critique religieuse – dans un ouvrage philosophique ? C’est pour cette raison, qu’après s’être engagé politiquement durant ces mois fiévreux et si décevants de la révolution, il chercha un refuge solitaire et une atmosphère biblique.
    À cet égard je peux à nouveau citer Gustave pour expliciter la nouvelle attitude d’Albert face à la religion : « Ce qui m’attire par-dessus tout, c’est la religion. Je veux dire toutes ces religions, pas plus l’une que l’autre. Chaque dogme en particulier m’est répulsif, mais je considère le sentiment qui les a inventés comme le plus naturel et le plus poétique de l’humanité. » [Lettre Mademoiselle Leroyer de Chantepie, lundi 30 mars 1857.] Dans cette perspective, durant ce voyage, tous deux cherchèrent avec beaucoup d’intérêt à s’informer au sujet de l’Islam ou de la religion des anciens égyptiens. (L’origine de cette attitude de libre penseur est à chercher essentiellement dans les écrits du philosophe Volney qu’ils avaient lu tous les deux).
    Ce même arrière-plan culturel est peut-être lié au fait qu’ils sont issus tous deux du même milieu social : leurs pères respectifs étaient des scientifiques très estimés, l’un était chirurgien, l’autre professeur de chimie à l’université, qui incarnaient donc tous deux les bourgeois libéraux, brillants qui se sont aménagés un confortable style de vie, laissant à leur fils un héritage suffisant pour qu’ils puissent s’adonner à leurs aspirations littéraires. Se libérer de ces figures paternelles imposantes ne fut pas chose facile pour ces deux jeunes hommes. En revanche, la liaison extraordinairement étroite que Gustave entretenait avec sa mère résista à toute tentative de séparation. On est aussi frappé par la manière avec laquelle Albert divinisa sa mère alors qu’il l’avait perdue à l’âge de 3 ans.
    Célibataire, Gustave pouvait, à l’occasion de ce voyage, échapper enfin à ces liens familiaux étouffants (bien qu’ils furent aussitôt renoués plus solidement encore dans ses nombreuses lettres d’amour à sa triste mère) et se sentait donc libre. Albert, lui, était marié (père de deux enfants), il avait de surcroît une maîtresse, Ini, qui venait de mettre au monde un fils, et aussi une certaine Élise qui n’était qu’un écart mais qui essayait de le retenir. Albert avait donc abandonné trois femmes pour ce voyage. Au départ il a joui de sa solitude, jusqu’à ce que, ne recevant aucune lettre de chez lui, il prît conscience à quel point il tenait avant tout à sa femme, Hanne, et il renonça à ses autres projets de voyage pour rentrer plus tôt, pour elle. De même Gustave abrégea ce voyage en Orient, pour sa mère.
    La belle danseuse du ventre, ou un amour de Flaubert et d’A. Dulk
    Les raisons essentielles de ce voyage dans la lointaine Égypte, considéré comme dangereux, sont pourtant d’un autre registre. Alors que Gustave, très tôt déjà, était hanté par les rêves romantiques d’Orient (totalement conditionnés par l’époque, car, depuis l’annexion de l’Algérie, en 1830, l’orientalisme était à la mode) jusqu’à ce que l’occasion se présentât d’accompagner Maxime du Camp dans un voyage bien préparé en vue de recherches et de prise de vues photographiques. Albert fut obligé de partir rapidement en exil, en tant que révolutionnaire ! Qu’il ait atterri à Alexandrie plutôt qu’à Londres est dû au hasard : son amie, Ini, pouvait lui fournir des lettres d’introduction pour des personnalités dans cette ville.
    Voilà donc les deux jeunes écrivains en même temps en Égypte et ils y vivent les mois les plus passionnants de toute leur vie artistique. Albert est épuisé par les activités révolutionnaires dont il ressort à peine, mais il est résistant, ce qui lui permet de supporter, en plus des périodes de faim qu’il dut endurer par manque d’argent, un voyage en solitaire plein de privations. Gustave avait pour sa part, comme bonne compagnie, son meilleur ami, Maxime du Camp. Et aussi un serviteur et un dragoman pour la cuisine et pour dresser la tente De surcroît, ils étaient en mission officielle, si bien qu’on leur avait fourni des invitations auprès de la « haute volée égyptienne ». Ils voyageaient donc comme des princes, pouvaient se permettre d’agir d’une manière très dépensière.
    Cette vie agréable et libre eut un effet favorable sur la santé de Gustave. Il passait pour épileptique, et c’est pour cette raison que ce séjour lui fut conseillé par son médecin, car un séjour dans les pays chauds ne pouvait que favoriser sa guérison. En effet, Gustave n’eut pas une seule crise là-bas, ce qui prouve à mon avis que cette “maladie des nerfs”, comme il la nommait lui-même, était entre autre psychique (elle lui permettait de rester chez lui, sans être déranger pour écrire). Cela mis à part, il paraîtrait que Gustave attrapa la syphilis en Orient, mais alors un fait a dû échapper à presque tous les flaubertistes : cette maladie l’avait atteint depuis longtemps (cf. la lettre du 6 mai 1849 à E. Chevalier).
    Quoi qu’il en soit, seuls les Carnets montrent avec quelle assiduité et quelle insouciance, Maxime et Gustave ont fréquenté les quartiers des filles de joie, les Almehs, à chaque étape. Cependant, dans le “Voyage en Orient” on en trouve que des descriptions atténuées, quand il y en a, et, dans la littérature consacrée à Flaubert, il n’en est pas question. À l’origine, Almeh devait signifier « savante », ce que Gustave traduit aussitôt par « bas-bleu », non sans ironie.
    Mais les flaubertistes ne pouvaient quand même pas omettre une rencontre qui fut une expérience décisive pour Gustave et a laissé des traces dans ses œuvres ultérieures, à savoir sa visite chez l’Almeh Kutchuk-Hanem, à Esneh. Mais là aussi les notes originales, dans lesquelles Flaubert ne mâche pas ses mots, se distinguent totalement des remaniements ultérieurs célèbres, largement dissimulateurs.
    Voici maintenant le texte sur Kutchuk-Hanem, extrait des Carnets qui fut passablement difficile à déchiffrer et que j’ai choisi pour le comparer avec les notes de voyage correspondantes d’Albert Dulk – car cette visite chez la célèbre courtisane (qui à l’époque était aussi incontournable que le Sphinx !) fut pour tous deux le point culminant de leur voyage. « Ça y est, j’ai obtenu tout ce que j’attendais de l’Égypte », note Albert d’une manière symptomatique.
     
    « Sur l’escalier, de face vers nous, nimbée de lumière, une femme debout en pantalon, n’ayant autour du torse qu’une gaze d’un violet foncé, elle venait de sortir du bain -
    [...] Kuchuk-Hanem, créature royale, plus blanche qu’une Arabe, la peau un peu cafetée seulement, viande ferme, dure ; quand elle s’assoit de côté, des bourrelets de bronze sur les flancs – grands yeux, sourcils noirs, cheveux noirs frisants (rebelles à la brosse) en bandeaux (…) elle nous demande si nous voulons une petite fantasia – Max demande d’abord à s’amuser avec elle et descend – moi ensuite.
     
    Danse – les musiciens arrivent, un enfant et un vieux, l’œil gauche couvert d’une loque, ils raclent tous les deux du rebbabeh, espèce de violon terminé par une branche de fer avec deux cordes en crin – instrument faux et archi-désagréable dont ils ne discontinuent que lorsqu’on crie pour les faire s’arrêter. Kuchuk-Hanem et Bembeh dansent, la danse de Kuchuk est brutale comme coups de cul : elle se serre la gorge dans sa veste de manière que ses deux sens découverts soient rapprochées et serrées l’un près de l’autre – pour danser elle met comme ceinture pliée en cravate un châle brun à raire avec trois glands d’or suspendus à des rubans, – elle s’enlève tantôt sur un pied tantôt sur un autre, chose merveilleuse – Du reste comme art, leur danse ne vaut pas et bien loin celle de Hassan el Bibesci, sauf le pas de Kuchuk-Hanem qui ressemble à celui que l’on voit sur les vieux vases grecs [...] Kuchuk a pris un takarouk, sa manière d’en jouer est magnifique, le bras gauche : coude baissé, le poignet levé, et les doigts jouant tombant, entrecartés sur la peau du tarabouk. Ces dames, mais surtout le musicien, absorbent considérablement d’eau-de-vie des Arabes. Danses de Kuchuk : avec mon tarbouch sur sa tête. Kuchuk nous conduit jusqu’au bout du quartier et monte alternativement sur nos deux dos en faisant beaucoup de charges comme une vraie garce chrétienne…
     
    Dîner – Nous revenons chez Kuchuk, – la chambre illuminée par trois mèches dans des verres pleins d’huile contre des machins de fer-blanc, comme il y a contre les murs d’église d’autrefois. Les musiciens sont à leur poste – petits verres pris très précipitamment. Le cadeau de liquides et nos sabres font leur effet […] Tout cela chantait, les tarabouk sonnaient et les rebeks monotones faisaient une basse criarde de piano – il m’a semblé que c’était un chant de deuil, gai […] – mais le meilleur fut la seconde copulation avec Kuchuk. Effet de son collier sous mes dents. Son con me polluait comme avec des bourrelets de velours. Je me suis senti tigre.
     
    Danse de l’abeille. […] on a rabattu sur les yeux du musicien un bourrelet de son turban et sur ceux de l’enfant qui jouait aussi un petit voile noir – Kuchuk s’est déshabillée en dansant. On fait mine de se cacher avec un fichu que l’on finit par jeter, voilà en quoi consiste l’abeille. Du reste, elle a dansé ! très peu de temps, elle n’aime plus à danser cela –[…]
     
    Elle ne se souciait pas que nous couchions chez elle de peur des voleurs qui viennent lorsqu’ils savent qu’il y a des étrangers. Des gardes ou maquereaux (auxquels elle ne ménageait pas les coups) ont couché en bas dans la chambre à côté […] – nous nous sommes couchés, elle a voulu garder le bord du lit – lampe : la mèche reposait dans un godet ovale à bec. – Après une gamahude des plus violentes, coup – elle s’endort la main entrecroisée avec la mienne, elle ronfle. La lampe dont la lumière faible venait jusqu’à nous, graissait sur son beau front, comme l’angle d’un métal pâle – le reste de la figure dans l’ombre. Son petit chien dormait sur ma veste de soie sur le divan. Comme elle se plaignait de tousser j’avais mis ma pelisse pardessus la couverture. J’entendais Joseph et les gardes qui causaient à voix basse – je me suis livré là à des intensités rêveuses pleines de réminiscences. Sensation de son ventre sur mes fesses, la motte plus chaude que le ventre me chauffait comme un fer-chaud – une autre fois je me suis assoupi le doigt passé dans son collier comme pour la retenir si elle s’éveillait. J’ai pensé à Judith et à Holopherne couchés ensembles – à 2h 3/4 : réveil – recoup plein de tendresse – Nous nous sommes dit beaucoup de choses par la pression (tout en dormant, elle avait des pressions de main ou de cuisses machinales comme des frissons involontaires). Khiché. Elle va causer avec Joseph – rapporte un pot de charbon allumé – se chauffe – se recouche –“basta”. Départ le matin. On se dit adieu fort tranquillement –[…]
     
    Odeur de térébenthine sucrée sur la gorge de Kutchuk-Hanem – c’était de l’huile de rose – sa première politesse a été d’en aller chercher et de m’en frotter les mains. […] Le visage tourné vers le mur, et sans me déranger, je me suis amusé à tuer des punaises sur la muraille.
     
    On voit déjà dans cette description de sa première visite que Gustave a eu un coup de foudre lorsque va surgir, telle une apparition, la belle Almeh en haut de l’escalier, la lumière se répandant autour d’elle. Elle, comme pour le Swann de Proust, la nuit d’amour est relevée par ses ressemblances avec une œuvre d’art, ici avec une scène biblique : Judith et Holoferne. Le récit détaillé dans la lettre à son ami L. Bouilhet montre clairement qu’une cristallisation s’est opérée en Gustave : « Nous nous sommes dit là beaucoup de choses tendres, nous nous serrâmes vers la fin d’une façon triste et amoureuse. » La conséquence de ceci fut que Gustave a voulu revoir encore une fois la Kutchuk-Hanem. La seconde rencontre a eu lieu quelques semaines plus tard au cours de retour. Elle laisse chez Gustave une tristesse infinie car il ne devait plus la revoir, c’est ce qu’il explique à L. Bouilhet : « à Esneh, j’ai revu Kutchuk-Hanem. Ça a été triste. […] J’ai tiré un coup seulement […] Je l’ai regardée longtemps afin de bien garder son image dans ma tête […] j’ai bien savouré l’amertume de tout cela ; c’est le principal, ça m’a été aux entrailles. » Et il écrit encore le 14 novembre 1850, de Constantinople : « Pourquoi ai-je une envie mélancolique de retourner en Égypte et de remonter le Nil et de revoir Kutchuk-Hanem ?… C’est égal, j’ai passé là une soirée comme on n’en passe peu dans sa vie. Du reste je l’ai bien senti. »
     
    Et enfin, deux ans plus tard, en travaillant ses Carnets, il rajoute au texte du “Voyage en Orient” une exclamation qui vient briser cette “impassibilité” à laquelle il aspire : « Quelle douceur se serait pour l’orgueil si, en partant on était sûr de laisser un souvenir et qu’elle pensera à vous plus qu’aux autres, que vous resterez en son cœur ! »
    Pauvre Gustave ! Il n’aura probablement laissé aucune impression à Kutchuk-Hanem. Car trois jours avant, le dimanche 3 mars 1850 au soir, Albert aussi était chez elle et, il semble qu’elle ait été bien plus enflammée à son égard : elle l’enjôla, elle le séduisit, exprima le désir de le suivre jusqu’au Caire et Assouan. C’est ce qui apparaît clairement dans la description de ce même « strip-tease » avec danse de l’abeille que retrace Albert : « Après le coucher du soleil, ai été chez la Cutchuchanem. Ça y est j’ai obtenu tout ce que j’attendais de l’Égypte. – Exceptée cette chose immense qu’est le travail – Car voilà, je viens de connaître le meilleur de ce qui reste encore comme Almeh en Égypte : la Cutchuchanem !… bien sûr à peine à la hauteur de ce que devait être l’Almeh autrefois ! D’ailleurs le peuple ne connaît plus guère ce nom, il ne connaît que : Gawaziehi… Au premier abord Cutchuc n’est que jolie mais lorsqu’elle se met à chanter à la Darabuka ou bien lorsqu’elle reste assise en silence, il y a une telle finesse une telle délicatesse, une mélancolie si douce sur son visage et tant de vie et de profondeur dans ses beaux yeux brun foncé que je m’imaginais vivement que seule la culture et un esprit affiné des sens et de l’âme, qui lui serait propre, manquait à cette femme pour en faire une véritable Almeh. – Elle a pourtant dans toute cette exubérance folle, des pensées et des sentiments qui restent délicats, contrastant étrangement avec cette sensualité sauvage et son naturel. Le bel ovale de son visage souffre d’être seulement un peu trop rond. Mais son corps est tout à fait classique, antique et irréprochable ! J’ai été étonné d’entrevoir en chair et en os cette fameuse Vénus de Milo que j’avais si souvent admirée à Rome, cette dernière a seulement l’avantage de former un tout admirable grâce à sa taille plus élevée et plus imposante… car Cutchuc est presque en dessous de la taille moyenne… mais on y retrouve tout à fait cette force merveilleuse et cette plénitude des formes, ces hanches qui descendent amplement de la poitrine et au dos avec des lignes ondulant comme des vagues et, jamais de ma vie je n’avais rêvé voir une telle paire de hanche ! Mais la dignité qui m’avait semblé reposer en ces formes solides et puissantes, Cutchuc la faisait disparaître par ses manières dès qu’elle bougeait ; et je ne peux vraiment pas m’imaginer cette alliance avec la sensualité frivole dans les figures antiques – Ah si seulement la Cutchuc avait eu de l’esprit ! quelle prêtresse de l’amour elle aurait fait ! Seulement cet esprit qui semble parfois planer sur son blanc front de grecque lorsqu’elle est plus calme et qui ramène ses mouvements sensuels dans les limites de la beauté.
    Ainsi je n’ai donc trouvé que les ruines de ce que j’attendais. Sa danse de l’abeille n’avait pas la vulgarité des mouvements de hanches de l’autre qui parlait italien et comme elles sont à l’ordinaire ici, mais elle n’avait pas non plus l’esprit et le charme qu’il y aurait dû avoir qu’il lui était resté un peu de pudeur et de sentiment de délicatesse ! – en revanche elle évoquait de jolies pensées grâce à sa vivacité. Pour peu je serais parti après cela – car j’avais totalement absorbé son image en moi-même – particulièrement quand elle chantait et elle chantait beaucoup… j’étais satisfait – et pourtant il fallait que le tout ait finalement un terme – Il serait toujours resté encore quelque chose – Au début horribles questions à cause de l’argent… Elle voulait danser l’abeille pour 2 Th. (40 piastres) et 5 piastres pour un aquavit auquel elle ne toucha pas sur mes conseils mais – et non sans plaisir ! – elle but du vin avec moi. Comme j’avais déposé l’argent, elle refusa de me laisser partir, (Proposition de m’accompagner sur ma barque au Caire, à Assouan, où je voulais) resta seule avec moi et, pour une dernière faveur, tenta encore d’obtenir la bourse d’Hanne qui lui plaisait singulièrement ! mais avec quelle obstination elle me la retirait toujours de la poche puis faisait la moue et suppliait… il ne manquait plus que cela – ensuite encore un amateur pour l’épingle à cheveux et enfin pour le petit journal et je n’aurais plus rien à perdre ! – Finalement elle prit encore les pièces d’argent prussiennes !! (C’était celles d’Hanne, un reste d’économie de l’argent qu’elle m’avait donné. Un demi sou avait été sauvé comme par miracle) et me laissa les quattrini romains ! Elle demanda encore une bouteille de vin et une bouteille de rhum que je promis de lui envoyer. – Est-ce que Hanne sera fâchée à cause de l’argent des économies ? Mais je m’étais justement mis un dernier de ses napoléons d’or de côté – car je pensais qu’elle m’aurait volontiers donné pour, en cas de nécessité, pouvoir le dépenser pour aller voir une Almeh égyptienne – Comme j’aurais aimé le lui demander avant de le donner ! Mais j’ai à nouveau rêvé d’elle – donc elle ne m’en voudra pas ! -
    Le “jevousem” sonnait très joliment dans la bouche de Cutchuc – elle sautait sur mes genoux et m’embrassait sur le front et les joues – elle était charmante ainsi – et même si le plaisir n’était pas sans dérangement – cela restait quand même un plaisir auquel finalement j’ai pu assez bien m’adonner spirituellement et librement (quel mouvement intérieur énergique et élastique !!). Elle fut particulièrement câline au moment des adieux (elle évitait toujours d’embrasser les lèvres – cela ne semble pas être dans les murs), elle m’accompagna un moment dans la nuit et voulut même sortir la lampe à l’huile dans le vent. Je dus encore promettre de revenir lorsque je repasserai par ici en allant à Assouan (c’est cela ! Je serais bien fou !!) -
    Remarque en marge : “Geithner et Schmit ont donné 300 p. à la Cutchuchanem (ce qui m’aurait permis d’aller en Nubie !) et ils l’ont même pas vu nue !! qu’ont-ils vu d’elle, alors ? ! – »
     
    Il n’y a rien de plus approprié pour pouvoir comprendre le phénomène Kutchuk-Hanem, que placer côte à côte les descriptions de Gustave et les notes d‘Albert. Son apparition somptueuse a dû correspondre au mythe européen de la femme orientale. Albert la trouve extraordinaire belle et l’examine minutieusement : « J’avais totalement absorbé son image en moi-même. » Il est particulièrement impressionné par « cette force merveilleuse et cette plénitude des formes, ces hanches qui descendent amplement de la poitrine et du dos avec des lignes ondulant comme des vagues. » – et il omet complètement de décrire les splendides parures colorées orientales, au profit du corps “antique” dénudé. Gustave est subjugué de la même façon : « Je l’ai regardée longtemps, afin de bien garder son image dans ma tête” et lui aussi admire ces coussins de chair sur ses hanches : viande ferme, dure ; quand elle s’assoit de côté, des bourrelets de bronze sur les flancs. » – mais finalement Gustave se révèle encore plus intéressé par ses décors étranges, par les danses, la musique, les costumes, etc… en somme par les « splendeurs orientales », comme Victor Hugo l’exprimait à l’époque : « On était helléniste, maintenant on est orientaliste. » Gustave fait donc partie de ces “orientalistes” mais c’est un observateur réaliste qui ne laisse rien passer, pas même les punaises qui grouillaient, dans ses esquisses colorées. Albert en revanche, se révèle être bien plus “helléniste”, encore complètement prisonnier de l’esthétique classique : il déplore l’absence de cette unité idéale entre un beau corps et un bel esprit chez cette prêtresse de l’amour.
    Albert n’est pas aussi fasciné par Kutchuk-Hanem, il décrit aussi l’autre face du personnage : par exemple son désir d’un gros salaire et il raconte comment elle réussit à dépouiller un voyageur sans argent (Gustave, au contraire, ne mentionne à aucun moment l’argent que lui a coûté cette festivité, probablement très chère !). Dès lors apparaissent chez Albert des remords de conscience a posteriori. Il se refuse catégoriquement à la revoir : « je serais bien fou !!»
    On trouve dans le journal d’Albert, à côté des observations d’une précision scientifique, des réflexions et des épanchements de sentiments, alors que Gustave précise instamment : « Je n’ai pas écrit une seule réflexion. Je formulais seulement de la façon la plus courte l’indispensable, c’est-à-dire la sensation et non le rêve, ni la pensée… »
    Mais pour ce qui est de leur qualité, les deux journaux sont tout aussi excellents et d’égale valeur. Il serait complètement erroné, à l’occasion de cette comparaison, d’émettre des jugements tels que, par exemple : « typiquement français » ou « typiquement allemand » (ce qui serait tentant si on les considèrait superficiellement : l’un pourrait paraître plus frivole – l’autre plus sentimental. En effet ce serait s’inspirer de ces préjugés que Gustave a aussi collectionnés avidement en tant qu’idées reçues, lieux communs, au cours de son voyage en Orient, pour les incorporer dans une œuvre ultérieure.
    Non, en face de ce monde égyptien, Gustave et Albert sont des Européens intéressants – avec le même bagage culturel… donc très proches l’un de l’autre. Par exemple, dans l’effet que produisit la belle danseuse d’Asneh : elle leur apparut comme la quintessence de la femme orientale. Tous deux purent ensuite retrouver la Kutchuk-Hanem dans une figure biblique et, à l’aide de leurs souvenirs et de leurs expériences, la dépeindre en reproduisant sa vie et sa splendeur de ses couleurs : Albert Dulk avec sa Délilah (dans sa pièce “Samson”) qui prit au puissant Samson toute sa force en lui coupant les cheveux et Gustave Flaubert avec sa Salomé (dans sa nouvelle ”Hérodias”) qui se fait servir la tête de Saint-Jean sur un plat…
     
     

    Ilse-Walther Dulk

    Vaison la Romaine, Octobre 1991

     
     
    1 : Albert Dulk (1819-1884), écrivain allemand influencé par le poète Heinrich Heine.

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