• La colère et la compassion

    Denis Schmite 
       

    voir pour télécharger le PDF en fin de document

     

    Vous parlez beaucoup trop de politique, me reprochait très souvent le Maître en modernité lors de nos rencontres, en fait vous en parlez tout le temps et à propos de tout et de n’importe quoi. Quel que soit le sujet que nous abordions vous finissez toujours par y revenir à la politique, s’indignait-il. La politique et la poésie, toutes les deux emmêlées, tournure d’esprit singulière du reste, une vraie bizarrerie que ce rapprochement, presqu’une incongruité, se glissent dans le moindre recoin de nos discussions, dans un détour de phrase, dans une ponctuation verbale, quand je reprends mon souffle après un long exposé, ou en plein milieu d’un raisonnement, et ce toujours et exclusivement de votre fait. C’est énervant à la fin. Et puis, comment et pourquoi persistez-vous à défendre des idées de gauche, et là je pèse mes mots, idées qui ne correspondent plus à aucune attente de personne, qui sont totalement passées de mode et dépassées dans notre monde, que tout individu responsable souhaite oublier quand il ne les rejette pas avec violence ? Questionnait-il en s’emportant. Et il se lançait alors dans une diatribe interminable où il était question de simplisme outrancier, de faux sujet, d’investissement sentimental désuet, de honteuse perte de temps, d’interprétations hâtives, de raisonnements étriqués, d’amalgames faits à la va-vite, d’appréciations faussées, et de tout un fatras d’autres griefs dont certains bien plus virulents encore, qu’il serait fastidieux d’énumérer ici dans leur totalité. Bref, il m’engueulait.
    Tout est politique, tentais-je un peu timidement (pourquoi ?) de lui opposer en ces occasions. Le fait de prendre telle ou telle décision ou de ne pas la prendre, le fait de réagir à tel ou tel événement ou celui de l’ignorer, sciemment ou non, le fait, en fin de semaine, de remplir le coffre de sa voiture pas belle de produits pas bons achetés à l’hypermarché du coin puis de se vautrer dans son fauteuil en tapotant sur le clavier de son ordinateur ou celui de s’atteler à la lecture d’un très gros livre, le fait de faire des enfants ou de ne pas en faire, le fait d’envoyer ces mêmes enfants à l’école laïque, l’école de la République, ou à l’école confessionnelle, l’école des religions, le fait de regarder l’autre ou de ne pas le regarder, de lui parler ou de ne pas lui parler, de l’écouter ou de ne pas l’écouter, le fait d’admirer son patron ou de vouloir le pendre, le fait de passer son temps au téléphone en ne racontant que des sottises à des gens pas intéressants ou celui de prendre des notes dans le très gros livre, notes sur lesquelles s’appuyer pour discuter avec des gens intéressants, le fait de se soucier des choses de ce monde ou de s’en ficher royalement, tout ces choix, et bien d’autres encore, sont infiniment politiques car ils émanent de ces petites particules élémentaires du social, souvent supporters de la même équipe de foot et se sentant à peine ou pas du tout citoyens d’une ville, d’une nation ou de l’Europe, tous homo politicus quand même car un club de foot est bourré de politique et d’idéologie, les deux généralement très inquiétantes. Tout le monde fait de la politique, consciemment ou non, tout le temps et en tout lieu. Tout est politique vous dis-je.
    Bon ! Bon ! scandait-il alors en prenant une pose réflexive. Si je vous comprends bien, le seul fait de naître serait déjà poser un geste politique, et de se mettre à glousser, mais je conviens tout de même que vous n’êtes pas totalement dans l’erreur, admettait-il dans ses bons jours, ses jours de sérénité philosophique comme il se plaisait à les qualifier. Moi, c’est la société davantage que le politique qui me questionne, même si les deux se rejoignent souvent, ça je vous le concède. Je suis conduit à me poser de plus en plus souvent, un peu contre mon moi profond d’ailleurs, la question de l’idéal de société et je dirai aussi de l’idée même de société, m’expliquait-il, et au-delà de cette interrogation ou dans son prolongement, je me mets à déplorer la vacuité des projets auxquels nous convient les politiciens qui renvoient le plus souvent les gens à ce que j’appelle « la petite vie », vous vous en souvenez sans doute de « la petite vie », je l’ai déjà évoquée, et je suis bien obligé de convenir qu’il n’existe aucune issue si les gens ne veulent pas se forger leurs propres projets, s’ouvrir de vraies perspectives, c’est-à-dire indépendamment d’eux, les politiciens, s’ils ne veulent pas prendre résolument en mains leur avenir, s’ils ne veulent pas voir plus loin que le bout de leur nez, s’ils ne veulent pas dépasser les deux seuls éléments du réel qui soient à portée immédiate de leur appréhension, je veux dire par là : l’instant présent et leur corps. Je veux tout faire pour et par la société mais, ne vous méprenez pas sur mes intentions, pas dans n’importe quelle société, pas avec n’importe qui, pas n’importe comment, martelait-il avec une apparente conviction.
    Tant mieux, vous me rassurez, ironisais-je alors, quant à la gauche je me considère personnellement comme un jeune vieillard d’après-gauche qui ne peut que ruminer les trois préceptes simples qui lui ont été inculqués dans sa lointaine enfance d’avant-gauche, lors de la fabrication de son surmoi républicain, dans une école publique encore toute pénétrée de l’esprit de la Résistance. Liberté, égalité, fraternité, les seules valeurs qui vaillent, les seules que je reconnaisse. Tout le reste, c’est-à-dire le pouvoir ou le sentiment de celui-ci ou le désir de celui-ci, pouvoir de droite, de gauche ou de je ne sais où, ne relève que de ce que quelques-uns osent appeler, je ne sais plus qui, « la sexualité aigrie »…
    Oh là ! Oh là ! m’interrompait-il, vous venez de me dire que tout est politique, en d’autres temps vous m’affirmiez qu’il y avait de l’économie partout, vous n’allez tout de même pas me déclarer maintenant que tout est sexuel ?
    Ben si ! c’est la même chose, soutenais-je assez fermement cette fois-ci. Qu’est-ce que la soif, ou la faim, de pouvoir si ce n’est de s’affirmer et d’être toujours reconnu en tant que mâle dominant, celui qui a tous les droits sur la horde de femelles et la petite troupe des rivaux défaits. Il n’y a pas à sortir de là. Je mets du sexe là où le dix-huitième siècle mettait de la folie si l’on en croit Foucault. Et de sortir mon petit carnet à moi, car ce que je voulais citer était très beau et ne devait souffrir d’aucune déformation ni d’aucun bafouillage : « Il faut la folie de l’amour pour conserver l’espèce ; il faut le délire de l’ambition pour le bon ordre des corps politiques ; il faut des avidités insensées pour créer des richesses » (1). La folie, le désir, le non sens, nés de la pulsion sexuelle insatisfaite, voilà comment je vois les choses, moi, jeune vieillard républicain, ajoutais-je avec entrain. Et puis le pouvoir est bien une affaire d’hommes et dans les conversations ou dans les journaux on dit jusqu’à plus soif « un homme politique », « un homme d’affaires », « un homme de pouvoir », non ? beaucoup plus rarement, voire pratiquement jamais, « une femme de… », non ? Il y a donc survalorisation de l’élément mâle. Si on y regarde bien, les hommes qui désirent le pouvoir sont dans leur grande majorité épouvantablement laids donc peu attractifs sexuellement. C’est le pouvoir acquis qui fait gonfler, enflammer, les gonades et secréter les phéromones. C’est le pouvoir acquis qui peut les rendre désirables, tout du moins le croient-ils. Il faut que les autres mâles se soumettent au pouvoir de celui qui l’a acquis et ce dernier veut les déchiqueter, les dévorer, les engloutir. Phantasme primitif de morcellement et d’incorporation. Au bout du compte, peut-être ne s’agit-il que de cela, une monstrueuse animalité, avoir tous les droits sur une horde de mâles plutôt que de femelles, car vraiment trop inférieures les femelles. Le pouvoir et sa soif, ou sa faim, sont toujours d’une ambiguïté extrême, convenez-en.
    J’avoue que je n’aurais pas exactement envisagé la question sous cet angle, s’esclaffait le Maître en modernité, mais ça me semble quand même relever d’une psychanalyse de bas étage, psychanalyse que je ne positionne déjà pas très haut dans l’échelle du savoir, que je considère très franchement, disons-le, comme un non-savoir, même si Gaston, homme de raison mais aussi de feu (2), n’aurait pas été très content après moi s’il m’avait entendu.
    C’était là le côté petit-bourgeois du Maître en modernité c’est-à-dire de quelqu’un qui n’aime pas être trop dérangé dans le confort de ses certitudes. La place que la psychanalyse accordait à une sexualité pas du tout maîtrisée et sa négation du libre-arbitre le heurtaient profondément en tant qu’individu plutôt fier de sa masculinité d’une part et en tant que philosophe quand même rationaliste, même s’il refusait absolument ce qualificatif, d’autre part. Nous avions déjà débattu, assez vivement il faut dire, de ce sujet, la psychanalyse, et il paraît inutile de revenir ici sur nos arguments réciproques amplement développés par ailleurs.
    Et puis la République ! Vous y revenez souvent à la République, poursuivait-il pointant sur moi un doigt accusateur, je me demande qui à notre époque voudrait bien encore mourir pour la République. Les gens ne sont plus préparés ou plus aptes à cela. Cela fait au moins un demi-siècle que plus personne n’est prêt à mourir pour quoi que ce soit de cet ordre.
    Ce n’est pas tout à fait exact, le contredisais-je encore et comme souvent je lui racontais une histoire que je trouvais édifiante, une parabole ironisait-il à chaque fois. Il y a quelques années, on m’a rapporté, un ami, qu’une toute jeune femme, une amie de cet ami, qui s’était engagée dans l’armée française, le pouvoir militaire a de tout temps abusé de la jeunesse pauvre, jeune femme à laquelle on avait donné la bizarre mission, bizarre pour une jeune femme, de conduire un énorme camion, fut envoyée à Sarajevo au sein des forces d’interposition dont la couleur des casques était celle des horizons radieux. Avant son départ, elle avait fait serment cette jeune femme de défendre son camion jusqu’à la mort car elle l’aimait sa bien lourde mécanique. Peu après son arrivée sur le théâtre des opérations, comme on dit, elle a été abattue par un franc-tireur, un sniper, alors qu’elle s’activait devant son véhicule tombé en panne en un très mauvais endroit et à un très mauvais moment, alors qu’elle tentait de le défendre ce camion comme elle l’avait fièrement annoncé. Cette histoire est bien triste, me direz-vous, et on ne meurt pas pour un camion. Pourquoi pas ? répondrai-je. Il est possible, que ce camion représentât pour la jeune femme quelque chose ayant à voir avec sa patrie et les valeurs supposées la gouverner, quelque chose représentant peu ou prou la République, et pour ma part je considère que ce camion, même monstrueux, n’est pas un pire symbole que l’idiote en plâtre et en bonnet phrygien qui orne les dessus de cheminées de toutes les mairies de France, effigies farineuses de starlettes un peu putains. Je crois discerner dans cette jeune femme comme un Barra moderne, vous savez ce petit tambour des armées de la Convention massacré par les Vendéens pour avoir refusé d’abjurer la République et que l’on nous offrait en exemple dans les leçons de morale civique à une époque où l’école se voulait autre chose que l’antichambre de l’Entreprise. Et puis les idées de la République ne sont pas propriétés de la France. Elles appartiennent au monde. Elles sont universelles. Au cours des quelques voyages que j’ai pu faire ici et là, j’ai croisé bien des gens, humbles paysans, gentils maîtres d’école, robustes ouvriers, tenanciers d’échoppes toutes simples, modestes professeurs de collèges, artisans en toutes choses, habitants de lieux inimaginables, plateaux grattant le haut ciel des Andes, franges des déserts arabiques infinis, villes immenses de tôle et de carton, ruines de palais moghols ou de forteresses franques, hameaux blottis au pied de volcans titanesques, ports sordides et interlopes nichés au fond de baies sublimes, et je les ai entendus ces gens louer la France, sa république et sa déclaration des droits de l’homme, quelques-uns en récitant même par cœur l’article 1er, beaucoup ayant eu à affronter, il est vrai, des dictatures ignobles, parfois de lourds bataillons impériaux et quelque fois aussi ceux de la France, au Maghreb, en Syrie, ou bien encore au Vietnam, jusque dans la cuvette de Diên Biên Phu, mais bien ailleurs aussi. Et ce qu’ils vénéraient tous ces gens c’étaient les valeurs de la belle République universelle, valeurs auxquelles la très brève République française avait donné naissance.
    Vous demeurez un incorrigible romantique qui ne fait que ressasser de vieilles histoires, et ceci ça n’est vraiment rien d’autre que de la vieille Histoire. Il faut vous laver la tête de toutes ces choses, concluait toujours péremptoirement le Maître en modernité, même dans ses jours de sérénité philosophique.
    C’était là le type d’échanges, très incomplets évidemment, très imparfaits, que nous pouvions avoir le Maître en modernité et moi sur ce sujet, sensible et extrêmement prégnant pour moi, insignifiant voire totalement hors-sujet pour lui, et l’histoire de la vieille histoire, il me la resservait tout le temps, le Maître en modernité, et chaque fois cela me renvoyait, moi, à une autre histoire. Un soir à la télévision on demandait à un homme politique très important, une espèce de ministre mais qui voulait être bien plus encore, sa position par rapport à la question tchétchène, l’une des grandes affaires internationales du moment. Cette question venait après beaucoup d’autres très compliquées sur les priorités budgétaires, la santé, l’éducation, le développement des régions, la construction européenne bien sûr, et que sais-je encore. Alors là, en entendant cette question, le politicien éclata de rire, un rire grinçant, excessif, forcé, artificiel, sinistre comme l’est bien souvent le rire des politiciens, et qu’il s’imaginait lui être très distingué. C’était son moment de détente à lui le politicien, détente bien méritée après le feu roulant des questions journalistiques et ardues. La Tchétchénie c’est une vieille histoire ! s’exclama-t-il alors entre deux hoquets, deux ricanements, distingués pour lui. Moi, je les trouvais vulgaires les hoquets du politicien, glaciaux ses ricanements. Il était cultivé, ou tout du moins voulait-il se faire passer comme tel, et il trouva le moment opportun pour faire étalage de son savoir. Il se mit à réciter un poème de Lermontov où il était question d’une mère ou d’une grand-mère russe racontant une histoire à un petit enfant, le soir, pour l’endormir, ou bien lui chantonnant une comptine, remplie de vilains brigands tchétchènes voleurs d’enfants, de vertus et de beaucoup d’autres choses. C’était pour montrer à quel point c’était une vieille histoire, qu’il ne fallait pas prendre l’affaire tchétchène très au sérieux, que c’était très loin la Tchétchénie et très exotique aussi, du folklore en quelque sorte, et on en resta là sur le sujet, lui entièrement satisfait de sa récitation et il en rigolait encore, moi complètement interloqué par sa jubilation déplacée et son cynisme. La vieille histoire, qui était en fait très actuelle, se résumait à quelques dizaines de milliers de morts, quelques centaines de milliers de déplacés, sur une population de moins d’un million d’habitants, un pays entièrement ravagé du fait de l’agression d’une armée barbare relevant d’un état barbare. C’était un homme politique de droite c’est certain, mais je ne suis pas persuadé qu’il ne s’en trouvât pas un de gauche pour afficher le même cynisme à propos du même sujet ou d’un autre approchant. Ce ne sont pas les massacres qui manquent.

    Je me souviens d’une autre vieille histoire et d’un homme qui avait intensément vécue l’Histoire : le gardien du château de Saladin. C’était un homme serein qui allait sur ses quatre-vingt ans tout en en paraissant à peine soixante. Je le revois accroupi sur ses talons et le sourire aux lèvres devant la grande porte de la vieille forteresse, tripotant son chapelet d’agrément d’une main et tirant sporadiquement de profondes bouffées d’une grosse cigarette de tabac brun qu’il tenait de l’autre main. Le gardien du château de Saladin était l’un de ces beaux vieillards profonds et racés qui méditent le jour durant à l’ombre des murailles des kraks massifs. Beaucoup d’entre eux avaient emprisonné dans leurs yeux la couleur de la méditerranée capturée sur les rivages d’Ugarit et de Lattaquié mais de plus prosaïques que moi diront qu’il s’agit là du simple héritage tenu des chevaliers croisés de France. Le regard du gardien du château de l’Emir avait conservé, quant à lui, la mémoire de l’ombre des cachots de cette même France contre laquelle il avait lutté à l’époque du mandat. Si l’on s’accroupissait à son côté en partageant une cigarette, alors il pouvait parler longuement de sa jeunesse combattante, de son engagement pour la liberté et pour quelques autres valeurs, de fusillades, de bombes mais aussi de femmes à larges croupes et aux yeux de houris, de courses-poursuites effrénées dans les ruelles de Damas et d’Alep, des quelques vingt années qu’il avait passé dans les geôles de France, dont cinq avec de lourdes chaînes aux pieds, puis brusquement se taire et, le sourire toujours aux lèvres, parcourir de son regard sombre, comme s’il les découvrait, les courbes superbes des vertes collines environnant les ruines imposantes sur lesquelles il veillait. Le gardien du château de Saladin, digne héritier de l’Emir, après avoir été un homme fortement engagé était devenu un homme serein.

    L’engagement. Pour s’engager dans une direction il faut trouver un intérêt à le faire et si des gens décident de se regrouper pour aller dans la même direction c’est qu’ils ont un intérêt commun mais, comme le souligne un sociologue que j’ai déjà cité par ailleurs (3), le regroupement et l’existence d’un intérêt commun ne conduisent pas nécessairement à l’action. L’action, qu’elle soit individuelle ou collective, réclame des efforts cherchant récompense et cette récompense doit avoir une valeur supérieure à celle des efforts déployés. Un vulgaire calcul économique est donc généralement opéré pour l’engagement de toute action. Même dans le militantisme qui a pour mission de représenter l’autre, au besoin de le défendre, il y a recherche d’une meilleure estime de soi par l’acquisition de compétences nouvelles, l’occupation de postes plus prestigieux ou le simple sentiment d’appartenance à un réseau, à une élite. C’est ce que le sociologue appelle « la menue monnaie de l’action collective » mais pour la percevoir cette menue monnaie il faut être représentatif. On peut atteindre la représentativité par la mobilisation du nombre ou par la reconnaissance du pouvoir. Historiquement, c’était la mobilisation du nombre qui forçait la reconnaissance. La grande idée du pouvoir, une idée typiquement postmoderne, c’est d’avoir découplé le nombre et la reconnaissance. En conférant rapidement le qualificatif d’experts à des responsables de groupe, en institutionnalisant le groupe, on coupe le groupe du nombre. Ainsi la contrepartie de l’institutionnalisation c’est la délégitimation, la base potentielle du groupe, les gens que le groupe est censé représenter, ne pouvant que difficilement s’identifier à des experts désignés par le pouvoir. Une reconnaissance en chasse donc une autre mais il ne s’agit guère d’un problème pour les institutionnalisés car il est plus confortable, matériellement et dans certain cas pour sa sécurité physique, de collaborer que de s’opposer.
    C’était un après-midi chaud et le gros monsieur en complet gris nous rejoignit, tout essoufflé et en sueur, à la table du bistrot, en plein centre de Caracas, où nous étions installés en compagnie d’un jeune universitaire qui avait organisé cette rencontre avec le gros monsieur gris, essoufflé et transpirant, avant qu’il ne soit dans cet état bien sûr. Il y avait une singulière agitation dans le quartier, une agitation que l’on ressentait immédiatement comme inhabituelle même pour la capitale, une agitation d’énorme manifestation ou de congrès très important. Du reste le gros monsieur nous le dit tout net, entre deux pénibles respirations, car il était vraiment très essoufflé, très exalté et très ému aussi. Il s’agit d’un congrès d’une extrême importance, nous confirma-t-il, c’est un congrès historique. Nous devons prendre le tournant, amorcer le virage, mais ce n’est pas gagné d’avance. Il y a des résistances. La situation internationale a diamétralement changé, l’équilibre ancien est rompu, il y a eu un effondrement. Nous ne pouvons plus nous contenter de rester spectateur, ni de continuer de ronchonner ou de grogner dans notre coin. Nous devons changer, nous devons bouger de nos positions qui ne sont déjà plus tenables, nous devons nous adapter au nouveau contexte. Nous devons nous moderniser. Nous devons nous reconstruire. Nous ne pouvons plus faire que nous opposer. Nous devons participer de façon constructive. Nous devons collaborer. Le gros monsieur avala à la hâte une gorgée de café et partit en coup de vent par où il était venu ce qui nous rafraîchit un peu car il faisait vraiment très chaud cet après-midi là à la terrasse du bistrot en plein centre de Caracas. Tout en nous accompagnant jusqu’à la bouche du métro la plus proche, le jeune universitaire nous expliqua que son parti ne pouvait plus camper dans une position stérile. Le vieux rapport de force était renversé. Le parti doit être plus ouvert. Il doit adopter une attitude consensuel, ajouta-t-il. Il ne faut plus rejeter l’économie de marché car c’est une réalité objective dont le pays a besoin. Qu’est-ce qui se passait dans les faits qui justifiât ce désir profond de changement tant dans les esprits que dans le parti ? Le parti communiste vénézuélien, dont le gros monsieur gris et essoufflé devait être quelqu’un comme le numéro deux, qui avait assisté, profondément navré, à l’effondrement du bloc soviétique, entamait son congrès de transition, transition démocratique précisait-on. Oui, mais où en était le pays, quel était le climat général au-delà de la chaleur oppressante de cet après-midi historique…et démocratique ? Eh bien, ça n’allait pas fort, comme nous l’expliqua quelques jours plus tard, par un après-midi tout aussi chaud mais un peu humide, le chef de cabinet du gouverneur de l’état de Guyanas (actuellement Bolivar), un ancien ouvrier électricien et dirigeant d’une organisation de gauche radicale, Causa R (en vérité le R est à l’envers). Le chef de cabinet était un homme jeune, intelligent et même subtil qui n’avait strictement rien à voir avec les produits de notre fabrique nationale de technocrates. Le pays s’enfonçait dans la crise. Les pauvres, une très grosse majorité, devenaient plus pauvres encore pendant que les riches, donc une infime minorité, devenaient plus riches. L’inflation continuait de galoper, le service de la dette, colossale, interdisait tout nouvel investissement et la corruption gangrénait tous les secteurs de la société. Quelques mois plus tôt, le président social-démocrate avait lancé un train de mesures drastiques qui laminait le pouvoir d’achat des petites gens, initiative qui avait provoqué des émeutes aussitôt réprimées dans le sang. La police et l’armée avaient tiré dans la foule des manifestants et on avait ramassé entre trois cents et cinq cents morts selon les sources officielles et près de deux milles selon d’autres sources, dont Causa R. Suite à ces évènements dramatiques, la question de la reprise de la lutte armée s’était posée pour Causa R, nous avoua son porte-parole, tandis que le parti communiste, lui, préparait son congrès de transition, transition démocratique précisait-il, tout à ses rêves de grande réconciliation, réconciliation nationale ajoutait-il, et d’entrée accéléré au paradis consumériste du nord. Pour quelques dizaines de morts on ne pouvait tout de même pas tout arrêter, s’interdire de prendre le grand virage qui débouchait sur l’économie de marché. Cependant la démonstration de fermeté du président social-démocrate avait un peu rassuré les chefs d’état et les investisseurs étrangers et quelques crédits avaient été immédiatement débloqués par les grandes institutions internationales. Les Etats-Unis, eux aussi, étaient bien contents car ils possédaient beaucoup d’intérêts, pétroliers entre autres, dans le pays. Dans l’état de Guyanas, à l’est, ça ne tournait pas très fort non plus, et comment aurait-il pu en être autrement ? , ce que nous confirma le Gouverneur qui entre-temps était venu nous saluer. Il y avait tout un tas de problèmes à régler sans délai, évidemment, non pas à coup de fusils mais avec humanité. Tout d’abord, on avait interdit aux orpailleurs d’empoisonner l’Orénoque avec le mercure et ceux-ci avaient entamé une grève de la faim. Effectivement, à notre arrivée à Ciudad Guyana, nous avions pu voir une douzaine de pauvres types allongés sur des paillasses en bordure du fleuve, peut-être y avait-il une banderole et quelques gens aussi autour d’eux, tandis que le fleuve lui-même était encombré de centaines de toutes petites embarcations de pêcheurs au carrelet. Les poissons et le mercure ne vont pas très bien ensemble. Les orpailleurs on en trouve partout dans certaines zones de l’Amérique du sud, des hauts plateaux andins aux plaines chaudes du sud Brésil, pauvres gens qui fouillent sans relâche le lit des rivière et même le moindre trou d’eau, qui remuent inlassablement leur batée pour récolter quelques grains de précieux métal et qui utilisent assez souvent du mercure pour en amalgamer les poussières. Par ailleurs, l’énorme complexe sidérurgique, que nous avions déjà visité, qui employait des milliers de personnes, cumulait d’importants déficits du fait de l’incurie qui régnait à sa tête et le gouvernement avec l’appui des syndicats à sa solde préparait sa restructuration en vue d’une privatisation, ce qui menaçait évidemment l’emploi. Il fallait remettre de l’ordre dans tout ça. Au Venezuela, en ces années là, comme ailleurs et à toutes les époques, on trouvait, à gauche, deux conceptions vraiment divergentes de l’engagement et ici, comme ailleurs et à toutes les époques, les enjeux n’étaient pas minces. Sur l’une des routes qui mènent ou ramènent à Caracas, en haut d’une côte, il y avait une baraque en bois qui faisait restaurant et buvette et un peu épicerie aussi et, à côté de la baraque, le tenancier avait ménagé un petit espace, juste en bordure et au ras de l’asphalte, sur lequel il avait planté un tronc fourchu, plutôt une forte branche, auquel il tenait attaché par une chaîne un petit singe à longue queue, un singe-araignée. La chaîne était juste assez longue pour que le petit animal puisse grimper au tronc et aussi s’y suspendre avec sa queue. Evidemment le singe était là pour attirer le client de passage. Quand la route était déserte, le petit singe restait mélancoliquement recroquevillé au pied de son perchoir imposé. Tout en s’enlevant les parasites il rêvait, on peut le supposer, à la cime des grands arbres qu’auparavant il effleurait, emporté par le nuage de ses congénères, en quête de fruits mûrs ou par jeu. Lorsqu’une voiture ou une camionnette ralentissait, marquant par là l’intention de son conducteur de faire un tour à la buvette, on voyait alors la face du petit singe s’illuminer et lui de s’agiter, de trépigner et même de faire comme des signes pour attirer le visiteur. Si ce dernier s’approchait, alors le singe faisait des sauts dans tous les sens et venait se blottir dans ses jambes. Si, par bonheur, le visiteur tendait un doigt, il enroulait prestement le bout de sa queue autour de son rameau improvisé et s’y suspendait quelques instants avec délice. Lorsque le visiteur repartait, le petit singe rejoignait résigné, sans aucune forme de caprice, le pied de son ersatz d’arbre et reprenait son épouillage et son rêve là ou il les avait laissés. Ainsi va le monde, au ras de l’asphalte, noyé dans les vapeurs d’essence. Je pense souvent à ce petit singe-araignée.
    La plupart des voyageurs ignorent l’Uruguay parce que c’est un pays trop petit, trop plat et trop calme, enfin quand la CIA ne va pas exciter les militaires jusque dans leurs casernes, où les villes sont répétitives, tout comme les parcs à vaches sont répétitifs, où il ne se passe pas grand chose, où le temps semble se dilater et les distances se contracter. Même les voisins Argentins se moquent des Orientaux, comme s’appellent eux-mêmes les Uruguayens, ce qui montre bien que tout est relatif, l’Orient de l’extrême-Occident, qui ne sont pour eux que des Gauchos un peu balourds, rien à voir avec leur Martín Fierro à eux les Argentins, homme fier et libre de la Pampa (4). Seule la belle et moderniste Punta del Este, à l’embouchure du Rio de la Plata, peut à la limite trouver quelque grâce à leurs yeux, aux voyageurs et aux Argentins. Et pourtant l’Uruguay est un pays fait tout de grâce mais encore faut-il disposer d’autres yeux pour la voir cette grâce là. C’est une grâce toute campagnarde qui est partout, dans les kiosques à musique rouges ou bleus des squares faiblement ombragées, dans les rues singulièrement larges et poussiéreuses des villes minuscules où sont garées parfois d’antiques véhicules, presque jouets d’enfants sortis il y a bien longtemps des usines de Détroit, dans les boutiques silencieuses des maraîchers des « esquinas », dans le pas mesuré des nandous, ces petites autruches sud-américaines, qui se glissent jusqu’entre les jambes des chevaux, dans les champs de roseaux ondulant sous la brise des étangs et des rios, et aussi dans les bistrots à matelots aux portes de bois bleu-gris disséminés ici et là, pas très loin du port de Montevideo. A l’échelle de L’Amérique, Montevideo n’est qu’une ville de province, sa province orientale, avec sa grand place dominée par la tour gigantesque du palais Salvo, bizarre objet architectural d’un baroque à la fois moderniste et sans âge, et toute encombrée par le mausolée et la statue équestre du Libertador Artigas. Les villes d’Amérique latine sont fabriquées de places, davantage encore qu’en Europe, et là, juste derrière la grande, on en trouve une toute petite mais des plus ravissantes et des plus rafraîchissantes qui soient. La douce lumière que filtre les feuilles des grands platanes enveloppe tendrement une fine fontaine où quatre amours potelés chevauchent de gros poissons joufflus. J’y ai passé bien des heures assis sur l’un de ses bancs romantiques, sans rien faire ni penser à rien, si ce n’est à rire de la mitoyenneté contre-nature de la cathédrale néo-classique, sans charme aucun, et de la permanence du PC uruguayen. Ici, et probablement nulle part ailleurs dans toute l’Amérique latine, un simple mur séparait le catholicisme colonial et le matérialisme dialectique. Je dis « séparait » car un jour on a posé un panneau « à vendre » sur le local du PC uruguayen et depuis la cathédrale est restée seule et sans charme aucun.
    On ne peut pas aimer à la fois l’Amérique latine et les Etats-Unis. Ce sont là deux mondes exclusifs et il y a des amours, les grands, qui ne se partagent pas. Moi, j’aime l’Amérique latine. L’Amérique latine, continent de passion, ne saurait être aimée autrement qu’avec passion. Cela m’a demandé des années avant d’envisager de poser les pieds sur le sol états-unien. Un jour, je me suis résigné à y accompagner une dame. A Washington, nous logeâmes au Yacht-club, au bord du Potomac. C’était propre et confortable. C’était bien. Nous dinions à Dupont Circle, sorte de Soho washingtonien pas trop branché à l’époque. Nous avions déniché des endroits pas chers et la cuisine n’était pas si mauvaise que ça. C’était bien. Comme nous buvions pas mal, la dame et moi, nous décidions de retourner à pied à notre hôtel pour éliminer tout ça. Washington, la nuit, c’est plutôt joli avec ses larges avenues et toutes les lumières partout, et donc nous nous promenions. De Dupont Circle au Yacht Club, ça fait quand même loin. Il nous fallait à peu près une heure pour atteindre le Mall, là où sont regroupés tous les musées de cette belle et grande institution que l’on appelle le Smithsonian. Ce que nous avions bu commençait alors à exercer une forte pression sur nos vessies respectives. C’était inévitable. Comme il n’y a presque pas de piétons, la nuit, dans ce coin là, la dame se précipitait alors vers un groupe de petits buissons tout proche du musée de l’histoire américaine. Moi j’avais choisi un arbre presqu’au pied du Washington monument, cet énorme obélisque que l’on voit dans tous les films et qui permet de dire qu’on est bien à Washington, endroit qui m’offrait un sacré point de vue tout en me permettant de me soulager tranquillement. Derrière moi la Maison blanche. Devant, donc, le Washington monument. Si je tournais la tête à gauche, je prenais tout le Mall en enfilade jusqu’au Capitol. Si je la tournais à droite, j’avais en ligne de mire le Lincoln memorial, tout au bout du Reflecting pool. Nous prenions notre temps. Tout ça c’était beau, c’était historique et ça nous permettait aussi de « poser un geste politique », selon la jolie formule du Maître en modernité. C’était bien. Nous demeurâmes quelques jours à Washington et nous prîmes nos habitudes. Tous les soirs la dame retrouvait ses buissons et moi mon arbre. Nous prenions notre temps. C’était bien. Mais un jour, je me souviens avoir senti soudainement naître un doute sur la fiabilité du système de surveillance de l’espace états-unien.
    Lorsque le Maître en modernité se moquait de ma vieille Histoire, ça attisait aussitôt chez moi le désir de raconter encore plus d’histoires. Une vraie addiction. Une histoire appelle aussitôt une autre histoire qui en appelle une autre et des histoires sur l’engagement j’en ai un plein rayon. Mes histoires sont des séries d’images colorées, ou non, que j’ai collées, pour certaines il y a longtemps, et que je continue à coller dans mon album mémoriel, sur les parois de la grotte crânienne qui me sert aussi de mémorial. Je n’ai pas toujours été comme ça pour raconter. Dans mon enfance, à mon âge d’extrême pureté, j’aimais plutôt réciter. Dans la belle école qui a fabriqué mon surmoi républicain, j’avais une institutrice très gentille mais mélancolique. L’époque était trouble, depuis bien longtemps la République n’était plus qu’un qualificatif usurpé, et le pays envoyait sa jeunesse pauvre mater des rébellions sublimes dans des endroits où il n’aurait jamais dû mettre les pieds. C’est cela qui rendait mon institutrice mélancolique. Et quand elle était vraiment trop triste elle me demandait de lui réciter « Le dormeur du val ». « C’est un trou de verdure où chante une rivière etc…etc… », je m’appliquais beaucoup et pour me remercier elle me faisait un gros bisou. Les nouvelles étaient vraiment mauvaises, j’étais appelé à l’estrade et je commençais : « C’est un trou de verdure où chante une rivière etc…etc… ». J’avais droit à mon bisou. Cela pouvait aller jusqu’à trois fois par jour et autant de bisous. Moi, j’aimais bien. Mon institutrice était toujours mélancolique, j’étais encore pur et mon école demeurait contre vents et marées un îlot républicain.
    L’engagement. Comme il était député de sa circonscription et maire de sa ville, une commune très fortement peuplée mais sans doute trop proche de la capitale, tout le monde l’appelait le Député-maire. C’était logique et il ne pouvait s’empêcher d’en tirer une certaine fierté, tout à fait légitime d’ailleurs, quand il mesurait le chemin parcouru pour atteindre cette position enviable et enviée. Il était d’origine modeste et avait exercé le beau métier d’instituteur, ce qui est rare à ce niveau en politique, mais fort peu de temps car son parti l’avait très tôt distingué en tant qu’élément à gros potentiel et lui avait donc fait suivre son école de cadres. Puis tout s’était enchaîné très vite et il avait accédé à cette position, enviable et enviée, à l’âge ou les autres commencent à peine à user le fond de leur pantalon ou de leurs jupes sur le banc des facultés. Néanmoins, le Député-maire avait parfaitement conscience de la fragilité des choses humaines, ce qui est rare à ce niveau en politique, et au moment des élections, dans l’intimité de sa petite équipe de campagne, il lui arrivait de dire sur un ton blagueur « Nous avons intérêt à gagner cette fois-ci encore car Je ne me vois pas, revêtu à nouveau de cette vilaine blouse grise, parcourant les tristes travées de pupitres, une règle dans une main et un recueil de fables de La Fontaine dans l’autre ». Il est vrai qu’il était coquet et que c’était plutôt émouvant de le voir traverser les squares municipaux et printaniers, au moment des élections, un peu raide dans son costume clair, et serrer les mains des petits vieux assis sur les bancs publics, pressés les uns contre les autres, avec toujours un mot très gentil et un grand sourire aux lèvres. C’était un homme ferme qui suivait scrupuleusement les directives de son parti et qui les faisait appliquer, avec fermeté, à la mairie. Mais c’était aussi un homme de grande écoute et au sein du conseil restreint qu’il avait constitué, conseil qui représentait sa majorité et où se prenait vraiment les décisions, il laissait toujours s’exprimer les gens, et nombreux étaient ceux qui ne manquaient pas de le faire, avec profusion, puis le Député-maire parlait longuement, très longuement même, et plutôt bien, et c’était toujours ce qu’il avait dit, lui, qui était approuvé, car c’était la sagesse même. C’était enfin un homme à solides convictions, ce qui est rare à ce niveau en politique, convictions de gauche évidemment, et il y eut toute une période où il répétait « Nous sommes de gauche, Je l’ai toujours été et Je le resterai, et Je ne laisserai jamais aucun privé, un de ces abominables vautours de promoteurs, construire des logements pour bourgeois sur le territoire de Ma commune », déclaration dont il ne pouvait s’empêcher de tirer une certaine fierté, tout à fait légitime d’ailleurs. A propos de construction, il y avait sur le territoire communal un très grand terrain en bordure d’autoroute sur lequel le Député-maire n’avait pu faire réaliser l’immeuble de logements sociaux qu’il avait programmé en raison d’un grave litige qui avait opposé la commune à la société constructrice, et sur ce terrain il restait d’ailleurs quelques baraques de chantier, témoignages pathétiques de l’ambition municipale, dans lesquels vivaient depuis quinze ans, date dudit litige, de nombreux travailleurs immigrés en majorité d’origine malienne. Le Député-Maire n’aimait pas les travailleurs maliens non pas parce qu’ils n’étaient que de simples travailleurs, le Député-Maire se sentait très engagé à l’égard des travailleurs, mais parce qu’il les soupçonnait de vendre de la drogue à la sortie des écoles et de poster des prostituées à la sortie des bureaux et surtout il les accusait d’être polygames. La polygamie il trouvait ça malsain le Député-Maire. « Qu’est-ce que c’est que ces gens qui sont polygames ? » rugissait-il continuellement à l’encontre des maliens si peu vertueux. « Un maire, député de surcroît, se doit avant toute autre chose d’être le garant de la morale publique » rappelait-il souvent avec une certaine fierté, tout à fait légitime d’ailleurs, mais c’est vrai aussi qu’il se montrait particulièrement pointilleux, exagérément dirais-je, dès qu’il s’agissait des choses du sexe, même choses supposées. Un matin, le Député-maire, homme de gauche convaincu, diligenta une compagnie dite républicaine, et de sécurité de surcroît, afin de déloger, manu-militari, les travailleurs maliens qui survivaient dans leurs baraques de chantier depuis quinze ans. Comme il ne leur avait pas proposé de les reloger, les Maliens et les autres, parce qu’il n’y avait pas que des Maliens, soutenus par certaines associations locales investirent un immeuble de bureaux appartenant à la commune afin de manifester leur mécontentement et de s’abriter pour la nuit. Le Député-maire leur envoya à nouveau la compagnie susmentionnée dont les compagnons distribuèrent à cette occasion force horions, car c’est là un peu leur raison d’être à ces gens et aussi leur authentique savoir-faire que tout le monde leur reconnaît d’ailleurs. Le Député-maire était un homme très ferme, je l’ai déjà dit, mais aussi très clairvoyant et à un certain moment il a parfaitement perçu qu’il fallait afficher des preuves de la bonne utilisation qu’il faisait des deniers publics. Par exemple, la ville possédait et gérait des cuisines, les cuisines municipales comme on les appelait tout simplement, qui donnaient de l’emploi à quelques dizaines de personnes et qui confectionnaient les repas pour les cantines des écoles, celle de l’hôpital public et celles des différentes unités administratives. Les gens étaient bien contents du service rendu par ces cuisines parce que les repas étaient bons et que ce n’était pas cher. « Nous devons faire des économies et puis faire la cuisine ce n’est pas du tout le rôle de la municipalité » a proclamé le Député-maire. La municipalité a donc fermé les cuisines municipales, licencié les quelques dizaines de personnes qui y travaillaient et confié la confection des repas à une grosse entreprise privée et idoine. Là, les gens n’étaient pas contents du tout parce que c’était beaucoup plus cher et beaucoup moins bon mais, comme le disait le Député-maire « Je suis de gauche, Je l’ai été depuis toujours et Je le resterai, mais J’ai des responsabilités que J’entends assumer pleinement même si c’est douloureux ». On peut avancer, sans prétention aucune, que le refaçonnage du paysage urbain et l’immobilier ont constitué la grande passion du Député-maire, tout du moins tant que tout allait bien, qui ne parlait que de recomposer, remodeler, réaménager, redynamiser, moderniser, élever, bâtir. Pour ce faire, il disposait d’une grosse société à capitaux mixtes, c’est-à-dire publics et privés, mais qui en fait n’était pratiquement que publics, c’est-à-dire constitués à partir des différents impôts prélevés par la commune, société dont il assurait évidemment la présidence, tout du moins tant que tout allait bien, et à qui il demandait de remodeler la ville, de créer des zones d’activités, de concevoir un parc de logements sociaux, de construire des maisons individuelles, de bâtir des immeubles d’activités, pour fixer son électorat plutôt populaire. Pour faire simple, il s’agissait de fournir gite et boulot à la population de la grosse commune. Dans l’entourage du Député-maire on était très fier de cette passion de l’édile, de sa profession de foi en l’avenir, de son amour de la modernité, de son engagement indéfectible pour la sauvegarde des intérêts de la commune, de son extraordinaire combativité aussi car on imaginait un peu la ville comme le dernier village gaulois cerné par les romains sans vergogne, c’est-à-dire les municipalité de droite voisine, les gros promoteurs et les groupes financiers prédateurs. No pasaran ! Le projet était pharaonique. Il s’agissait de reconsidérer dans toutes ses dimensions une très grosse ville et le Député-maire-président exigeait de son entreprise qu’elle fasse très très vite. Les opérations urbanistiques et de construction s’enfilaient donc comme des perles sur un fil de soie mais un fil de soie ça casse. La conjoncture se retourna, la bulle immobilière qui enflait démesurément depuis plusieurs années fini par éclater, au niveau national, les investisseurs disparurent, les prix s’effondrèrent, l’endettement de la société devint colossal et son déficit abyssal, alors le Député-maire-président en abandonna la présidence qu’il confia à l’un de ses adjoints, implora la clémence du principal bailleur, un très important établissement financier, en contrepartie de l’ouverture des portes du village gaulois indomptable à des romains désignés par l’établissement financier lui-même et du licenciement de la quasi-totalité du personnel. Comme le déclara le Député-Maire, avec un réalisme un peu cru il est vrai, « Nous sommes de gauche mais J’ai des responsabilités et quand il faut vendre Je vends et quand il faut dégraisser Je dégraisse et quand il faut prendre un virage même très serré Je le prends », propos entrant en contradiction avec ceux tenus avant fera-t-on remarquer, c’est vrai aussi. Le Député-maire n’en n’était pas à son premier virage ménagé. Un peu avant il avait quitté son parti, à qui il devait pourtant tout, alors que ce dernier accusait un net recul électoral, mais il restait quand même affilié à lui, la nuance est d’importance, ce qui lui permettait notamment de conserver, sans concurrence, son électorat pour les échéances qui le concernaient, la députation et la mairie. A propos d’élection, juste un peu avant son démantèlement, le Député-maire escorté de son attaché parlementaire avait rendu visite aux salariés de l’entreprise à capitaux mixtes qu’il ne présidait déjà plus, salariés dont la plupart habitait la commune, et ce jour-là en qualité de candidat, il leur avait déclaré sans ambages « Nous sommes tous de gauche, bien sûr, et si vous voulez conserver votre emploi vous avez intérêt à voter pour Moi ». Tel quel ! Il aimait le parler franc, ce qui est rare à ce niveau en politique. Après ces moments douloureux, le Député-maire qui gagna une fois encore les élections, ses dernières je crois, se vit proposer par le très important établissement financier un siège à son conseil de surveillance, fonction assortie d’un très grand bureau en plein centre de la capitale, proposition à laquelle il donna suite et de laquelle il ne put s’empêcher de tirer une certaine fierté, celle-ci tout-à-fait indigne d’ailleurs.
    Dans cette problématique de l’engagement, la Présidente représente un autre cas intéressant. Il faut noter qu’il existe beaucoup de similitudes entre ce cas et celui du Député-maire. Tout d’abord, on l’appelait la Présidente parce qu’elle présidait le conseil d’administration d’une importante entreprise du secteur de l’économie sociale et solidaire. Donc, même logique, même économie conceptuelle et dénominative. D’origine modeste, elle était entrée très jeune comme petite secrétaire dans une usine d’automobiles et s’était aussitôt engagée dans le syndicalisme, tradition familiale oblige, où sa détermination s’était vite fait remarquer. L’époque était celle de sauvages restructurations, il faut le rappeler, et le besoin de militants inflexibles était extrême face à un patronat particulièrement enragé et rétrograde. Tout était allé très vite là encore, les syndicats offrant des positions confortables à ceux de leurs adhérents qu’ils jugent méritants dans les secteurs qu’ils contrôlent. L’économie sociale et solidaire était l’un de ces secteurs. A côté de son poste de Présidente, la Présidente avait collectionné les postes de vice-présidente et d’administratrice dans diverses entités-sœurs ainsi qu’une position enviable au syndicat, postes et position dont elle tirait une certaine fierté bien qu’en petit comité elle s’en défende, tout en ne pouvant s’empêcher de rosir de bonheur. Si l’on retient l’image de « la menue monnaie » de l’engagement telle que proposée par le sociologue, on peut dire alors que la Présidente était un tronc d’église, que dis-je un tronc de cathédrale. Elle avait un beau bureau, très vaste, une jolie voiture de fonction, une rémunération fort honnête, et aussi énormément d’exigences à l’égard de ses collaborateurs dont bon nombre ne craignaient rien tant que ses colères car la Présidente manifestait pour son entreprise un véritable souci d’excellence et souffrait de crises d’autoritarisme aigues. « Dans notre domaine, nous nous devons d’être une référence, non seulement auprès de nos adhérents, auprès de nos sociétés-sœurs mais aussi auprès du Ministère, notre ministère de tutelle » martelait-elle sans cesse. Ses yeux se mouillaient en prononçant ces derniers mots car la Présidente éprouvait un amour passionnel pour le Politique dont le Ministère constituait évidemment l’un des augustes avatars. Elle attendait donc de ses collaborateurs un engagement total ainsi qu’un niveau de technicité inégalée. « Je veux des moines-soldats » leur fit-elle dire un jour par l’un de ses affidés. Quelqu’un de l’auditoire, on ne sait pas qui, une toute petite voix, jugea bon de faire remarquer que le dernier avait été brûlé par Philippe Le Bel. Sans suite. « Notre tâche à nous autres politiques est suffisamment difficile comme ça » disait la Présidente en se faisant l’interprète de l’ensemble du bureau-directeur constitué de militants méritants comme elle « Que les techniciens fassent leur boulot et qu’ils le fassent bien. Nous, nous sommes des politiques. A chacun ses affaires, à chacun sa mission, à chacun son engagement » ajoutait-elle à l’adresse de ses collaborateurs qui faisaient trop souvent appel à son arbitrage, tout du moins le percevait-elle comme cela. Cette femme, Italienne d’origine, était un curieux mélange, à l’italienne, de pasionaria et de mère supérieure de couvent, hybride de communisme et de catholicisme. Contrairement à ce qu’elle voulait afficher, la Présidente était une femme de très mauvaise écoute et au sein du bureau-directeur, l’instance où se prenait toutes les décisions, difficilement il faut dire, on rechignait à s’exprimer ou alors on ne le faisait jamais clairement et c’est la Présidente qui parlait, qui parlait longuement, très longuement même, mais pas aussi bien qu’elle l’eût souhaité, et beaucoup moins bien que le Député-maire qui lui avait été instituteur et qui occupait un fauteuil à l’hémicycle, mais c’était ce qu’elle avait proposé, elle, qui était adopté car tous estimaient que c’était la sagesse même. La présidente aimait beaucoup parler en public mais elle pouvait, en certaines occasions, être complètement submergée par l’émotion que faisait naître en elle ses fortes paroles et, arrivée à un certain point de son discours, on pouvait remarquer comme un voile mouillée déposée sur ses yeux. Le ton ferme de sa voix et la force des mots qu’elle employait lui faisait monter les larmes aux yeux. Et puis, un jour, se présenta une grande circonstance réclamant de l’éloquence, donc potentiellement source d’émotion intense et aussi de fierté délicieuse. La Présidente, cette fois-ci en qualité de vice-présidente de l’instance fédérale, prononça le second discours, le premier étant celui du Président de l’instance fédérale, lors d’une visite du Ministre de tutelle en personne, et il y avait même un deuxième ministre, et aussi quelques députés, et aussi les secrétaires généraux d’au moins trois syndicats. En fait, peu l’écoutèrent attentivement ce discours, tout d’abord parce que de trop nombreuses marques de respect à l’égard des ministres l’émaillaient et que rapidement ça devenait lassant, mais aussi parce qu’il y avait un buffet avec plein de bonnes choses à manger et à boire et que ça rend naturellement moins attentif. Sa voix à la Présidente chevrotait un peu en lisant son papier et, consciente de ceci, elle tentait anxieusement de mesurer l’impact de sa prestation sur le visage de ceux qui étaient proches de l’estrade mais c’était difficile car, derrière le sourire de circonstance, beaucoup ne faisait qu’attendre l’ouverture du buffet. Ce fut tout de même un beau et grand moment, tout ces beaux discours, tout ces ministres et ce magnifique buffet. La Présidente, bien qu’attendrissante dans ses émois oratoires, était aussi et à la fois une militante de gauche intransigeante et une sacrée capricieuse. « Notre entreprise est sociale et solidaire mais c’est avant tout une entreprise dont J’ai la responsabilité. Je suis de gauche mais je suis prête à lui faire prendre tous les virages nécessaires à cette entreprise en vue de sa modernisation, même si c’est douloureux » lançait vaillamment la Présidente avec une pointe de fierté dans la voix, tout en rosissant de bonheur, et au comité de gestion de l’entreprise, uniquement composé de techniciens cette fois, on jouait continument à la chaise musicale car la confiance est chose fluctuante et le caprice permanent. Ainsi les directeurs et les responsables de service se succédaient au rythme des saisons, jusqu’à ce que tous les postes ou presque soient confiés à des syndicalistes méritants, postes avantageusement assortis d’une voiture de fonction. Quelques temps après la Présidente se vit décerner un ordre méritoire, une belle décoration que lui accrocha en personne le président de l’entité fédérale dont elle était la vice-présidente. C’était une belle entreprise du secteur social et solidaire où il y avait un grand ascenseur social et une véritable solidarité de réseau.
    Transformation, reconstruction, refondation, transition, consolidation, autojustification, requalification, compromission, institutionnalisation, délégitimation, voiture de fonction. Concept de soi, image de soi, estime de soi, amour de soi. La politique, le militantisme, l’engagement, se résumeraient-ils à des mots creux et des désirs triviaux, en un mot à l’histoire délavée des faiblesses humaines ? Non, évidemment, et le sociologue, toujours lui, souligne le fait que « le don de soi existe » et aussi la volonté de changer le monde, de créer une nouvelle réalité, de réaliser l’utopie, ajouterai-je. Je conserve en mémoire beaucoup de visages et de noms, donc beaucoup d’histoires, histoires de gens humbles, de gens incroyablement courageux et d’autres qui sont devenus des icônes pour tout un continent, gens que j’ai eu le bonheur de croiser, avec qui j’ai pu échanger quelques paroles et quelques idées, ou que je n’ai fait qu’entrapercevoir, ou dont les autres m’ont simplement rapporté l’histoire. Beaucoup sont morts aujourd’hui et ils manquent au monde et ils me manquent à moi aussi.
    « Comment juguler la spirale de la violence ? » se demandaient à cette époque les journalistes en évoquant la situation en Afrique du Sud et certains qualifiaient même cette spirale d’infernale. Une spirale infernale de violence c’est, avec le terrorisme islamiste intégriste, l’expression de l’extrême pour un journaliste occidentale moyen effectuant une lecture confortable des dépêches émises par les agences de presse, mais on ne peut masquer le fait que la situation était extrêmement tendue à cette époque en Afrique du Sud. Sous la pression internationale, pour lever les sanctions économiques, il faut bien que les affaires reprennent, le gouvernement sud-africain négociait avec l’African National Congress, l’ANC, la fin de l’apartheid et peut être même aussi un relatif partage du pouvoir, mais tout cela ne plaisait évidemment pas au parti conservateur, donc à la frange la plus dure de la population blanche, ni, plus curieusement, aux Zoulous. C’était politiquement compliqué, l’insécurité était partout et il y avait vraiment de quoi effrayer un journaliste occidental, confortable lecteur des dépêches d’agence, car le pays s’abîmait dans la violence, violence politique, violence criminelle, ou les deux à la fois. Explosion de criminalité générée par la récession économique, elles mêmes générées par les sanctions économiques, répression policière générée par l’explosion de la criminalité mais aussi et surtout par le racisme endémique, violence entre groupe ethnico-politiques, les Xhosas ayant majoritairement rejoint l’ANC, les Zoulous ayant fondé l’Inkatha, financé par le gouvernement pour faire barrage à l’ANC, les Afrikaners, des blancs d’origine néerlandaise, se réclamant majoritairement du parti conservateur, exactions commises par les escadrons de la mort à la solde du parti conservateur allié au parti néo-nazi lui-même majoritairement afrikaner. La colère grondait aussi bien dans les townships que dans les résidences surveillées des blancs, la haine se répandait partout, alors que l’heure eût dû plutôt être préparatoire à la détente, mais la vraie politique n’est jamais facile, surtout sur fond de racisme endémique.
    Planté tout droit au milieu de la large et belle avenue arborée de la ville du Cap, le monsieur corpulent et âgé portant chapeau à blaireau éprouvait une vive colère lui aussi car des enfants faisaient mine de vouloir attraper les petits écureuils qui se déplaçaient par bonds légers et gracieux sur les pelouses bordant les contre-allées de la large et belle avenue arborée de la ville du Cap. Il brandissait vivement, mais dignement, un doigt court, courroucé et moralisateur vers ces enfants qui troublaient sans vergogne les ébats des petits rongeurs car toute créature de Dieu a le droit au respect, à la liberté et à la paix proférait-il d’un ton docte dans une langue fort gutturale. Les enfants, intimidés, abandonnèrent leur jeu, les écureuils inquiets qui avaient paru un temps comme suspendus dans l’air se remirent à bondir légèrement et gracieusement sur les pelouses bordant les contre-allées et le vieux monsieur à blaireau, un Afrikaner, reprit son chemin en s’appuyant dignement sur sa canne sculptée. L’hiver austral était glacial et détrempé et un manteau de brumes charbonneuses enveloppait la ville du Cap. A l’extrême pointe de Bonne Espérance, sous une pluie furieuse, des paquets d’océan se lançaient à l’assaut des falaises et les vagues gigantesques rejetaient sur les rochers dégoulinants des algues monstrueuses dont les tiges, grosses comme des lances de pompiers, étaient parcourues par des colonnes noires d’énormes insectes aquatiques. Tout semblait vouloir se dissoudre dans ce soir africain d’une fin du monde glaireuse. Une humidité de misère imprégnait tout, la nature, la ville, ses immeubles, nos vêtements, nos cerveaux. En compagnie d’un militant de l’ANC, nous fîmes quelques pas dans le plus grand township du Cap, situé à quelques kilomètres seulement de la belle avenue arborée, ville dans la ville bien qu’aux franges de la ville, double négatif de la ville, ville où tout est négatif et négation, anti-ville concentrant plusieurs centaines de milliers de personnes, cercle surnuméraire de l’Enfer de Dante constitué d’un bidonville colossal uniquement peuplé d’innocents. Des petits groupes de gens recouverts de ce qu’ils pouvaient pour les protéger du froid et sortis de baraques bancales faites de planches et de plaques de tôle récupérées s’agglutinaient autour de braseros de fortune, pots vidés de leur peinture ou bidons vidés de leur essence. Fumées sales, boue, brouillasse, détritus, ingrédients délétères et presque banaux de la très grande misère du monde. Dans la ville du Cap certains n’hésitaient pas à prendre la défense des écureuils des contre-allées arborées mais supportaient que, pratiquement à leur porte, des centaines de milliers d’humains grouillent dans des pourrissoirs. Notre guide nous raccompagna à notre hôtel où nous l’invitâmes, bien sûr, à partager notre repas. Nous logions dans un bâtiment massif, une très grosse prison transformée depuis peu en école de commerce privée. Durant les congés universitaires, l’administration louait aux gens de passage les chambres des étudiants, anciennes cellules réaménagées luxueusement. Après nous avoir abondamment décrit les efforts déployés par l’ANC en vue d’organiser un tant soit peu le township, d’apporter des satisfactions aux besoins premiers des gens, ramassage des ordures, évacuation des eaux usées et des déjections, création d’écoles primaires et de dispensaires, notre hôte nous confia qu’il avait vécu quelques temps en ces lieux, qu’il y avait même passé de nombreux mois, non pas en qualité d’étudiant, non pas en qualité de voyageurs de passage, puisqu’il vivait au Cap, mais en celle de prisonnier politique. Les temps changeaient donc puisqu’on transformait les prisons en école pour étudiants fortunés et même en hôtels de luxe pendant leurs vacances.
    Nous rencontrâmes Ian au siège de l’ANC à Johannesburg. Ian, d’origine anglaise et de sensibilité marxiste, était l’un des très rares militants de race blanche du Congrès. A la direction internationale, il était même un permanent spécialisé dans les questions militaires et diplomatiques. Son engagement contre nature, aux yeux du pouvoir, lui avait valu, à lui aussi, quelques années de prison, suivis de quelques années d’exil. C’était un petit homme trapu et jovial qui vivait avec une jeune universitaire, également militante de l’ANC, ce qui était absolument exceptionnel puisque d’origine afrikaner. Nous sympathisâmes immédiatement et Ian nous entraîna dans un lieu étrange pour l’Afrique du Sud de cette époque, un pub de son quartier où se retrouvait la jeunesse blanche libérale, une enclave exotique et paisible dans un Johannesburg quasiment sur le pied de guerre. En éclusant quelques pintes, il nous raconta son histoire et nous décrivit ses rêves et ses espoirs, nombreux. Quelques années plus tard, nous retrouvâmes Ian à Paris alors qu’il revenait d’un colloque au Pays-Bas. Ses rêves et ses espoirs étaient tous sur le point de se réaliser. L’ANC avait pris le pouvoir, la vie des gens allait être bouleversée, le racisme et l’effroyable injustice allaient être jetées dans les poubelles de l’Histoire et, quant à lui, il venait juste de se marier avec la jeune universitaire, l’incursion au Pays-Bas constituant ainsi une sorte de voyage de noces. Nous les hébergeâmes deux ou trois jours, lui et son épouse, leur fîmes visiter la capitale que ni l’un ni l’autre ne connaissaient, puis ils reprirent l’avion pour Johannesburg et disparurent définitivement. Malgré diverses tentatives pour reprendre contact, nous n’eûmes plus jamais de nouvelles de Ian et de son épouse, et nous craignons beaucoup qu’ils aient été avalés, eux aussi, par une nouvelle spirale de violence car les lendemains révolutionnaires ne sont jamais calmes et bien des ambitions et des appétits féroces ne manquent jamais de se manifester. En effet, quasiment au lendemain de sa victoire, l’ANC commença par régler quelques comptes en son sein, de se purger de quelques éléments moins désirables, conflits entre factions, conflits entre personnes.
    Moi aussi J’ai connu la violence politique, moi aussi J’ai reçu des menaces et failli prendre des coups, se remémorait la Présidente, bien avant que Je sois présidente, à l’époque où J’étais militante de terrain, quand J’affrontais avec mes camarades du syndicat les nervis d’un patronat automobile enragé.
    Moi aussi Je suis allé en Afrique du Sud, renchérissait le Député-maire, J’y suis allé avec un groupe de parlementaires de gauche et J’ai même rencontré le Président Mandela, une personnalité hors du commun, une immense figure politique doublée d’un homme charmant.
    Bon !
    Pour en revenir aux townships, ils étaient à l’époque divisés en trois secteurs qui n’entretenaient strictement aucunes relations entre eux. Le premier était constitué des bidonvilles où la vie était indigne et où les membres de l’ANC investissaient toute leur énergie à tenter d’améliorer le quotidien des gens. Le second regroupait les « hostels », sortes de pensions-dortoirs qui hébergeaient les travailleurs venus d’autres régions et qui étaient source de défiance, voire de peur irrépressible, car tous disaient qu’ils étaient contrôlés par l’Inkhata, le parti zoulou, qui à partir d’eux perpétrait des opérations meurtrières. Le troisième, bizarrement, était composé de lotissements à l’américaine où la petite bourgeoisie noire émergente bourrait déjà ses habitations de la même pacotille électronique et des mêmes meubles de parvenus que la petite bourgeoisie blanche. Ici, dans ce troisième secteur, on ne faisait pas de politique. On attendait tout simplement que les actions politiques des autres produisent enfin leurs fruits, que ces actions finalement aboutissent pour que l’on commence enfin à vraiment gagner de l’argent, car ici, dans ce troisième secteur, ce dont on parlait c’était essentiellement d’argent. Le soir, tandis que les manœuvres, qui descendaient des trains les ramenant à leurs baraquements, formaient une ronde et entonnaient les beaux chants de guerre de l’ANC et se lavaient ainsi des multiples affronts de la journée, les dames du quartier « résidentiel » de Pretoria préparaient de riches barbecues et des rafraîchissements fruités en prévision de la nuit festive qui s’annonçait, nuit au cours de laquelle leur chorale interprèterait les superbes balades rythmées et mélancoliques, celles dont raffole la bourgeoisie libérale et blanche de la ville de Pretoria, et que j’adore aussi.
    Après bien des années maintenant, que ce soit à Johannesburg, au Cap ou à Pretoria, à Durban aussi, on peut voir glisser le long des larges et belles avenues, arborées ou non, de longues limousines noires qui, à intervalles réguliers, s’arrêtent juste devant les portes à tambour des gigantesques tours à l’américaine. Des hommes noirs porteurs d’impeccables costumes noirs descendent parfois des longues limousines et s’engouffrent dans les tours sans même jeter un regard aux innombrables enfants noirs, saoulés de colle et de misère, qui comme des mouches tournent autour des longues limousines et ne s’engouffrent jamais dans le tourniquet des portes à tambour. En Afrique du Sud, la fracture sociale a, partiellement, supplanté la fracture raciale, et pourtant c’est l’ANC qui est au pouvoir, depuis bien des années maintenant. Il n’y a pas de pouvoir militant. Il n’y a pas d’Etat militant. Le pouvoir est un broyeur de militants, Saturne dévorant ses enfants. Ian et son épouse et ses sœurs et ses frères me manquent. Au marché aux sorciers de Durban, à un étal étrange et un peu terrifiant, j’avais découvert, parmi tout un fatras de mains de singes boucanées, de crânes de chèvres décharnés, de bouts de cuir et de lézards séchés, de racines inquiétantes, un très gros coquillage moucheté, un cauri de divination. Il m’arrive encore de coller mon oreille aux lèvres de ce coquillage au cas où Ian ou d’autres me parleraient de leurs destins et de celui de l’Afrique du Sud.
    Je ne suis jamais parvenu à avoir une conversation un peu construite avec le Maître en modernité au sujet de l’Etat, de son rôle et de son efficacité. Il éludait souvent la question ou bien il s’emmêlait dans un tissu de contradictions enfilant éloges et reproches sur le fil de soie de sa pensée et moi je ne m’y retrouvais pas. Certaines fois il défendait l’Etat becs et ongles voyant en lui le générateur suprême d’impulsions vitales, comme il disait dans son jargon, le moteur et le carburant de tous les projets sociétaux, et ainsi de suite. D’autres fois, ou juste à la suite d’un discours apologétique, pris de bouffées ardentes d’un libéralisme à sa sauce, il en posait la critique systématique, l’accusant entre autres de favoriser la culture de rente, d’engourdir l’esprit créatif, d’engluer dans un flot paperassier la dynamique entrepreneuriale, de paralyser la recherche ou de la couper des secteurs actifs, et j’en passe et des meilleures. Il en allait un peu de même avec la société dont il ne cessait de proclamer qu’il s’en voulait le contrefort, société que du reste il confondait souvent avec l’Etat, ou tout du moins les frontières entre les deux finissaient-elles par s’estomper au fil de ses dissertations et dans les méandres de ses digressions. Etat idéal, société idéale, idée de l’Etat, idée de la société. Le bureaucratisme, le fonctionnarisme, gagnait par capillarité la société, et dans le même temps la société affaiblissait l’Etat ne le soutenant pas suffisamment dans ses actions. Rien n’était totalement clair pour moi, peut-être parce que je n’avais pas la finesse d’esprit du Maître en modernité, qui était un maître en subtilités lui, en tout cas moi je ne m’y retrouvais pas. Par ailleurs, un ruban de couleur vert foncé, une distinction étatique, ornait sa boutonnière. Il n’y attachait aucune importance disait-il, mais il l’avait bel et bien accepté, peut-être même sollicité, et il le portait tout le temps et en tout lieu. L’ordre des Arts et des Lettres on me l’a proposé et je l’ai accepté, convenait-il, en raison de mon amour et de mon engagement pour les Arts et pour les Lettres, c’est donc simple, mais en même temps il s’agit d’une babiole, une manière de fétiche, une chose sans importance, tout au plus une vanité vénielle de ma part, se justifiait-il. Donc la décoration il l’aimait bien, elle lui correspondait, mais il s’en moquait dans le même mouvement. Il en allait de l’Ordre des arts et lettres comme de la question de l’Etat, rien n’était tranché, rien n’était totalement clair, enfin pour moi. Et puis c’était un homme qui fréquentait assidûment le Ministère et qui conduisait des tractations mystérieuses avec ses représentants, mais avec des résultats mitigés car ces gars-là ce sont soit des frileux, soit des roublards, soit des incapables, assénait-il. Amour, haine, éternelle ambivalence des sentiments. Pourtant, à l’époque, pour moi, tout ceci n’était qu’évidence. Avec l’abandon de son rôle régulateur, l’intérêt de l’Etat et celui de la société, car il y en avait encore une, ne pouvaient plus coïncider. Simplisme de ma part peut-être. Mais finalement, aujourd’hui, avec le démantèlement du monde tel qu’opéré par les libéraux au nom de la globalisation, ces questions, Etat, société, ont-elle véritablement conservé toute leur pertinence ? Ne sont-elles pas, pour le moins et pour le moment, devenues totalement désuètes ?
    L’engagement politique et la poésie. Nicaragua. Troisième année de la révolution, la Révolution des poètes. Nicaragua. Terre de volcans et de poètes, terre de feu et de passions. « ¿Qué sos, Nicaragua?
    ¿Qué sos
    sino un triangulo de tierra
    perdido en la mitad del mundo ? » (5).
    Qu’es-tu Nicaragua ? Qu’es-tu, sinon un triangle de terre perdu à la moitié du monde ?
    perdieron su antiguo telón de fondo.
    …En verdad que tu destino ha sido cruel, Ciudad » (6).
    Nos souvenirs perdirent leur ancienne toile de fond…En vérité que ton destin a été cruel, Ville.
    Des groupes de maisons basses et légères alignées le long de rues pas toutes goudronnées ou seulement un peu, des poteaux électriques en bois à intervalles réguliers, des bâtiments en béton pas terminés, chantiers abandonnés, le tout posés sur des terrains, pour certains avec de l’herbe fraîchement tondus et des arbres nouvellement plantés, pour d’autres absolument vagues encore où achevaient de rouiller, ici et là, quelques blindés de la garde somoziste, blindés mais pas inoxydables, détritus de l’Histoire que l’on n’avait pas eu le temps d’enlever. Paysage plat. Managua, ville dévastée donc, presque plus ville, mais quand même dotée d’une place immense, latinité oblige, place de la République ou place de la Révolution, comme on préfère, mais en fait c’est la même chose. Ce que l’on ressentait tout d’abord en arrivant sur la place c’était, comme toujours et partout, un vide puis une aspiration vers la cathédrale, stigmatisée et ouverte à tout les vents mais dont les deux tours étaient miraculeusement restées intactes. Sur sa façade était plaquée une grande toile rouge avec en son centre un carré blanc sur lequel se détachait la silhouette tutélaire et nonchalante de Sandino coiffée de son ample chapeau. A l’intérieur, sous la toiture défoncée, la végétation commençait à reprendre ses droits jusque devant le maître autel où poussait un frêle arbuste. Bizarrement, un grand tableau carré surmonté de deux anges en relief était resté accroché au dessus de la porte exposé à toutes les intempéries, Jésus rencontrant ses disciples au bord du lac de Tibériade. Sur la place même, il y avait fort peu d’activité. On se préparait sans doute pour les festivités du troisième anniversaire de la Révolution. Les gens paraissaient plutôt contents, joyeux même, mais avec une certaine gravité. Une joie grave donc.
    «¿Qué sos
    sino un vuelo de pájaros
    guardabarrancos
    zensontles
    colibríes ? » (5)
    Qu’es-tu sinon un vol d’oiseaux, guardabarrancos, zensontles, colibris ?
    Juste derrière la place, des femmes au regard grave, sur le pas de leurs maisons basses, s’occupaient de kyrielles d’enfants aux pieds nus qui jouaient au milieu de cochons tout noirs et il y avait beaucoup de petites filles aux robes de couleurs en forme de corolles de fleurs mais au regard grave aussi. De temps à autres des camionnettes bâchées passaient en cahotant sur l’asphalte inégal, surchargées de gens dont certains, carrément à l’extérieur, s’accrochaient à ce qu’ils pouvaient. Au Nicaragua on se déplaçait avec tout ce qui avait des roues, mais c’est vrai pour beaucoup d’autres endroits dans le monde.
    Aux abords de la place, il y avait un petit bosquet qui abritait la tombe de Carlos Fonseca, jeune universitaire et l’un des fondateurs du Front Sandiniste, qui avait été tué dans un combat avec la garde somoziste peu d’années auparavant, et sur laquelle il y avait toujours quelqu’un pour venir se recueillir car le souvenir de Carlos était très vif dans les esprits à cette époque là, comme l’attestait un petit panneau écrit à la main à côté du monument : « Carlos tu ejemplo es nuestro guía.», Carlos ton exemple est notre guide, et qui concluait « No pasaran, », ce vieux cri des révolutions menacées, parce que la situation était vraiment tendue aux frontières du Nicaragua à cette époque là. On en reparlera.
    En fin d’après-midi la façade de la cathédrale devenait presque dorée et le beau monument à Rubén Darío, en son temps prince des poètes de l’Amérique, créateur d’un certain modernisme hispanique en littérature, et bien sûr père de tous les poètes nicaraguayens, se paraît de rose. Il n’y avait pas grand monde sur la place, un chauffeur de taxi qui nettoyait son véhicule, quelques rares marchandes de « choclos » bouillis et de tranches de mangues, et puis un petit vendeur de journaux qui s’était assis au pied du poète que surmontait sa muse aux ailes déployées, ou plus précisément sur les escaliers qui conduisaient à sa barque peuplée de nymphes, comme pour rêver. C’était une fin d’après-midi paisible à Managua, une sorte de bizarrerie en cette ville tourmentée, avant ce jour et pour longtemps encore, bien qu’un peu plus tard dans la soirée une secousse sismique l’ébranla fortement, heureusement sans faire de dégât.
    « …En verdad que tu destino ha sido cruel, Ciudad. ».
    Masaya était une toute petite ville, faite également de maisons basses, nichée au bord du grand lac Nicaragua et au pied d’un volcan gigantesque, noir et toujours fumant, le volcan Masaya.
    «¿Qué sos
    sino pechos de mujer hechos de tierra,
    lisos, puntudos y amenazantes ? » (5)
    Qu’es-tu sinon des seins de femme faits de terre, lisses, pointus, menaçants ?
    C’est ici, dans le berceau de Sandino, ou presque, que le Front sandiniste avait décidé de fêter l’an trois de la Révolution. Enfin le lendemain de ce jour car le présent était « el día de la alegría », le jour où le tyran avait fuit le pouvoir, le jour de la joie. Jour de liesse donc et dans la rue centrale toute pavoisée avec des petits drapeaux noir et rouge ou bleu et blanc, les couleurs du Front ou celle du Nicaragua, il y avait parade. Sur la plateforme d’une camionnette métamorphosée pour l’occasion, avec force papier d’argent, en bateau de l’US Navy, assis dans un fauteuil cossu à grosses fleurs bleues un Oncle Sam, à barbichette et à chapeau-tuyau de poêle à rayures, comme il se doit, exhibait un sac de dollars sous la double protection d’un moine en robe blanche et d’un faux représentant du patronat nicaraguayen. Sur un autre char, un autre Oncle Sam enlaçait une pin-up à lunettes de soleil et triple collier de fausses perles, le tout énorme, tandis qu’un prélat violet avec croix en bois et mitre bénissait la foule massée sur les hauts trottoirs tout en secouant un formidable encensoir. Sous des branches de palmiers et au milieu d’un groupe d’enfants, de gras bourgeois à cigares brandissaient des sacs remplis de billets. Tout faisait char de carnaval, camions, camionnettes, jeeps militaires, charrettes de paysans tirées par des bœufs, et tout autour des cohortes d’enfants costumés et de jeunes filles en robes pastels dansaient frénétiquement sous des flots de salsa déversés par des amplis hors d’âge. A un carrefour, un homme arborant un étrange masque, sorte de tête de cerf avec bois tout de travers, réglait la circulation tandis que s’écoulait l’étrange défilé auquel venait de se joindre une troupe de paysans aux allures de brigands qui portaient des chapeaux à large bord et chevauchaient des mules. Un homme revêtu d’une chemise de nuit et armé d’un balai, le visage noirci au cirage, cherchait à effrayer les enfants qui poussaient évidemment de grands cris. Il y avait aussi des orchestres de cuivres cabossés, des tubas, des pistons formidables, à tous les coins de rues, et puis des gros tambours et des drapeaux qu’on agitait, des fanions en guirlandes, j’en ai déjà parlé, rouge et noir ou bleu et blanc, et vraiment plein de gens. C’était jour d’allégresse. Tout était bruit, tout était couleur, tout était vie. Mais il y avait aussi, mêlée à tout ça, une espèce de gravité.
    «¿Qué sos
    sino cantar de hojas en árboles gigantes verdes,
    enmarañados y llenos de palomas ? » (5)
    Qu’es-tu sinon chanson des feuilles dans des arbres géants verts, hirsutes et emplis de colombes ?
    Je revois, sous un ciel très bas qui avivait les couleurs, trois petits enfants assis sur le rebord de la fenêtre d’une maison ocre, comme trois petits moineaux pressés les uns contre les autres. Les deux garçons étaient torse nu et riaient, riaient. La maigre fillette en robe rouge regardait la parade avec un air très grave. Une joie grave donc.
    A un moment je me suis senti vivement tiré par la manche. Une petite vieille toute fripée, en robe jaune, pieds nus, la chevelure prise dans un foulard bleu, qui portait serré contre sa poitrine un gros paquet entouré d’une ficelle, m’adressait une longue supplique dans laquelle revenait constamment le mot « bandera », « bandera », drapeau. Elle voulait me montrer quelque chose, c’était sûr. Enfin, elle défit son paquet, un grand drapeau rouge et noir, le drapeau du Front sandiniste, et s’en enveloppa. L’image de cette femme, pieds nus, qui coinçait entre sa joue et son épaule un coin du grand drapeau rouge et noir, en fermant les yeux, dans un mouvement de doux abandon amoureux, acquérait en cet instant une dimension de vierge des sept douleurs de l’Amérique latine, la « dolorosita ». La petite vieille dont je ne connaissais pas l’histoire, pieds nus, tendrement enveloppée dans son grand drapeau rouge et noir, devenait à mes yeux l’icône d’un continent tout pétri de passions.
    «¿Qué sos
    sino dolor y polvo y gritos en la tarde,
    -“ gritos de mujeres, como de parto ”- ? » (5)
    Qu’es-tu sinon douleur et poussière et cris dans le soir, “comme cris de femmes entrain d’accoucher” ?
    A mes côtés, Raùl, lui aussi, regardait cette scène avec émotion. Raùl était un jeune Salvadorien auquel les Sandinistes avaient confié quelques responsabilités dans les affaires culturelles. Au Salvador, également ravagé par la guerre civile à cette époque, il avait rejoint l’opposition au gouvernement chrétien-démocrate derrière lequel se dissimulaient mal les casquettes à galons des militaires d’extrême droite. Kidnappé par un escadron de la mort, il avait été sauvagement torturé et n’avait échappé à la pure et simple liquidation qu’en raison de son appartenance à l’une des familles les plus en vue de la société de San Salvador. Son grand père maternel avait occupé de très hautes fonctions au sein de l’Organisation des Etats Américains, je crois. Les paramilitaires l’avaient abandonné, dans le coma, en pleine jungle à la frontière du Guatemala, autre pays déchiré par la guerre civile à l’époque, où il avait été récupéré par une patrouille de l’armée guatémaltèque. Les Guatémaltèques, qui bizarrement ont cru qu’il avait été victime de brigands, l’ont fait soigner puis relâcher et j’ignore par quel moyen il avait gagné le Nicaragua pour combattre au côté des Sandinistes. Raùl aimait les petites gens de la petite ville de Masaya comme il aimait, du reste, les petites gens de toutes les villes, petites ou grosses, de la Mésoamérique. Raùl était un homme de passion. Destin latino-américain.
    Et puis, une pluie énorme s’abattit sur la ville, pluie considérable comme en connaissent les tropiques, pluie qui en une fraction de seconde transforme les rues en torrents boueux. Tous se précipitèrent sur les hauts trottoirs, les gens qui se couvraient la tête avec ce qu’ils pouvaient, récipients de cuivre, sacs, corbeilles en osier, les chiens pelés, et même les cochons noirs qui la fraction de seconde avant fouillaient de leur groin un tas d’immondices presqu’au milieu de la rue. Un vieil homme un peu dérangé, les bas de pantalon retroussés jusqu’aux genoux et un mouchoir noué sur la tête, engueulait un grand crucifix tout vert posé comme un sémaphore à une intersection. Dieu, après la dictature, après et avant la guerre, avec cette pluie diluvienne, continuait à persécuter le Nicaragua.
    «¿Qué sos
    sino un ruido de ríos
    llevándose las piedras pulidas y brillantes
    dejando pisadas de agua por los montes ?» (5)
    Qu’es-tu sinon un bruit de fleuve emportant les jolies pierres brillantes et laissant des traces d’eau dans les montagnes ?
    Je m’abritai sous une large véranda qui se trouvait fort opportunément là, lieu déjà occupé par un petit homme, vêtu d’un tricot de peau et coiffé d’un chapeau de pailles, qui surveillait un étal de jouets en bois peints de couleurs vives, des camions, des avions, des toupies et aussi de drôles de petits clowns acrobates qui faisaient des loopings autour d’une barre fixe quand on pressait le jouet dans sa main. Evidemment, nous démarrâmes une conversation. Avec fierté il me dit qu’il était Monimbo, qu’il habitait le quartier, l’héroïque quartier indigène de Monimbo, que le quartier s’était soulevé à plusieurs reprises contre la dictature, qu’il avait combattu avec acharnement avec ses voisins, exactement comme cela était représenté sur les affiches et les peintures, avec leurs masques traditionnels et les bombes de contact qu’ils fabriquaient eux-mêmes, que la répression avait été terrible mais qu’ils n’avaient pas cédé.
    «¿Qué sos
    sino puño crispado y bala en boca ? » (5)
    Qu’es-tu sinon un poing crispé et une balle dans la bouche ?
    N’en déplaise aux Etats-uniens, ce ne sont pas eux les créateurs du Street Art mais ce sont bien les latino-américains. Depuis l’époque des muralistes mexicains, les Rivera, Orozco, Siqueiros, les murs de toutes les villes de tous les pays de l’Amérique latine se sont couverts de peintures, peintures didactiques, racontant l’Histoire ou des fragments d’Histoire, la genèse indigène et la créolité, parlant d’émancipation et de désaliénation, de guerres d’indépendance et de luttes contre la dictature, d’unité de la nation, de fusion du continent, de complémentarité des citoyens ou tout simplement des Hommes, paysans, ouvriers, pêcheurs, médecins, instituteurs et professeurs, chercheurs de toutes disciplines, de plans à remplir, d’objectifs à atteindre et de la joie et du bonheur à les poursuivre ensemble. Au Chili, à Santiago, à peu près à la même époque, on avait peint sur un mur « Contra la dictadura pintaremos hasta el cielo », contre la dictature nous peindrons jusqu’au ciel. Peindre jusqu’au ciel, il y a une superbe énergie là-dedans et quel sublime projet ! En Amérique latine, la peinture murale est un combat et un devoir, pas un prétexte à produits dérivés à vendre dans les drugstores ou dans les bookshops des museums, comme Haring et consorts. Bon ! C’est méchant pour Haring, car il y a quand même quelque chose chez lui, un dire véritable, mais pas pour consorts. A cette époque, au Nicaragua, des peintures murales il y en avait partout, à Masaya, à Granada, à León, à Matagalpa, à Estelí, à Bluefields…, partout. Deux poings serrés, énormes, faisant voler en éclats, dans une tension incroyable, les fers monstrueux enserrant leurs poignets - fond jaune, poings noirs, fers bleus - travailleurs de la mine poussant des charriots bleus remplis de gras charbon, coupeurs de cannes courbés aux chapeaux jaunes et à la chemise rouge, pêcheurs dans une barque jaune tirant un filet gonflé de poissons multicolores…Quelle essentialité ! Quelle puissance ! Quelle vie ! Nicaragua. Comme l’avait dit le vendeur de jouets, les Monimbos étaient sur les murs de Masaya, sur fond blanc six hommes masqués à demi caché par un gros tas de briques rouges avec derrière eux, suggéré par deux lignes jaunes en oblique, le volcan dont le cratère se confondait avec l’explosion d’une bombe artisanale.
    Et puis ce fut le jour anniversaire, celui qui ouvrait sur la quatrième année de la Révolution, la Révolution des poètes. Jour de liesse. Depuis très tôt le matin, les trains en provenance de Managua déversaient des multitudes venues des quatre coins du pays, et d’ailleurs, sur le quai étroit de la minuscule gare de Masaya. Il y avait même un groupe d’Etats-uniens âgés, des chrétiens de gauche, qui chantaient à tue-tête l’hymne sandiniste et qui donnaient des « abrazos » à quiconque les croisait. Ce n’était pas rien qu’ils soient là les Etats-uniens. A l’ère Reagan tout citoyen américain entretenant des relations, de quelque nature qu’elles soient, avec Cuba ou le Nicaragua étaient immédiatement « blacklisté ». Plein de gros camions à ridelles décorés de palmes et de fanions déposaient aussi des flots de gens. Cette foule s’écoulait intarissablement dans les rues de Masaya et grondait comme pouvait le faire parfois le volcan si proche. Sur une vaste tribune les « Commandantes » et l’ensemble de la junte de reconstruction, dont beaucoup de poètes, Ernesto Cardenal, Sergio Ramirez, et bien d’autres encore, l’attendaient. Les gens arrivaient de partout sur la place devant la tribune, drapeaux et tambours en tête, et ce qui était vraiment surprenant c’était la variété de chapeaux et de coiffes que tout cela représentait, casquettes rouges, jaunes, bleus, chapeaux de pailles, de toile ou de cuir, panamas, sombreros à la mexicaine, très larges parfois et se terminant en pain de sucre, foulards, noirs, rouges, bleus, drapeaux en plastique plantés dans les chignons, chapeaux texans, une énorme boutique de modiste latino-américaine. Daniel Ortega commença un très long discours, sous le contrôle bienveillant de la Trinité sandiniste dont les portraits le surplombaient, Sandino et Fonseca, bien sûr, mais aussi Rigoberto Lopez Perez, un jeune poète de León qui avait assassiné le premier Somoza qui avait lui-même fait assassiner Sandino. « Bienvenido al tercer aniversario de nuestra revolución ». Tout d’abord Ortega fit le bilan de la campagne d’alphabétisation qui avait touché près des deux tiers des Nicaraguayens et qui avaient été saluée par les Nations-unies, puis il parla de sa volonté de réunifier le pays en reliant enfin par une route la côte pacifique, majoritairement hispanophone, et la côte atlantique, majoritairement anglophone. Il expliqua la nécessité de la mise en place d’une nouvelle économie, l’économie mixte, pour éviter la fuite des capitaux et des savoir-faire à l’étranger, et la réforme agraire avec la création d’un large secteur coopératif, seul à même d’assurer le bon écoulement de la production agricole, ainsi que la poursuite de la redistribution des terres à ceux qui les travaillaient depuis toujours. Enfin, il parla du blocus économique imposé par les Etats-Unis et des menaces guerrières qui pesaient sur les frontières. Le Nicaragua était pris en tenaille. Au nord, l’ancienne garde nationale somoziste, les « contras » financés et armés par les Etats-Unis, repliée au Honduras, menaient des incursions de plus en plus fréquentes en territoire nicaraguayen. Au sud, Eden Pastora, un « commandante » dissident, pourtant un héros, organisait une rébellion armée à partir du Costa Rica. « No pasaran !» hurla la foule jusque là silencieuse. Il y avait de tout, des blancs, des indiens, beaucoup de métis, quelques noirs, des citadins, des paysans, des intellectuels, des ouvriers, des boutiquiers, énormément de jeunes, tous attentifs et graves, avec des chapeaux et des drapeaux. L’hymne sandiniste éclata puis on se sépara avec une vitesse surprenante. Les vendeurs de glace à l’eau et de coca-cola en sachet plastique se précipitèrent car on avait très soif. Des photographes équipés d’énormes chambres, des boîtes en bois avec plaques montées sur trépieds comme on n’en trouve plus qu’en Amérique latine, tiraient le portrait de qui le voulait, c’est-à-dire de beaucoup car c’était quand même un sacré beau jour anniversaire dont on voulait garder le souvenir, le troisième anniversaire de la Révolution. Devant une maison de torchis à la porte rongée par l’humidité, un père de famille un peu éméché, mais grave quand même, avait aligné toute sa famille, femme, quatre ou cinq enfants, grands-parents pour qu’un photographe à grosse chambre immortalise ce jour. Ici et là, des gens s’assemblaient pour écouter des orphéons formidables, des fanfares rugissantes et vrombissantes, celles de la parade de la veille, puis rejoignaient d’un pas mesuré les camions à ridelles qui les avaient amenés ou le quai étroit de la gare minuscule de Masaya. C’était un beau jour.
    « Rios me atraviesan
    montañas horadan mi cuerpo
    y la geografía de este país
    va tomando forma en mí,
    haciéndome lagos, brechas y quebradas,
    tierra donde sembrar el amor
    que me está abriendo como un surco,
    llenandome de ganas de vivir
    para verlo libre, hermoso,
    pleno de sonrisas. » (7)
    Les fleuves me traversent, les montagnes perforent mon corps et la géographie de ce pays prend forme en moi, me faisant des lacs, des brèches, des vallées encaissées, terre où semer l’amour qui est ouverte en moi comme un sillon, me remplissant d’envie de vivre pour le voir [ce pays] libre, magnifique, empli de sourires.
    A Matagalpa, beaucoup plus au nord, on avait réuni une vingtaine de jeunes paysans dans une salle de classe et un cadre du Front sandiniste, debout derrière le bureau, leur expliquait par le menu la réforme agraire qui était conduite. Derrière lui, il y avait deux affiches avec Lénine et Sandino en pied et grandeur nature. Les paysans étaient assis aux pupitres des écoliers et écoutaient le cadre avec plus ou moins d’attention comme peuvent le faire les écoliers avec leur instituteur, puis on les appela un à un pour leur remettre solennellement un titre de propriété. C’était là ce qu’ils attendaient évidemment et ils applaudissaient vivement chaque heureux récipiendaire. Par la suite, c’est-à-dire dans les mois qui suivirent, il y eut encore des distributions de terres mais avec chaque titre on fournissait une kalachnikov pour défendre la terre car les incursions des « contras » se multipliaient. Il ne se passait pratiquement plus de jours à Matagalpa sans que l’on ne ramène dans un cercueil de bois rugueux le corps d’un soldat adolescent, ce que nous indiqua le médecin qui tenait le dispensaire. Ce dernier nous confirma également que, tout comme à Cuba, le corps médical devait faire face à de mystérieuses attaques de dengue et de conjonctivite hémorragipare venues du nord. Guerre bactériologique.
    Un jour un jeune homme vint nous rendre visite dans l’espèce de chalet qui nous servait d’hébergement dans les hautes collines couvertes de caféiers qui cernaient la ville. C’était un Français originaire du Jura, imprimeur de son état, qui au lendemain du renversement du tyran, était parti pour le Nicaragua où il avait participé activement à la campagne d’alphabétisation lancée par les Sandinistes. A l’issue de celle-ci, il n’avait pu se résoudre à rentrer en France devant l’ampleur de la tâche qu’il percevait comme restant à accomplir. Il était même décidé à solliciter la nationalité nicaraguayenne. Il voyait dans le Nicaragua quelque chose de l’ordre d’une nouvelle terre promise et il nous en parla abondamment avec amour, avec fierté, avec passion, puis il enfourcha sa moto et nous quitta dans un effroyable vacarme et dans un nuage de poussière. Quelques années plus tard, alors que la guerre faisait rage, ce jeune homme (8) tomba avec d’autres brigadistes internationaux dans une embuscade tendue par la « contra », les « combattants de la liberté de Reagan, et il y laissa la vie. La passion véritable est toujours une histoire d’amour, de sacrifice et de mort.
    « Usamos el derecho a la alegría,
    a encontrar el amor
    en la tierra lejana
    y sentirnos dichosos
    por habernos hallado compañera
    y compartir el pan, el dolor y la cama.». (9)
    Nous utilisons le droit à la joie, de rencontrer l’amour en terre lointaine et de nous sentir heureux pour nous être trouvé une compagne et partager le pain, la douleur et le lit.
    « Aunque nacimos para ser felices
    nos vemos rodeados de tristezas y vainas,
    de muertes y escondites forzados .». (9)
    Bien que nous naissions pour être fortunés, nous nous voyons entourés de tristesse et d’embêtements, de morts et de caches forcées.
    La guerre dura presque sept ans, un conflit de basse intensité selon les Etats-Unis qui avait eux-mêmes miné les ports nicaraguayens et décrété un embargo économique total sur le pays. Elle s’arrêta du fait du scandale de l’Irangate qui lorsqu’il éclata força les Etats-Unis à cesser leur appui à « la contra ». La guerre laissa le pays exsangue et épuisé. Les Sandinistes ont perdu le pouvoir puis l’ont regagné au bout de quinze ans mais ils n’ont jamais pu poursuivre leur programme ni mettre en place un quelconque projet faute des ressources qui avaient presque toutes été dévorées au titre de l’effort de guerre. Nombreux sont les poètes qui ont quitté le Front sandiniste, et ce depuis longtemps, mais ils n’ont en aucun cas quitter la Révolution. « Il faut porter jusqu’à la fin toutes les idées qu’on soulève » (10). Le Nicaragua est devenu le pays le plus pauvre d’Amérique latine et l’un des plus pauvres du monde. Pourquoi ? La guerre et l’embargo, c’est entendu, mais aussi l’effondrement de l’Union soviétique qui priva le Nicaragua de son unique soutien, Cuba, lui même plongé dans le plus total isolement, mais aussi l’institutionnalisation du Front sandiniste qui conduisit comme toujours à la délégitimation. Autoritarisme, corruption, désenchantement. Le temps et la constitution d’un Etat tue les révolutions, font s’évaporer tous les espoirs et tous les rêves. Chronos efface l’Histoire de la mémoire de ses enfants et Saturne les dévore. Et pourtant, à cette époque là, ce monde bouillonnait de jeunesse, de désir, de volonté et de fierté retrouvée. Sa modernité, car on pouvait bien parler de modernité à cette époque là au Nicaragua, il ne la faisait pas reposer sur le progrès technique, dont les moyens et bien entendu les fruits étaient pour lui tout à fait inaccessibles, mais à des hommes qui avaient voulu rompre définitivement avec une histoire par trop teintée de violence et d’injustice, des hommes qui nourrissaient des ambitions réelles pour ce pays, qui voulaient le projeter lui et son peuple dans un avenir possible et paisible.
    Je me souviens avoir abordé la question de la Révolution avec un groupe d’enseignants cubains, une famille et deux couples d’amis, au bord d’une piscine dans les faubourgs de La Havane. Quelques-uns d’entre eux avaient encore en mémoire la dictature de Fulgencio Batista, soit qu’il l’ait vécu eux-mêmes mais alors ils étaient de très petits enfants, soit que leurs parents leur aient raconté l’histoire, ou les deux à la fois. Ils avaient tous vécus les premières années de la Révolution cubaine et étaient donc porteurs de l’Histoire qu’ils avaient bien entendu tenté de transmettre à leurs enfants et à leurs élèves. Tous déploraient avoir échoué dans cette tâche parce que tout simplement le temps s’était écoulé et que leurs références paraissaient dépassées. La jeunesse cubaine avait d’autre problème et d’autres ambitions et eux les parents-enseignants passaient déjà pour des vieilles barbes. Ils battaient leur coulpe en confessant qu’ils s’étaient, sinon légèrement embourgeoisés, tout du moins un peu ramollis, et qu’ils n’avaient peut-être pas trouvé à tout-coup les mots justes, ceux qui vont droit au cœur, mais eux, affirmaient-ils, la Révolution ils la gardaient dans les leurs de cœurs. Il est vrai qu’en ces années le voyageur faisait immédiatement la différence entre Cuba, malgré certaines insuffisances criantes, et le reste du continent latino-américain. Au bord de la piscine, dans les faubourgs de la Havane, nous nous sommes contentés de parler de Chronos, pas de Saturne.
    Chronos. Au sein des pays encore riches de L’Europe, l’Etat utilise le temps, l’Etat joue avec le temps et ses coulures, grand effaceur de mémoire, manipulateur des générations, une véritable stratégie réfléchie, murie, appliquée par les politiciens « élus » et leurs bureaucrates, « la politique des petits pas ». Avec le redéploiement du capital à l’échelle planétaire et la mise en concurrence de tous les travailleurs du monde, collectivement ou individuellement, les Etats ne sont plus une nécessité, comme je l’ai expliqué par ailleurs. Les politiciens « élus », liquidateurs conscients ou non de l’Etat, ont bien sûr pour tâche de détisser, de détricoter, les codes du travail, de démanteler les services publics, de démolir les systèmes de protection sociale, comme en France par exemple, pour le plus grand profit, pourrait-on dire, du Capital. Ce détricotage se fait fil par fil, ce démantèlement se fait quartier par quartier, cette démolition se fait brique par brique, jusqu’au moment où il ne restera plus rien. Pourquoi ne pas tout brûler d’un coup ? L’incendie pourrait se propager dans l’ensemble de la « société » ou tout du moins dans ses fractions actives qui sont encore dotées d’une mémoire. « La politique des petits pas », c’est la lente érosion de cette mémoire. Dans une, ou encore mieux, deux générations il ne restera plus rien de cette mémoire, des combats menés par le prolétariat et les quelques éléments progressistes de la bourgeoisie pour conquérir les droits fondamentaux, ceux dépeints par les Lumières et mis en place laborieusement au fil des luttes, il ne restera plus rien. Plus de droits, si ce n’est celui du plus fort, plus de société, plus d’Etat, plus rien.
    Ce que je n’ai pas encore raconté, c’est que la grande place de Managua fut le théâtre d’un drame, une peccadille pour beaucoup mais certainement pas pour moi, à l’origine de mon questionnement sur ce que donne à voir l’image et sur les conditions de sa capture. Je souhaitais prendre en photo une toute petite fille portant l’une de ses robes en corolle de fleur dont j’ai déjà parlé car je les trouvais très jolies, la petite fille et sa robe. La petite fille, au bord des larmes, s’y refusait absolument et donc j’abandonnai mon projet mais son grand père, un homme pourtant doux, insista très fort. Il prit la fillette par la main et la poussa un peu brusquement devant mon objectif. Elle tomba dans une flaque d’eau qui se trouvait là, mouilla sa belle robe et ce coup-ci pleura pour de bon et en abondance. J’étais absolument navré et le grand père se sentait un peu coupable lui aussi, évidemment. Prendre une photo d’une personne n’est jamais innocent et peut même parfois constituer un acte de pure violence. Prendre une photo d’une personne est quelque part insensé, a fortiori si elle n’est pas consentante, mais moi je n’aimais prendre de photos que des gens. J’étais obnubilé par le regard des gens et je prenais des portraits de plus en plus serrés comme si je voulais fouiller les iris et les rétines pour y trouver quelque chose qui puisse s’assimiler à l’âme. Je n’ai jamais rien trouvé de cette nature car, comme pour toute chose qui relève du complexe, l’âme, si elle existe, ne peut transparaître que dans l’interaction d’un grand nombre d’éléments en sus du regard, un ensemble de signes du visage et du corps tout mêlés, signes eux-mêmes en interaction avec un contexte spécifique à un instant donné. L’âme, si elle existe, ne peut apparaître que fugitivement mais certainement pas dans la simple apparence figée. Dans de nombreuses régions du monde, notamment en Amérique latine, les gens croyaient, et le croient peut-être encore, qu’un photographe était un voleur d’âme. Qu’ils se rassurent on ne peut pas voler l’âme de quelqu’un et moi je n’avais surtout pas l’intention de la voler, je cherchais simplement à la voir. Mais, la photographie reste quand même et toujours une violence. Le petit drame de Managua et ce type de considérations m’ont conduit à abandonner la photographie à laquelle se refusait l’âme. Je n’ai donc pas de photos de la petite fille mais simplement sa trace mémorielle. Cette trace mémorielle s’assimile-t-elle à une image ? Je ne sais pas. Je dirais qu’il s’agit là d’une empreinte de tendresse. A peu près à la même époque, mais ailleurs, j’ai commis un crime. Sur le marché de Riobamba, en Equateur, un peu à l’écart, il y avait un énorme tas de pneus usagés, pneus de camions ou de voitures, que des gens lacéraient méticuleusement pour fabriquer ensuite des sandales extrêmement résistantes. L’un des fabricants ou des marchands de sandales m’intriguait beaucoup. C’était un petit homme râblé, au nez aquilin, le teint cuivré, qui portait un chapeau de feutre, un indien. Il appartenait tout à fait à mon imagerie mentale, à l’idée que je me faisais alors de l’indien des Andes. Je voulais le prendre en photo et je lui demandais s’il m’y autorisait. Il refusa tout net, mais moi je voulais absolument voir son âme. C’est à ce moment précis que j’ai commis le crime. J’ai visé et j’ai appuyé sur le déclencheur. J’ai vu alors passé dans le regard de cet homme un concentré de colère, cette colère accumulée par tous les indiens de l’Amérique latine au fil de leur sinistre histoire. J’étais le conquistador, l’ « encomendero », le militaire fortement métissé grand détestateur d’indiens. J’étais tout cela et plus encore, j’étais le voleur d’âme. Qu’ai-je conservé du petit homme au teint cuivré de Riobamba ? Une trace mémorielle, une empreinte, comme une morsure encore vivace de culpabilité.
    Quelques années plus tard, on avait réuni sur un plateau de télévision ce que l’on pouvait considérer comme étant l’une des plus belles fleurs de l’intelligentsia latino-américaine : Ernesto Cardenal, Jacques Chonchol et Adolfo Pérez d’Esquivel. Ernesto Cardenal est un prêtre tenant de la Théologie de la Libération et de ses communautés ecclésiales de base et l’un des poètes les plus importants de toute l’Amérique latine. Il fut pendant un temps le Ministre de la Culture du premier gouvernement sandiniste et il fait partie de ces poètes qui ont quitté le Front délégitimé. Il fut l’initiateur de la grande campagne d’alphabétisation. Jacques Chonchol est un agronome et un économiste qui a une vision anticapitaliste du développement des pays du Sud. Il fut le Ministre de l’Agriculture du Chili à l’époque de l’Unité Populaire de Salvador Allende, puis, durant son exil, Président de la Fondation des Sciences Politiques à Paris. Adolfo Pérez d’Esquivel est un artiste dans la grande tradition des peintres muralistes latino-américains. C’est un défenseur acharné des droits de l’Homme sur tout le continent et notamment dans sa patrie, l’Argentine, ce qui lui valu, d’une part, d’être emprisonné et torturé par la junte militaire et, d’autre part, d’être récompensé par le prix Nobel de la Paix. On opposa à ces trois éminentes personnes un petit maître de l’université française, professeur d’économie à Lyon, disciple des Chicago Boys et de Milton Friedman, donc un apôtre de l’ultralibéralisme, dont j’ai complètement oublié le nom. Je n’arrive pas à le retenir ce nom. Refoulement. Il s’agissait bien d’une « opposition », opposition sur les principes mêmes de la vie. Le petit maître, bouffi d’orgueil, pérora jusqu’à plus soif. Il se permit de donner une leçon d’économie politique et de démocratie à ses interlocuteurs d’un soir, tous hommes à l’engagement passionnel, qui faisaient mine de l’écouter en rêvassant. C’était purement scandaleux. Une mascarade. Depuis, le même petit marquis auquel on a collé le titre d’expert ( ?) a livré des quantités de sermons dans les pays de l’ex-bloc soviétique et il continue de pérorer, dès que l’occasion lui en est offerte, sur l’Europe et la politique qu’il faut y conduire, ultra-libérale évidemment. Quelle impudence !
    Un monsieur me disait un jour, pas le Maître en modernité, un autre monsieur, un géophysicien que j’avais rencontré au Pakistan, au nord de Peshawar, j’aurais pu le rencontrer ailleurs car il était Français mais c’est là que je l’ai rencontré, au Pakistan, au nord de Peshawar, c’est là qu’il travaillait, donc ce monsieur me disait que pour porter un jugement en matière de politique, sur un événement, une situation ou une crise, ou même tout simplement pour aller voter, on devait toujours être prudent, on devait toujours être extrêmement précautionneux. Il ne faut jamais prendre parti sur un coup de cœur, se fier uniquement à sa sensibilité, se laisser aller à l’émotion, juger a priori et attendre que l’évolution des choses vous donne raison, précisait le monsieur. Vraiment, il y a trop grand risque de se tromper et en matière de politique se tromper est toujours grave. Ce qu’il faut, poursuivait-il, ce que je fais, et pour ce qui est de la méthode croyez-moi je m’y connais, c’est recenser les sources d’informations, éplucher la documentation disponible, recueillir des avis contradictoires mais autorisés, soupeser chaque argument, si possible le vérifier en le comparant à la documentation que vous avez réunie, et là seulement, peut-être, à partir de là, en cet instant, mais jamais avant, se risquer à émettre une opinion, à avancer une idée sur la question. Voilà la méthode que j’utilise en politique comme dans tous les autres domaines de la vie. Faites-en autant, me suggérait-il, et ainsi vous serez à peu près certain de ne pas vous tromper. Gare aux intuitions et aux sentiments ! concluait-il. C’était étonnant qu’il me dise cela car il me semblait que, jusqu’alors, je ne me lançais pas à la légère dans une direction ou dans une autre, que j’essayais d’évaluer les choses, certes avec mes faibles moyens, que je faisais des efforts réels de compréhension. En gros, ce qu’il m’exposait, le petit Descartes, n’était rien de moins que la méthode scientifique. Bon ! Ce que je fis remarquer à ce monsieur précautionneux c’est que sa méthode, toute imprégnée de sagesse qu’elle soit, ne peut être valablement mise en œuvre que si l’on dispose d’énormément de temps, par exemple pour rédiger un mémoire ou une thèse ou une contribution à un colloque savant, ou pour préparer une intervention dans un séminaire réunissant des gens qui s’y connaissent, pour écrire un livre sans doute. Dans les situations d’urgence, elle s’avère non seulement inopérante mais aussi dangereuse. Si l’on prend son temps pour soupeser le pour et le contre, analyser l’Histoire, examiner les mœurs et coutumes locales, recenser les différentes parties prenantes et évaluer les pressions externes auxquelles elles sont sujettes, on risque de se retrouver au saut du lit, par un sale matin de printemps ou d’été, comme c’est le cas depuis au moins vingt ans, face à un génocide que l’on n’avait pas senti venir et qui pourtant couvait. Un crime est un crime, un massacre est un massacre, certains les perpètrent, d’autres les subissent, et c’est bien suffisant pour juger des évènements dans un premier temps. Réciter un poème de Lermontov et invoquer un contentieux ancien, une vieille histoire, ne dédouanent en rien les bourreaux russes du massacre de la population Tchétchène. On en sait suffisamment pour condamner les premiers, pleurer les seconds, et jeter dans les poubelles de la République un politicien juste capable de débiter de telles inepties car lui aussi représente un danger certain. La mise en lumière des particularismes ethniques ou sociologiques, exercice de pure érudition, est un écran de fumée pour masquer la triste réalité de l’Homme et du monde. L’horreur et l’ignominie ne connaissent pas la Raison. Faut-il renoncer au Savoir ? Non bien sûr ! Mais ce n’est pas parce que l’on ne sait pas tout d’une chose que l’on ne doive pas réagir face à cette chose. Il faut réagir aux faits et aux actes selon son propre système de valeurs. Il vaut mieux prendre le risque de se tromper plutôt que de se déclarer irresponsable en prétextant un savoir insuffisant. La déclaration d’irresponsabilité est à mes yeux une déclaration de complicité, telle celle de l’Europe estivante face au massacre de Srebrenica enregistré presque en direct par la télévision. J’en ai déjà parlé, mais j’aurais aussi bien pu évoquer le génocide rwandais, l’embargo américain sur l’Irak qui en l’espace de quelques mois coûtera la vie à plusieurs centaines de milliers d’enfants irakiens faute de médicaments, les bombardements répétés d’Israël sur la bande de Gaza, zone à la plus forte densité de population du monde, et bien d’autres crimes encore. N’introduisons pas de la complexité, uniquement par plaisir, là où elle n’existe pas forcément. Si l’on y regarde bien les choses sont plutôt simples en fait, et vieilles comme le monde. Il y a des possédants outranciers et donc des dépossédés partout. Il y a des oppresseurs et donc des opprimés partout. Il y a des bourreaux et donc des victimes partout. Il y a des responsables partout. La « modernité de libération » (11), quant à elle, se porte très mal. Au sud et au nord, pour le moins deux générations de militants, ou plus simplement de gens réactifs et se sentant viscéralement responsables, manquent à l’appel de notre époque, dévorés par Saturne. Ces gens manquent au Monde en général et à mon monde en particulier. Les professeurs Negri et Hardt, que je respecte beaucoup et qui emploient le même vocabulaire que le Maître en modernité, c’est normal ce sont des philosophes, parlent de « crise de la modernité » (12). La dynamique de la modernité peut être perçue comme le conflit qu’engage les forces immanentes, celles qui naissent et mûrissent dans le corps social, contre le pouvoir transcendant, ce qui vient d’en haut, ce qui se revendique peu ou prou du divin. La modernité est par nature révolutionnaire. Son but est la désaliénation de l’homme, sa libération de l’emprise de la transcendance. Mais dès que la modernité paraît triompher resurgit la transcendance sous la forme d’une contre-révolution, retour de l’ordre ancien plus ou moins reformaté, ou sous celle d’une institutionnalisation, création d’un Etat. Ce retour continuel de la transcendance constitue la crise de la modernité. Les deux générations manquantes dont je parle correspondent aux forces immanentes décimées par les dictatures, par l’impérialisme, par l’Etat. Ces forces immanentes décimées manquent à notre époque et la méthode scientifique mobilisée par notre géophysicien ne portera pas remède à ce manque, ne comblera pas ce vide.
    Irresponsabilité de politiciens cyniques. Irresponsabilité de sociétés qui n’en sont plus vraiment. Les meilleurs achèvent se dissoudre dans les fosses communes et les charniers et ils manquent cruellement à l’appel angoissé de notre époque. Nos espoirs, nos désirs et nos rêves sont ensevelis avec eux.
    J’ai toujours considéré le métro de Paris comme un vaste champ d’expérimentation, un espace où étaient testés de nouveaux types de rapports humains et de nouvelles formes de contrôles policiers, comme un tube à essai du post-social. Nombre de laissés-pour-compte, nombre de déshérités absolus, de hurleurs à la douleur d’un esprit déchiré, errent, comme des barcasses à la dérive, dans ses couloirs, dorment et divaguent sur le sol crasseux de ses stations, mendient piteusement dans ses wagons, s’y abrutissent de mélanges d’alcools épouvantables, s’y abandonnent à leurs délires et à leurs obsessions, et parfois y meurent dans l’indifférence générale. Nombre de flics, d’employés musculeux de louches sociétés de gardiennage, de troubles agents dits de sécurité, de militaires en armes, de contrôleurs mal fagotés plus qu’uniformisés, parcourent en petits groupes ses tunnels piétonniers et ses quais, regardent méprisants ceux qui croupissent là, réveillent bruyamment le dormeur cauchemardeux, chassent le délirant, traquent le contrevenant, contrôlent et fouillent le suspect, surveillent à longueur de journées tout ce qui bouge et davantage encore tout ce qui ne bouge pas assez. Tout cela sous l’œil glacé de milliers de caméras de vidéosurveillance qui pistent le transporté, Caïn sans conscience, dans tous les méandres du réseau, dans le moindre recoin puant l’urine où il attend sa rame. Tout cela sous un déluge de slogans alarmistes, colis suspects, tireurs de portefeuilles et de portables, se réclamant de plans de vigilance et d’exception que l’on ne lève jamais, flots d’injonctions et d’interdictions agressives, qui douchent le transporté, Noé sans arche salvatrice, jusque dans la moindre circonvolution de son pauvre cerveau. Le métro de Paris est un cloaque de haute surveillance. Quand on considère son métro, ainsi que de trop nombreux autres espaces, on peut comparer Paris à une femme très belle mais aussi très sale qui devrait bien, un jour, envisager de changer ses dessous. Le métro de Paris est un concentré, un précipité, la lie de la société « amoderne », société totalitaire, sans projet, sans perspective, sans vergogne. Un étrange petit homme disposait de son coin, peut-on dire attitré ?, dans l’un des couloirs du métro de Paris. Chaque matin, strictement à la même heure, il venait s’y installer, et c’était chose déconcertante de voir se dessiner sur fond de carrelage jamais nettoyé, chaque matin strictement à la même heure, sa courte silhouette râblée encombrée de sacs en plastique emplis jusqu’à éclater. Il venait faire sa journée. L’iris de ses yeux avait conservé la mémoire de beaucoup de cieux et d’océans peut-être, ou bien s’était gorgé du vert des longues herbes des steppes de l’Asie où le petit homme avait peut-être failli se noyer. Il était coiffé d’un chapeau de cuir brun dont l’un des bords était relevé sur son front ce qui lui donnait un air approximatif de bandit d’honneur du Sertao brésilien. Après s’être accroupi dans son coin, un peu à l’écart du torrent des passants, il extirpait de l’un de ses sacs en plastique un instrument de bois à long manche et à corde unique qu’il caresserait, bientôt et sans hâte, d’un mince archet. J’avais beau tendre l’oreille aucun son ne paraissait sortir de cet instrument venu d’ailleurs malgré le tranquille va-et-vient de l’archet. C’était une musique uniquement composée de silences mais les mouvements lents de l’archet étaient comme les battements d’un cœur discret, une pulsation vitale mais douce, rythme intérieur de l’interprète méditatif qui regardait filer les usagers du métro de Paris tels des grains s’écoulant dans un insensible sablier. Aucun son physique n’était émis, je l’ai dit, et donc personne ne remarquait l’homme accroupi. Quel chemin tortueux avait-il pu emprunter ce spectateur imperceptible de la multitude, cet accordeur de souffles muets ? Comment avait-il bien pu échouer dans ce coin de couloir malsain tel un vieux morceau de bois abandonné sur le plus inepte de nos rivages ? Quelle invraisemblable marée avait bien pu le rejeter ici ? Chaque matin, strictement à la même heure, il arrivait comme porté par la furieuse vague humaine qui le déposait toujours au même endroit et, après quelques minutes d’absence rêveuse, il entamait son récital silencieux. Et puis un jour il n’est plus venu car le sous-sol de Paris est dur, impitoyable, insupportable, et l’exil à l’intérieur de l’âme ne saurait être sans fin quand on est enveloppé de foule, de bruit et de pourriture. Et j’en ai trop vu, et j’en vois de plus en plus chaque jour, de ces agonisants de la vie sociale ou de ces rebuts du monde, faméliques et boursouflés, gratteurs de plaies suppurantes, eux-mêmes croûtes purulentes du monde, pourtant travailleurs acharnés et désespérés des rames, conteurs laborieux et épuisés d’histoires honteuses ou de déveines à peine croyables, devenus presque des habitués de ces lieux effroyablement sordides et que l’atmosphère délétère du métro de Paris finit par dissoudre dans ses sales matins. Et puis j’ai assisté à des colères énormes qui éclataient comme des furoncles, à des jaillissements de rages folles qui avaient gonflé dans des profondeurs où l’on croyait définitivement ensevelies la frustration et la rancune, d’apparentes apathies explosant comme des bouchons volcaniques, des éruptions de fureurs magmatiques, comme chez Jeff Wall dans son « Milk ». Il faut toujours revenir à Jeff Wall. Le « Milk » de Jeff Wall est un crachat de sperme à la gueule du Monde. Un homme, jeune, est assis à même le trottoir, le bas du dos plus ou moins calé contre un mur de briques oranges. Sur sa droite une bande noire, ombre projetée d’une autre bande, tranche d’un mur fait également de briques cette fois-ci balafrées, avant une troisième bande plus composite avec tout en bas un buisson commun, du type de ceux derrière lesquels les gens vont pisser les soirs de cuite, puis une structure géométrique, plus ou moins compliquée, marquant ce qui doit être l’entrée d’un immeuble si l’on en juge par la diagonale d’une rampe que l’on devine d’escalier. Le buisson semble couler sur le trottoir, entre les dalles, formant un « tiers-paysage ». L’homme est légèrement décentré vers la droite de l’image qui est, on l’aura compris, extrêmement composée. Jeff Wall se définit comme un peintre davantage que comme un photographe, je l’ai déjà rappelé ailleurs, mais ses « peintures » offrent quelques caractéristiques majeures. Le plus souvent il y a abolition de toute perspective, cette conquête laborieuse des peintres au fil des siècles. La disparition de la perspective entraîne en toute logique l’absence de ligne de fuite, absence comblée, et c’est là l’essentiel, par une ou des lignes de tension. Ce sont ces lignes de tension qui attirent et retiennent le regard du voyeur qui se cache en nous tous. Jeff Wall est le « peintre » de la concentration et de la tension. Enfin, tous ses travaux anciens sont systématiquement présentés dans des caissons lumineux comme de vulgaires publicités urbaines. La tension de « Milk » s’inscrit dans un triangle de crispation formé par le bras gauche aux muscles contractés de l’homme qui repose sur son genou, la tête à la crinière graisseuse qui masque un regard noir de pensées sauvages et où seule une tâche de lumière révèle la mâchoire crispée, la main droite qui broie le sac en papier contenant la bouteille de lait. L’explosion de colère est évidemment traduite par le jet de lait consécutif au broyage de la bouteille, tâche blanche aux contours déchiquetés, comme geste ultime et vengeur d’un peintre dont la toile ne saurait exprimer toute l’intériorité. Tout est cri chez cet homme mi-assis mi-accroupi mais cri silencieux s’exprimant dans cette amorce d’arrachement du mur, dans le jet de lait évidemment, dans l’extraordinaire contraction des muscles. Il ne s’agit en aucun cas du cri lancé par un Munch entouré de morts, cri d’effroi, cri d’angoisse devant la ténuité de la vie, la fragilité de l’existence. Il s’agit d’un cri de colère, un hurlement intérieur, expression de la révolte face à l’injustice et à l’indifférence, et ce cri muet porte très loin, jusqu’à faire frissonner nos chairs, à nous ici, tout comme la vibration de la corde invisible que caressait l’archet de l’étrange petit homme du métro de Paris. Perspective bouchée, gommée, aucun horizon, le décor de « Milk » est un décor de visionnaire, un décor « amoderne » avant la lettre, et pourtant encore bourré de références à la peinture, comme toujours chez Wall. Tout d’abord, apparaissent comme une évidence les « Zip » de Barnett Newman (13), ces séparateurs inégalitaires d’espace, ces briseurs de symétrie, la bande noire, ombre de la tranche de briques à cicatrices multiples. Ensuite, le buisson des pisseurs bloque le passage au bâtiment, pas d’ouverture donc vers ce qui pourrait être un rappel, en raccourci, brumeux et synthétique d’une certaine modernité artistique, dialectique horizontale-verticale modulée d’oblique, architecture ultra-fonctionnaliste, à mi-chemin entre De Stijl et le Bauhaus. On pourrait dire que les Zip de Newman et le buisson séparent irrémédiablement la modernité de l’ « amodernité » dans un temps postmoderne, celui de Wall et son « Milk ». La coulure de verdure sur les dalles de ciment me renverrait bien aussi à la végétation métastatique qui ronge les maisons de Munch dans ses périodes de mélancolie profonde et gluante, mais là je crains d’abuser. Toutefois je considère que le mur orange qui se trouve derrière l’homme en colère constitue bien la signature de Jeff Wall, le mur-Wall. Wall est un fabricant de signes, un marqueur d’espace par des détails que seule une lecture attentive de ses images permet de discerner, détails de l’instant qui exprime et résume une situation, l’instantanéité de l’événement, détail de l’avant et de l’après, ceux de derrière ou des côtés, ceux du dehors plutôt que du dedans, détails qui du fait de leur extériorité du champ de l’action mais de leur proximité temporelle de l’instant de l’action sont porteurs d’une charge émotive, d’une tension, d’une urgence, beaucoup plus expressives et explosives encore. Certains proposeront une lecture sexuelle de Milk mais c’est une interprétation bien trop facile. D’autres jugeront peut-être qu’il y a une grande inconvenance à parler d’Art en même temps que du phénomène de l’exclusion, qu’il s’agit d’un rapprochement contre-nature, qu’il y a là une antinomie absolue. Ils pourraient avoir raison si l’on ne veut pas tenir compte du fait que Wall a, d’une part, une vraie sensibilité sociale qui s’exprime à toutes les étapes de son travail, dès les caissons lumineux de sa première période jusqu’aux tirages géants en noir et blanc plus récents, et, d’autre part, que Milk est une allégorie de la colère, colère de l’époque « amoderne » avant l’heure. Les laissés-pour-compte ou leurs traces, valises défoncées et remplies de pluie, reliefs de repas dans des boîtes abandonnées en papiers alu, sont très présents dans ses photographies mais il n’est pas un photographe social pour autant. Jeff Wall fabrique des allégories contemporaines en utilisant des acteurs professionnels et un ordinateur, et en les bourrant de citations picturales, mais ce dernier point je l’ai déjà précisé ailleurs. Ici et là, au fil de ses images, Wall affiche aussi une réelle compassion envers ceux qui survivent aux marge des villes, sous les ponts d’autoroutes, dans les bosquets pelés de la périphérie, dans les terrains proches de zones d’entrepôt, ou qui habitent la nuit. La colère et la compassion sont les deux seuls sentiments que nous permet cette époque impossible, n’en déplaise au Maître en modernité.
    Est-ce la colère ou la compassion face à la question des sans-abris qui avait conduit l’Institution à accorder un droit de séjour d’un mois à une dizaine de pauvres types, dans un coin de son esplanade, dans un renfoncement de son bâtiment, sous les tubulures d’acier qui lui donnent forme ? Une institution publique ne se met jamais en colère contre le pouvoir en place et son incurie, évidemment. Peut-être souhaitait-elle montrer qu’elle était sensible aux problèmes de société, que ceux-ci ne lui étaient pas étrangers ? Peut-être, mais une Institution publique est en général peu encline à la compassion, ses dirigeants issus de la Haute Administration côtoyant fort peu le reste de la société. Mystère donc. A cette époque, l’Institution proposait au premier niveau de son bâtiment, au raz de l’esplanade, une exposition de photographies contemporaines à partir d’une donation qui lui avait été faite, exposition à laquelle elle avait donné un nom baudelairien, « les peintres de la vie moderne », pour désigner la soixantaine de photographes présentés, tous des stars de l’époque. Un établissement financier de premier plan, acteur incontournable du développement local et du logement social, disposait d’une riche collection dont il venait de se dessaisir au profit de l’Institution. Question de recentrage stratégique probablement, l’Art et la Finance ayant peu de rapport entre eux, c’est-à-dire autant que la haute Administration et les sans-abris. Par souci de préservation des œuvres, la salle d’exposition était fort peu éclairée. Les vitres qui donnaient sur l’esplanade avaient toutes été obscurcies, sauf une et par une extraordinaire coïncidence celle-ci donnait en plein sur le campement des sans-abris. Ainsi, les visiteurs, lorsqu’ils levaient les yeux des photographies, pouvaient voir les gars entrain de faire cuire leur tambouille sur un réchaud, de liquider des hectolitres de bière et de taquiner leurs chiens, des molosses, quand ils ne se taquinaient pas eux-mêmes, mais uniquement pendant un mois, après ils avaient à déménager fiça les gars. Ce rapprochement inopiné du « banquier du logement social », titre qu’affectionnait ledit établissement financier, et les sans-abris, tout lamentable qu’il soit, ne manquait pas de sel. L’Institution avait peut-être, pour sa part, fait montre de compassion, mais au même moment et à quelques centaines de mètres de là seulement, pratiquement au pied de la tour d’où partaient les Pèlerins de Saint-Jacques pour leur long voyage, il y avait eu une explosion de colère dont les décombres étaient éparpillés sur le trottoir. Deux tentes portant les sigles d’organisation caritatives avaient été éventrées et de misérables objets traînaient partout à côté, duvets un peu décousus, pull-overs un peu déchirés et même chaussures aux semelles un peu trouées, toutes choses dont un sans-abri ne saurait se séparer sous peine d’aggraver sa précarité. Comme il faut toujours en revenir à Jeff Wall, cela faisait penser à sa « Chambre dévastée », image qu’il avait produite en référence à « la mort de Sardanapale » de Delacroix, et qui montrait effectivement une chambre totalement détruite, matelas éventré, meubles démembrés et brisés, papier peint déchiré et quantité d’affaires éparpillées, un effroyable et mortel chaos. Il y avait eu violence sauvage que la police ne pouvait en aucun cas ignorer puisque ses locaux étaient situés, juste en face, sur le trottoir opposé. Les flics n’aimaient pas les campeurs à leur porte, c’est certain, et ils avaient donc délogé les sans-abris visiblement sans ménager leur force, et de la force ils n’en sont pas en manque ces brutes. L’Institution culturelle, « le banquier du logement social » et les flics, il y avait là vraiment matière à laisser éclater sa colère !
    Les exclus, les miséreux, font partie du décor urbain au même titre que les abris-bus, les panneaux publicitaires et les poubelles. Ils se confondent avec les murs sales auxquels ils s’appuient, ils en ont la couleur défraîchie, fanée, délavée, crasseuse. Rares sont ceux qui s’aperçoivent encore de leur présence tellement on s’est accoutumé à les voir croupissants au même endroit, comme des panneaux de signalisation qui ne signaleraient plus rien, comme des publicités au trois-quarts déchirées qui ne vendraient plus rien, comme des tas de détritus qu’on aurait repoussé dans un coin. Ils ne dérangent presque plus personne et pourtant ils inspirent à tous une vraie terreur, pas seulement quand ils hurlent à la douleur d’un esprit déchiré, car ils marquent la faillite irrémédiable d’un système que tous ont refusé de voir venir, l’incompétence des gestionnaires de la Cité que tous ont pourtant élus, la lâcheté et l’irresponsabilité de tous, et aussi ils laissent entrevoir à beaucoup un possible avenir de déchus.
    Pour le politique, pour le pouvoir, l’exclusion est tout sauf un problème. L’exclus ne vote pas. Il n’a aucun poids dans les affaires de la Cité. Il n’a aucun apport économique. Il ne coûte rien puisqu’il crève tout seul dans son coin, à charge pour les associations caritatives, ces dames patronnesses de l’amodernité, de les ramasser. L’exclus n’existe pas. L’exclus n’existe pas mais la menace d’exclusion constitue pour le pouvoir politique et le pouvoir patronal le moyen idéal pour contrôler le reste de la société et la multitude des travailleurs. Par la menace d’exclusion, ils injectent de grosses doses de peur gluante dans tous les cerveaux. Obéissez sans discuter ! Rentrez dans le rang ! Sinon nous vous rejetterons de nos écoles, de nos entreprises, de la vie. Respectez-nous, nous vos politiciens et vos patrons ! Sinon nous vous bannirons, nous vous annihilerons en tant que citoyens et salariés. Travaillez avec acharnement et à n’importe quel prix ! Sinon nous vous exclurons de la société, nous vous chasserons de vos personnes mêmes. Si vous perdez votre emploi, comment ferez-vous pour élever vos enfants, pour rembourser vos emprunts, pour acheter toutes ces choses idiotes que vous fabriquez vous-mêmes et pour lesquelles vous ressentez un tel besoin ? L’exclusion est la sanction de la désobéissance, ou même de la désinvolture, et les enfants, le crédit, la société de consommation sont de précieux moyens de pression. « Faites des épargnes plutôt que des enfants » conseillait l’autre (14). Quelle bêtise antédiluvienne! « Travaillez beaucoup, faites des enfants, et dépensez tout votre argent », voilà le vrai message, voilà la vraie sagesse, sinon gare à vous ! Politique de la peur permanente. Politique du contrôle de tous par tous et par eux-mêmes. A la suite de Michel Foucault, les professeurs Hardt et Negri, que je respecte beaucoup, appellent ceci le « biopouvoir », c’est-à-dire ce contrôle total des corps aussi bien que des esprits, c’est-à-dire cette injection de peur gluante dans les cerveaux qui amène les gens à se censurer, à se réguler, à s’autocontrôler (12).
    Le patron du bistrot à Singapour était un homme sympathique et chaleureux. Il adorait venir s’attabler un moment avec ses clients, surtout ceux qui venait de loin, et les interroger sur leurs vies, discuter du temps qui s’écoule ou qu’il fait, ainsi que des affaires du Monde. Le patron du bistrot de Singapour était un homme doux et heureux. La ville baignait dans la prospérité et se remodelait sans cesse. L’argent coulait à flot et les boutiques d’Orchard Road proposaient tout, offraient tout, vendaient tout, et même bien au-delà du désir. Qui gérait véritablement la Cité-Etat ? Cela il ne le savait pas trop, ou ne voulait pas le savoir, parce qu’ici, à Singapour, il ne faut pas s’occuper de Politique. Faites des affaires, disait-on, il ne savait pas trop qui, ou ne voulait pas le savoir, et laissez-nous faire les nôtres, juteuses d’après ce qui se murmurait. Gagnez de l’argent et nous veillerons au reste, veiller était bien le mot car on contrôlait tout alors. Voici quel était le type de contrat social mis en place au niveau de la Cité-Etat, abandonnez-nous le pouvoir et occupez-vous de vos affaires, et gare à celui qui ne l’honorait pas, à celui qui voulait voir de près ce qui pouvait se cacher derrière tout ça. Lui, le patron du bistrot, il était content. Ses affaires tournaient bien, il gagnait de l’argent, pas énormément, mais suffisamment quand même, et s’il ne vivait pas vraiment dans une démocratie, bien sûr, il n’éprouvait pas du tout un besoin de changement de l’ordre des choses. C’est à Singapour qu’a été expérimenté le contrat social postmoderne. Mais c’est déjà une autre époque.
    La société doit de toute urgence se réapproprier la politique, me disait il n’y a pas si longtemps encore un ami, pas le Maître en modernité bien sûr, un autre, quand je parle de la société je veux dire des gens, et elle doit donner leur congé, sans indemnité, aux gérants qu’elle a embauché, à qui elle a confié les clefs, et qui n’ont depuis cessé de l’abuser, de la voler, de la spolier, comme de vulgaires régisseurs malhonnêtes. Il faut les chasser mais il faut aussi ressusciter la solidarité que notre siècle aura assassinée et sitôt enterrée, redécouvrir la complémentarité des savoirs et des habiletés, redonner à l’homme toute cette valeur qui lui a été honteusement dérobée, comprendre enfin que rien ne peut être entrepris sans le sentiment partagé d’un intérêt commun. Or, quel intérêt pouvons-nous avoir en commun avec ces hordes politiciennes, vaniteuses, dispendieuses et largement corrompues, nous et bien plus encore ces quelques milliards de pauvres extrêmes qui peuplent la planète, ces quelques centaines de millions que ces monstres font mourir de faim ? Comment la majorité d’entre eux, j’entends par là des politiciens sans vergogne, ose-t-elle se revendiquer de la République, chez nous et ailleurs, alors qu’elle en bafoue chaque jour, toutes les valeurs et jusqu’au moindre principe ? Que font-ils de la fraternité alors qu’ils fabriquent, ces politiciens, des exclus à la chaîne ? Que font-ils de l’égalité alors qu’ils amassent et collectionnent les privilèges et accaparent toutes les richesses ? Que font-ils de la liberté alors que chaque jour ils intensifient le contrôle des populations ? Mais si la société réinvestit le champ politique, je veux dire si les gens veulent enfin reprendre les choses en mains, qu’adviendra-t-il alors de tous ces policiers, de tous ces prétendus agents de sécurité, de tous ces militaires qui quadrillent nos rues, qui fouillent et surveillent nos vies, qui font peser une menace constante sur notre embryon de démocratie ? Que va-t-on bien pouvoir en faire de tout ceux-ci ? Comment revenir en arrière sans nous-mêmes créer de l’exclusion ? Cet ami est un écorché vif, un homme de passion, bien pire que moi encore, un militant rescapé et invétéré de toutes les causes perdues, et pour me moquer gentiment de lui, je répondais à sa dernière question, celle relative au devenir du système de contrôle, en disant que nous ferions démonter aux policiers et assimilés toutes les caméras installées indûment partout dans les villes, que nous leur ferions démanteler les réseaux de barbelés qui emprisonnent partout les résidus de nature, que nous leur ferions abattre les murs qui ceignent partout les propriétés privées, c’est-à-dire rectifier à peu près tout ce qui a été mis en place au cours des deux derniers siècles. Quant aux militaires ils auront à déminer et à décontaminer tous les terrains qu’ils ont ravagés partout de par le monde. Il y a du travail pour tous et pour des décennies, insistais-je ironiquement, mais il n’y a que pour les politiciens que je n’entrevois pas d’avenir, que je ne trouve pas de solution car sans utilité véritable. Quelle civilisation abominable, concluions-nous tous les deux qui ne nous autorise plus guère que la colère à l’égard des prédateurs, oppresseurs et profiteurs de toutes espèces, et la compassion pour la foule immense de leurs proies, opprimés et déshérités du monde. Mais nous étions déjà depuis longtemps dans une autre époque, et mes pauvres plaisanteries tombaient forcément à plat. A la fin du vingtième siècle, les Etats-Unis, la nation la plus belliciste de l’Histoire, il suffit de relire le professeur Chomsky pour s’en convaincre (15), ont déclaré la guerre à au moins la moitié du Monde (16). Ils ont exacerbé les tensions idéologiques et les revendications identitaires et créé un état de guerre permanent qui n’autorise plus à remettre en cause les systèmes sécuritaires de tous ordres, armées, services de sécurité intérieure et extérieure, polices etc., parce qu’il y a maintenant un grave et réel désordre qui met en péril la planète entière. Une fois encore, injection de la peur gluante dans tous les cerveaux de l’Occident, peur de l’autre donc haine de l’autre, peur de l’attentat, peur de l’invasion sournoise d’agents barbares et fanatisés. Stratégie du choc (17) et stratégie de la peur. Et puis il y a la dictature mondiale de la finance, gigantesque casino à l’échelle planétaire où s’amuse les riches à coup de milliards de dollars, en déplaçant les hommes, les machines, les usines et les productions comme des pions sur le grand échiquier des continents, et puis il y a l’Europe et son union, plan local de la globalisation ultra-libérale et qui démolit les nations et qui brise leurs socles industriels, et puis il y a les quatre cavaliers de l’Apocalypse qu’ils ont déchaînés, les centrales nucléaires, les organismes génétiquement modifiés, les nanotechnologies, la biologie de synthèse, de tout cela j’en ai déjà parlé abondamment ailleurs, et puis…et puis…plus rien. Requiem in pace, cela nous fera du bien à tous.
    Il y a en France un grand patron, comme on les vénère dans ce pays, qui est un fou de modernité, tout du moins le croit-il, et de technologie. Il est en fait un pur représentant de ce mode de pensée éphémère qu’est la postmodernité. De la technologie et de ce qu’il croit être la modernité, il en parle tout le temps et comme il est instruit, origine sociale oblige, il en parle bien mais de façon quelque peu vieillotte car son instruction elle-même repose sur des bases vieillottes. Il cite sans arrêt des auteurs oubliés ou presque, mais il est vrai que le Maître en modernité en fait tout autant, et moi aussi à mon humble niveau, évidemment. Du fait de sa position, très élevée dans les échelles intellectuelle et sociale, il connaît beaucoup de gens en sus des politiciens, des scientifiques, des économistes, des philosophes, des artistes et il organise périodiquement des colloques savants autour de ses marottes dans des lieux qui imposent le respect ainsi que de curieux débats précédés, suivis ou entrecoupés de spectacles dans des salles de théâtre branchées de la capitale. Toutes les portes lui sont ouvertes et partout on se sent honoré de sa présence et de sa participation. Ce grand patron porte plusieurs casquettes et il y en a une qu’il arbore fièrement car elle lui a été offerte, sur désignation du pouvoir politique, peu importe sa couleur, par une institution inscrite au cœur même de la « modernité de la modernisation technologique », pour reprendre la formule peu élégante de Wallerstein (11), une institution de protection des citoyens contre les possibles dérives du développement tous azimuts de l’informatique dans la société. Cette position institutionnelle permet au grand patron de beaucoup parler, et il aime ça, mais il n’est pas assuré pour autant d’être toujours bien écouté. Peu importe, là encore. Ainsi, il évoque fréquemment la question sécuritaire, c’est-à-dire celle du contrôle des populations, et il confesse avoir très peur. Evidemment, cette peur il ne l’avoue pas de facto mais il dit qu’il faut se méfier du risque de dérive totalitaire, et même qu’on ne s’en méfiera jamais assez. L’un de ces thèmes de prédilection est l’identification biométrique, on parle aussi de biostatistique, c’est-à-dire la tentation que pourraient éprouver les gérants de la Cité, ou n’importe quelle entreprise privée, de mettre en fiches, dans un grand ordinateur, l’ensemble des données non seulement administratives mais surtout biologiques d’un groupe d’individus ou carrément d’une population en son entier. Spirales d’ADN déroulées, couleurs de l’iris décomposées comme la lumière par un cristal, empreintes digitales empruntées, prélevées ou volées, et bien d’autres choses encore, odeurs corporelles, sécrétions, taux d’oxyde de carbone rejeté à chaque expiration (pourquoi pas ?), le tout encarté, fiché, numérisé, centralisé sur un gros ordinateur de type orwellien, pour être ressorti en tout lieu et à tout moment afin de dépister l’intégriste, le clandestin, le fraudeur, le pervers, le réfractaire, le mal-pensant, le malpoli, et bien d’autres individus encore, tout le monde en fait, en un mot le déviant, actif et potentiel, le terroriste d’aujourd’hui et celui de demain, le contrevenant en pensées ou en actions, tout le monde. Il rappelle aussi qu’en France le numéro d’identification nationale, celui qui sert à la sécurité sociale, a été mis en place par Vichy pour traquer les résistants et les Juifs, que si l’on réside à Manhattan ou à Londres ou ailleurs on laisse journellement cent ou deux-cents fois, ou plus, son portrait sur les enregistrements de vidéosurveillance, et que le web, avec ou indépendamment de son côté libertaire, est un « accélérateur de spirale sécuritaire » parce qu’utilisable et utilisé par ce même déviant actif ou potentiel, le terroriste d’aujourd’hui ou de demain, le contrevenant en pensées ou en actions. Il souffle tout cela, le grand patron, le chaud et le froid parfois, le pour et son contraire souvent, le tristement vrai et le phantasme toujours, dans les lieux qui imposent le respect et dans les publications de l’institution, et il continue à déjeuner courtoisement avec les gérants qui l’ont mis en place, ou leurs majordomes, lui, l’une des cautions légalistes du pouvoir, et il impose la pointeuse aux salariés de moins en moins nombreux de sa grosse entreprise et de ses filiales, il les fait vidéo-surveiller, contrôler en permanence, sanctionner et débaucher en fonction des règlements arbitraires que lui et ses conseils d’administration ont instaurés. Quelques mal-pensants, malpolis aussi sans doute, ont osé évoqué sur le web un conflit d’intérêt entre certaines affaires privées du grand patron et son poste au sein de l’institution. Tout ceci pour dire que n’importe qui peut être déviant. Ce que l’on attend en fait, là, tout de suite, tout en haut, chez nos gérants, et en cela le grand patron a raison, c’est que les caméras, aujourd’hui imparfaits témoins des présences « suspectes », se convertissent en scalpels des cerveaux, en sécateurs des volontés, que des injections sous-cutanées de microprocesseurs agissent comme des sérums de vérité, en contrôleurs des nerfs, des muscles et des intentions, projet à peine dissimulé des techno-sciences, quels beaux lendemains pour les nanotechnologies et l’intelligence artificielle!, que l’Internet, aujourd’hui encore libérateur de parole et dispensateur de savoirs, se métamorphose en mouchard au service de toutes les polices, en propagandiste au service de tous les politiciens, en catalogue au profit de tous les marchands, en un mot en collaborateur servile et veule de tous les pouvoirs.
    Le pouvoir ! Et il gloussait de plaisir, et il jubilait, et il riait à gorge déployé, le politicien important qui se croyait homme distingué, espèce de ministre qui rêvait d’être bien plus encore, pâle commis du Capital pourtant, en se remémorant le poème de Lermontov et la vieille histoire de brigands. Il ne voulait voir ni les morts ni les déplacés, toutes ces vies massacrées, détruites, anéanties. Il était tout à son plaisir et dégustait sa supposée intelligence à la petite cuillère d’argent. Comment une nation, comment une société, comment un peuple, peuvent-ils déposer leur destinée dans les mains de tels hommes qui se divertissent de la guerre des autres, quand ils ne l’allument pas eux-mêmes, et la justifient de façon cynique par une chanson populaire ou une comptine pour enfant ?
    Ce sont des gens comme lui, ou ses obligés, ou ses héritiers, qui ont mis à sac la petite ville de mon enfance et de ma prime jeunesse (18), qui l’ont blessée à mort, qui lui ont fait perdre toute sa substance, qui l’ont laissée se vider de tout son sang industrieux. Ma petite ville a été victime d’un mode importé de gestion de la Cité, d’une pandémie plutôt, la peste mafieuse qui ronge dorénavant une partie des villes de France et du Monde. Du fait de sa relative proximité de la capitale et de sa situation en bordure d’un large fleuve, ma petite ville fut un important centre d’activité au Moyen-âge, et ses moulins, qui un temps furent ceux du Roi, participèrent à l’approvisionnement de Paris en farine et en pain. Il y avait aussi des tanneries, de la métallurgie, une poudrerie, ainsi qu’un port pour recevoir les matières premières et embarquer les produits finis. A cette époque, ma petite ville, bien qu’elle ait eu encore une taille vraiment modeste, c’était son enfance à elle aussi, était déjà une cité industrielle en bourgeon et aussi un important centre agricole car elle était cernée de plaines extrêmement fertiles, et cette énergie qu’elle diffusait en tout sens, ce feu actif et vivifiant qui l’enfiévrait, elle l’a entretenue jusqu’à une époque toute récente. Au fil des révolutions industrielles, elle a bénéficié de lourds investissements et du dynamisme de gros entrepreneurs, pas toujours vertueux au sens des Lumières, c’est-à-dire prenant davantage en compte leurs profits personnels que le facteur humain, mais extrêmement volontaires et inventifs, dans des secteurs aussi variés que l’imprimerie, les filatures, la papeterie, les sucreries, les chemins de fer, avec tout un tas de petites affaires qui gravitaient tout autour, entreprises de maintenance, fournisseurs de matières, comptoirs de commerce, ateliers de sous-traitance. Des architectes bâtirent de véritables citadelles industrielles en utilisant les techniques et les matériaux les plus modernes, acier, béton, verre. Les moulins et l’imprimerie s’agrandirent, les papeteries s’étendirent, les usines qui fabriquaient des équipements lourds achetèrent des machines à la pointe de la technique. L’économie était florissante, ma petite ville devint vraiment prospère et une main d’œuvre très qualifiée fut attirée par elle. Au pied de la collégiale Saint Exupère, on construisit une grande halle couverte pour accueillir une partie du marché qui prenait de plus en plus d’ampleur. Des maisons et des immeubles en meulière se dressèrent un peu partout au bord de rues fraîchement tracées, là où il y a peu ce n’était que champs et clairières. Un hôpital, un orphelinat et de nouvelles écoles furent créés, un palais de justice et une prison aussi. Depuis longtemps déjà ma petite ville avait accédé au rang de sous-préfecture. Nombre d’artistes en tout genres, d’ingénieurs talentueux, de penseurs en toutes matières, passèrent par ma petite ville, y villégiaturèrent, ou carrément s’y installèrent, depuis Pierre Abélard qui y enseigna. Natalia Sedova, l’épouse de Léon Trotski, y vécu dix ans et puis y décéda. Je ne l’ai pas rencontrée, j’étais bien trop petit, mais j’aurais bien voulu. Après les grandes guerres, leurs désastres et leurs effrois, tout redémarra de plus belle. Le groupe informatique états-unien le plus puissant de l’époque implanta une usine sur un site gigantesque qui employa des milliers de personnes et il y conduisit une politique franchement paternaliste pour les rendre fidèles, les travailleurs, et surtout dociles. La Mairie nourrissait de vrais projets alors pour la petite ville et les menait à bien. On construisit une maison des jeunes que Fernand Léger décora d’une mosaïque, une piscine « olympique », un palais des sports, un grand théâtre. Et puis il y avait les fêtes, les foires et les quinzaines commerciales, ceci bien avant la société de consommation, à l’occasion desquelles les gens croquaient des pommes d’amour, s’extasiaient devant des coquottes-minute ou des frigidaires et où ils pouvaient même gagner des Louis d’or. Il y avait du travail, très dur souvent, des envies simples et beaucoup de petits bonheurs partagés. Pendant ce temps, moi, je jouais, et je rêvassais aussi, dans le jardin de la vieille commanderie des Chevaliers de Jérusalem, à deux pas de chez moi. Toute cette laborieuse et belle construction se maintint durant quelques années encore et puis, par un vilain matin, un industriel épouvantablement laid comme tout homme de pouvoir ou presque, fabriquant d’armes et patron de journaux, journaux sur lesquels j’épluchais les pommes de terre quand j’étais très jeune, c’était là leur seul usage approprié, un archi-vieillard atrabilaire, archi-paranoïaque et archi-milliardaire, un ingénieur sans appétence et sans talent pour la République, se lança à l’assaut de ma petite ville et, après une série d’échecs cuisants, finit par l’emporter, de justesse, en achetant suffisamment de voix. Soudain, plus rien ne ressembla à rien dans ma petite ville. Bien que cela soit sans rapport, le groupe états-unien d’informatique arrêta l’activité de son usine pour cause de redéploiement stratégique, abandonnant sur les lieux une filiale de fabrication de microprocesseurs au bord du dépôt de bilan. La très grosse imprimerie, frappée de plein fouet par la crise sévissant dans son secteur, remplaça progressivement l’ensemble de ses ouvriers par des machines robotisées et ne dut sa survie temporaire, ou à peu près, qu’à l’impression des quelques revues que lui confia le maire-patron de presse. Les grands moulins eux-mêmes, pourtant fleuron de la petite ville depuis le Moyen-âge tardif, sont passés de mains de capitaliste en mains d’affairiste, et aujourd’hui on en est à évoquer l’abandon total de leur production et leur transformation en centre commercial afin de suppléer aux carences du petit commerce local moribond. Un joyau de l’industrie transformé en centre commercial ! La papeterie, première du monde à l’époque de sa splendeur, les filatures, les tanneries, le matériel de chemins de fer, et presque toutes les autres industries en fait, conserverie, fabrique de balances, chimie etc., ont depuis bien longtemps fermé leurs portes, de même que toutes les entreprises qui gravitaient autour, sous-traitants ou fournisseurs ou comptoirs de commerce, évidemment. Les champs qui encerclaient la ville se sont eux-mêmes couverts de lotissements pour petits propriétaires pauvres et de magasins-entrepôts spécialisés en produits à destination des pauvres pour aménager leurs petites propriétés. Presque plus de champs donc beaucoup moins d’activité agricole. Presque plus d’entreprises donc beaucoup moins de travail, et pourtant la population de ma petite ville n’a que peu diminué. Elle n’a pas beaucoup diminué mais ce n’est plus tout à fait la même non plus, car ma petite ville est devenue l’un des déversoirs des communes les plus proches de Paris, communes prises dans un processus de gentrification accélérée, l’un des déversoirs de la pauvreté d’une partie du monde, Turcs des montagnes, gens de tout le Maghreb, Africains de l’ancienne AOF et d’ailleurs, Sino-vietnamiens passés par on ne sait quelle filière mafieuse. Tous ces rejetés du Monde ont grossi les quartiers déjà réputés difficiles, véritables poudrières sociales, puis ont gagné un centre-ville en déshérence, occupant des immeubles mal entretenus, sous-louant des appartements vétustes, créant des squats ici ou là, logeant dans des meublés improbables surgis d’on ne sait trop où. Symptômes bigarrés d’une paupérisation galopante. C’est là le multiculturalisme défendu par les politiciens français et l’intégration telle qu’on la conçoit chez nous, employé de société de nettoyage, manœuvres à la journée du bâtiment, vigiles de supermarché, à peu près tous non déclarés à la sécurité sociale pour que ce soit plus profitable. Les façades des immeubles se lézardent, les peintures se décollent des murs, les volets métalliques sont rongés par la rouille, et une majorité des boutiques des deux petites rues, juste derrière le cloître de la collégiale Saint Exupère qui a depuis gagné ses galons de cathédrale, ont baissé pour un temps indéterminé leurs rideaux de fer. Finies les extases devant les frigidaires et plus de Louis d’or à gagner aux quinzaines commerciales. En bordure du large fleuve sur lequel glissent langoureusement des théories de cygnes neigeux aux cols gracieusement ployés, un promoteur proche de la Mairie, trop sans aucun doute, s’est vu confier la réalisation de tout un quartier fait de résidences complètement enceintes dans lequel personne ne peut circuler en dehors de ceux qui y résident. C’est là l’une des aberrations majeures des villes de ce siècle où des secteurs entiers sont interdits au promeneur, où les accès sont vidéo-surveillés, où il est impossible de circuler, résidences schizophrènes, nouvelles forteresses gardiennées, coffres-forts à petits propriétaires, où le passant ne peut pas passer. Et c’est bien cela en fait, ma petite ville est dans l’impasse, tant du point de vue économique que du point de vue politique, sans parler du cul-de-sac humain. A chaque élection, ou presque, le scrutin a été invalidé par le conseil d’Etat pour irrégularités dans les comptes de campagne ou pour achats de votes ou pour convictions de corruption plus graves encore. L’épouvantable vieillard milliardaire, qui n’a cessé de multiplier des déclarations, anti-gauche, anti-syndicats, anti-chômeurs, anti-homos, anti tout ce qui ne correspond pas aux critères de sa caste, a été contraint d’abandonner la mairie mais c’est son bras-droit, son homme de paille, aussi peu vertueux que lui, qui a pris la relève en continuant d’acheter des voix et la paix sociale, particulièrement dans les quartiers sensibles. La commune a été placée un temps sous administration spéciale suite à une annulation d’élection pour fraude avérée. Des accusations de tentatives d’homicide contre certains opposants ont même été portées. Ma petite ville, si longtemps prospère, est devenue l’une des communes les plus endettées de France et aussi l’une de celles à plus fort taux d’imposition de sa région, alors qu’il n’y a plus aucun investissement d’engagé. Son budget est particulièrement opaque ce qui lui a valu d’être dénoncée à plusieurs reprises par la Cour des comptes, sans aucune suite judiciaire évidemment. Financement occulte de parti politique ? Ça la cour des Compte ne le dit pas, enfin je ne crois pas, je ne l’ai ni lu ni entendu. Ma petite ville est à la fois sinistrée et pillée ce qui ajoute à son sinistre et à sa sinistrose. Elle est la victime des mutations pathogènes du Capitalisme, de sa dégénérescence mortifère. La filiale de semi-conducteurs du grand groupe informatique états-uniens a été rachetée pour un prix symbolique par un affairiste qui a trempé dans nombre d’histoires politico-financières, trafic de technologies sensibles vers des pays où il eût mieux pas fallu, faillites de société holding dans des paradis fiscaux, un franc-maçon membre de think-tanks ultra-libéraux qui s’est vu confier des missions gouvernementales, qui a travaillé dans la banque aussi, à l’internationale, et dans le pétrole pour les Emirs, un proche de l’ancien maire, fabricants d’armes-patron de journaux, qui dirige toujours en sous-main la mairie, et un militant de son parti. Donc un économiste âpre au gain, bien engagé dans les milieux politiques, mais en aucun cas un ingénieur. Son entreprise, elle, ne va pas bien du tout et pour ses salariés, environ un millier de personnes, à statuts souvent précaires, c’est encore pire. Ils ne sont jamais sûrs de recevoir toutes leurs payes jusqu’à la fin du trimestre. Les capitaines d’industrie anciens n’étaient pas des saints-hommes, on l’a déjà dit, et c’étaient même de sacrés exploiteurs, il suffit de relire le petit pamphlet de Paul Lafargue pour s’en convaincre (19), Lafargue est passé par ma petite ville juste avant son suicide, mais certains connaissaient et aimaient leurs métiers, et surtout certains étaient capables d’inventer et d’innover pour produire mieux et de meilleure qualité. C’étaient des ingénieurs et ils fabriquaient des choses nécessaires à la Nation et à la société des hommes, du pain, des conserves, du papier, du tissu, des balances, des locomotives et plein d’autres trucs utiles. Ils ne se contentaient en aucun cas de spéculer sur des paquets d’actions, ni de jongler avec des milliards qui ne leur appartenaient pas. La plus grosse entreprise de ma petite ville est dirigée par un affairiste proche de sa Mairie tenue en sous-main par un autre affairiste paranoïaque. Des prédateurs. Ma petite ville était ouvrière et la condition ouvrière n’a jamais été rose. Je me souviens, qu’écolier, passant avec ma classe sur l’un des quais du large fleuve, d’un groupe de travailleurs en bleu sortant d’un bistrot situé près des moulins. Le patron, disaient-ils, leur avait donné leur matinée car c’était jour de remise des médailles du travail et eux ils avaient eu droit aux leurs de médailles, une rondelle de métal teintée pendouillant à un bout de ruban tricolore, après je ne sais plus combien de décennies de labeur usant. Le boulot aux moulins n’était vraiment pas facile à cette époque. Les équipements vieillissaient, les machines fatiguaient, les charges étaient lourdes, les dispositifs de sécurité inexistants et on absorbait de la farine à plein poumons. Le patron veut nous payer avec des breloques, disaient-ils encore, mais nous ce qu’on réclame ce sont des salaires qui nous fassent vivre nos familles et nous. Ils se foutaient des conditions de leurs labeurs, les charges qui brisaient les reins, les contremaîtres aboyeurs, la farine qui cartonnait les poumons, le travail qu’ils avaient toujours effectué était pénible, ce qu’ils réclamaient eux c’était un peu plus d’argent. Ils estimaient à juste titre que le patron et la « république » les prenaient pour des cons. Et je me souviens qu’ils ont commis cet acte terrible, ils ont distribué leurs médailles, ce qui représentait un tel nombre d’années de servitude, des morceaux énormes de vie quand même, il les ont distribué aux enfants, avant de retourner dans le bistrot, avant de retourner au boulot, et ils l’ont fait en chantant et en rigolant. Moi, il m’arrive de pleurer encore en me rappelant ce jour. Rien ne fut, n’est et ne sera jamais facile pour la condition ouvrière. Je reviens parfois dans la petite ville de mon enfance et de ma prime jeunesse, et je vais méditer alors, certains diront rêvasser, broyer ma mélancolie serait plus juste, dans le jardin de la vieille commanderie des Chevaliers de Jérusalem où je jouais quand j’étais petit.
    L’histoire économique et politique de ma petite ville est tout à fait emblématique. Elle s’est déroulée partout en France, ou presque, avec quelques variantes ici ou là, avec plus ou moins d’ampleur, mais presque partout, et pas uniquement en France, en Italie ou en Belgique par exemple. On a démembré l’économie, on a démantelé des pans entiers de l’industrie, mines, textile, sidérurgie, imprimerie, automobile, et j’en passe, et on a détruit des millions d’emplois qualifiés. L’économie numérique est une grosse tarte à la crème qui n’est pas, ni ne sera dans un futur proche, confectionnée par des pâtissiers européens. En France, on parle de quelques centaines de milliers d’emplois créés en deux décennies dans la sphère Internet, encore les chiffres divergent-ils fortement d’une étude à l’autre, à rapprocher des quelques millions d’emplois brûlés en quatre décennies dans la « vieille industrie » et il faut tenir compte en sus de la croissance démographique et des entrants en nombre sur le marché de l’emploi qu’elle génère chaque année. Avec le redéploiement du capital à l’échelle mondiale, une économie nationale, à l’instar des Etats-nations, n’a quasiment plus de sens, on l’a dit ailleurs. Les travailleurs, individuellement et globalement, sont mis en concurrence au niveau planétaire. Les gérants que l’on croit s’être choisis ne sont que les liquidateurs des économies nationales et des Etats-nations, qu’ils soient volontaires ou non pour cette mission, désignés par le Capitalisme globalisé. Les mafias locales et transnationales imbriquées dans les groupes politiques et financiers, quant à elles, se portent plutôt bien.
    « Le Seigneur béni dit :
    Pleins de désirs pour le soi---ceux qui s’attachent aux jouissances et aux pouvoirs et dont le mental est captivé par cet enseignement ne sont pas en possession de la raison déterminée---(20)
    En proie à des désirs insatiables, possédés par la vanité, la présomption et l’arrogance, professant dans leur ignorance des idées mauvaises, ils entreprennent l’action avec un motif impur---Tenus en servage par mille attaches du désir, adonnés à la luxure et à la colère, ils cherchent à obtenir par des moyens illégitimes des richesses immenses afin d’assouvir leur sensualité.---Ces méchants qui sont pleins de haine et sans pitié, les plus vils entre les hommes, Je les jette dans les matrices des démons. » (21)
    Voilà ! Tout, ou à peu près tout, aura été dit.
    Alors, à côté de cette colère, énorme, violente, répulsive, homérique, mieux encore « mahâbhâratique » (22), que l’on ne peut s’empêcher de laisser éclater, d’exploser dans tous les sens, devant les méfaits de ces êtres cruels, cyniques, sans vergogne, et disons-le incapables de dépasser leurs prédispositions sociales et génétiques, quelle énergie avons-nous pu conserver qui puisse être mise à la disposition des autres, leurs victimes ? Face à notre faiblesse individuelle et notre incapacité, inexcusable, à nous unir contre ces malfrats, notre volonté insuffisante à agir ensemble, notre aboulie collective, y a-t-il encore suffisamment de place en nos cœurs pour d’autres sentiments que cette colère irrépressible, expression de notre impuissance, manifestation de la dilution de nos énergies ? Eh bien oui ! Et je l’ai déjà évoqué à plusieurs reprises ce sentiment. C’est un sentiment non-politique, ou non-directement politique, un sentiment individuel que j’éprouve parce que, moi, je me sens totalement appartenir au Monde si ce n’est toujours à la communauté des hommes. La compassion. S’il faut en donner une image, c’est encore dans l’Art que j’irais la puiser, non pas chez Jeff Wall cette fois-ci, mais chez un peintre du Quattrocento que beaucoup tendent à oublier, Antonello de Messine. Tout ce qu’il reste de la peinture d’Antonello, une quarantaine d’œuvres ou fragments d’œuvres étonnamment disséminées dans le monde occidental, tout exhale la compassion. Les complaintes, les déplorations sur le Christ mort, les hommes de douleur, les pietà regorgent dans l’Art du Moyen-âge et de la Renaissance évidemment mais il n’y a à peu près que chez Antonello qu’on trouve une telle intensité et une telle humanité dans la tristesse qui peut être ressenti face à la souffrance de l’autre. Pendant des siècles, la Chrétienté a orienté, codifié, contrôlé, dirigé, monopolisé, commandé l’Art de l’Occident et l’on eût pu croire que la compassion fit partie de sa boutique dogmatique. Eh bien non ! Ce qu’elle a privilégié en fait c’est l’image de la souffrance au détriment du vrai désespoir de l’Homme face à la souffrance. Ce qu’a recherché la Chrétienté c’est une reconnaissance masochiste de culpabilité chez celui qui regardait l’image et ce qu’elle a promu c’est une aspiration au martyre pour se laver du péché du supposé martyre de l’Autre. Elle a divinisé la souffrance et la mort, elle les a adoré, elle les a esthétisés et en a finalement extirpé le tragique de la condition humaine. Le Christianisme et les autres religions du Livre ont fait de la souffrance un mode de vie, et du martyre la condition suprême et nécessaire pour accéder à un au-delà de félicité. Pas de bonheur en ce monde mais tout dans l’autre, prédateurs vous n’avez qu’à vous servir, la religion contrôle les faits, gestes et esprits du petit peuple. L’Art tout entier d’une époque a été mis au service de ce grand dessein. Antonello, peintre d’étendards dévotionnels pour les congrégations et les confréries, il fallait bien manger, a appris et retenu de la Flandre, de Van Der Weyden, de Van Eyck, de Petrus Christus, l’humanité du Christ et non pas sa majesté, et ce n’est pas un simple hasard s’il ne respecte pas totalement la hiérarchie romaine des images sacrées qui place l’Ecce Homo après le Christ à la colonne et l’Homme de douleurs, synthèse de la passion, après bien tout cela. Antonello ne retient, lui, que l’Homme. Ecce homo, voici l’Homme, même quand il montre le Christ à la colonne. Et c’est également l’Homme qu’il montre dans ses portraits, portraits plus lumineux encore que ceux de Jan van Eyck ou de Hans Memling, son très exact contemporain, et pourtant ceux là ne sont pas rien. L’âme, que j’ai vainement traquée, on s’en souvient, affleure sur tous les visages d’Antonello, qu’ils soient sacrés ou profanes, dans les regards, dans les pincements de lèvres ou dans les sourires, dans les froncements de sourcils, dans le pointement des mentons, dans la rondeur ou dans le creusement des joues. Les regards surtout sont infinis. On peut s’y laisser absorber tout entier. Ils sont limpides et purs, même chez la belle madone palermitaine aux yeux baissés et au voile de lapis-lazuli que l’ange annonciateur, on le suppose car on ne le voit pas, a surprise penchée sur son lutrin. Avec Antonello l’âme existe c’est certain ! Lui, il a su la découvrir dans l’azur des yeux. Donc, Antonello doit beaucoup à l’Art de la Flandre, ce qui a fait proféré à Vasari (23) lui-même quelques grosses sottises. Antonello de passage à Bruges, nécessairement tout enfant, se serait lié d’amitié avec Jan Van Eyck, Jean de Bruges, qui lui aurait transmis sa recette de la peinture à l’huile. Non. Cet art, il l’a rencontré dans les collections de riches mécènes à Naples et dans quelques autres villes d’Italie, et il lui a permis d’éviter la délectation morbide romaine ou florentine à l’égard du martyre. Les Christ d’Antonello ne sont pas que plaies sanguinolentes qui se donnent à voir à une foule de pleureurs massée au pied de la croix. Ce sont des hommes abandonnés et pitoyables, parfois grimaçants et aux yeux noyés de larmes, des figures presque anthropométriques, de quasi-portraits d’esprits déchirés faits par une police bureaucratique qui aurait pénétré par effraction à la Pitié-Salpêtrière ou à Saint Anne, du bertillonnage avant la lettre en quelque sorte mais compassionnel, car si les portraits profanes d’Antonello sont toujours de trois quarts, ceux du Christ en souffrance sont dans tous les cas frontaux, sauf un, le Christ à la colonne, au regard tourné vers le ciel, donc qui s’est déjà détourné des hommes, donc qui ne réclame plus la seule compassion mais l’aspiration vers le haut. Les Christ d’Antonello ne sont ni des hercules de foire ni des éphèbes hérités de la Grèce classique, tels que les statufieront sur la croix les peintres du baroque et d’après, ni encore moins des avatars de Dieu. Ce sont des êtres fragiles et qui ont peur de la souffrance. Les Christ d’Antonello sont uniquement des hommes. Mais l’image dont je voulais parler c’est la pietà à l’ange unique, la tendre pietà du Prado, probablement la dernière œuvre d’Antonello, qui du reste fut achevée par son fils, une perle rare du Moyen-âge tardif. Un petit ange roux, au visage d’enfant et à l’aile polychrome soutient un jeune homme au flanc percé qui paraît assis à côté d’un crâne vaniteux, scène qui masque un paysage sans véritable profondeur, un champ couvert d’ossements, un rideau d’arbres, une ville, Messine proposée comme une nouvelle Jérusalem terrestre, un bout de falaise sur un côté, presque élément de ruine comme chez Bellini, un Golgotha en miniature de l’autre, une citation. Comme dans « Milk », peu ou pas de perspective, les deux personnages faisant mur. Il n’y a que très rarement de la perspective dans les œuvres d’Antonello, ou tout du moins dans celles qui nous restent, et ce qui nous reste est à la fois beaucoup et trop peu, si ce n’est quelques réminiscences de Jan Van Eyck peut-être avec le Saint Jérôme dans son atelier, de Giovanni Bellini avec les Saint Jérôme pénitent ou dans le désert, de Piero de la Francesca avec le Saint Sébastien, pour le reste des décors de théâtre ou des paravent de bois peint. L’homme est mort mais il n’a pas la rigidité cadavérique, ni l’état d’exsanguité, ni la diaphanéité des lèvres, du Christ mort de la belle Pietà d’Enguerrand Quarton, pourtant l’une des références d’Antonello. Avec sa profonde entaille au flanc, ses lèvres entrouvertes et quelques perles de sang, le christ d’Antonello est un jeune homme vilainement blessé qui paraît être entrain d’abandonner ce monde. Si ce n’est un trou vermeil dans la main gauche relâchée rien ne permet d’évoquer un long supplice. Le petit ange aux cheveux rouges, la tête appuyée contre celle du Christ, pleure discrètement mais abondamment. De grosses larmes roulent sur ses joues enfantines et ce sont cette déploration et les ossements disséminés un peu partout qui signalent la mort survenue. L’ange douloureux d’Antonello est sans aucun doute l’ange le plus triste de toute l’histoire de la peinture. Si l’on se cantonnait à l’aspect sacré des choses, la tristesse angélique serait absente car le projet de Dieu a été mené à bonne fin (comment pourrait-il en être autrement ?), la mort humaine et transitoire, transitoire parce qu’il y aura résurrection, la mort de son fils étant la condition de la rédemption. Non. L’ange compatit à la mort de l’Homme, il partage sa souffrance passée. Il se pourrait bien que cet ange soit Antonello lui-même et sa tristesse au soir de sa vie, et au-delà d’Antonello l’hommage rendu par l’artiste à tous les hommes promis à un sort funeste, à toutes les victimes d’un destin tragique, celui dicté par les commis cyniques et veules d’un pouvoir arbitraire et corrupteur.
    A chacun de mes passages biennaux par Venise, le sérénissime village à la Potemkine, la capitale de cette contemporaine république de Salo que l’on nomme Padanie (24), je n’omets jamais de me rendre à la Basilique des Frères pour me recueillir quelques instants sur la tombe de Claudio Monteverdi, le premier grand compositeur de l’Occident qui a si bien su magnifier le tragique de la condition humaine avec sa Légende d’Orphée. Sur sa dalle grise et froide il y a toujours, hommage journalier des plus émouvants, une rose déposée. Chaque matin, moi aussi, je dépose une rose idéale dans ma grotte crânienne mémorial.

     Denis Schmite

     

    Télécharger « La colère et la compassion (Denis Schmite).pdf »

     

     

    1) Michel Foucault. Histoire de la folie à l’âge classique (Gallimard. 1972).

    2) Gaston Bachelard (1884-1962), épistémologue fameux, est l’un des pères spirituels du Maître en modernité et aussi l’auteur de « La psychanalyse du feu » (Gallimard. 1938).

    3) Michel Offerlé. Sociologie des groupes d’intérêt (Clef. 1998).

    4) Martín Fierro est le héros et le titre d’un poème épique écrit par José Hernández en 1872.

    5) Gioconda Belli - ¿Qué sos Nicaragua ? in Poesía Política Nicaragüense (Ministerio de la Cultura - Managua - Nicaragua libre - 1986).

    6) Daysi Zamora - Managua - in Poesía Política Nicaragüense (Ministerio de la Cultura - Managua - Nicaragua libre - 1986).

    7) Gioconda Belli - Hasta que seamos libres in Poesía Política Nicaragüense (Ministerio de la Cultura - Managua - Nicaragua libre - 1986).

    8) Joël Fieux.

    9) Gioconda Belli - Claro que no somos una pompa funebre in Poesía Política Nicaragüense (Ministerio de la Cultura - Managua - Nicaragua libre - 1986).

    10) André Gide. Paludes (L’Art indépendant.1895)

    11) Immanuel Wallerstein. La fin de quelle modernité ? (La République des lettres. N°32. 1996). Wallerstein distingue la « modernité de libération » de la « modernité de la modernisation technologique ».

    12) Michael Hardt & Antonio Negri. Empire (Harvard University Press. 2000. Exils.2000 pour la traduction française).

    13) Barnett Newman (1905-1970), peintre américain représentant de l’expressionnisme abstrait.

    14) Jean-Baptiste Say (1767-1832), économiste.

    15) Noam Chomsky. De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis (Agone.2002).

    16) Samuel Hutington. Le choc des civilisation (Odile Jacob.2007). A signaler que T. Negri et M. Hardt tendent à relativiser l’importance de ce livre (cf. Multitude.2004).

    17) Naomie Klein. La stratégie du choc (Leméac/Actes Sud. 2008).

    18) Corbeil-Essonnes.

    19) Paul Lafargue. Le droit à la paresse (L’égalité.1881. Allia.2005). P. Lafargue (1842-1911), médecin, est le gendre de K. Marx.

    20) La Baghavad-Gîtâ. Deuxième dialogue (Traduction Anna Kamensky. Le courrier du livre.1964).

    21) La Baghavad-Gîtâ. Seizième dialogue (Traduction Anna Kamensky. Le courrier du livre.1964).

    22) Néologisme à partir du Mahâbhârata, l’une des deux grandes épopées de l’hindouisme.

    23) Giorgio Vasari. Vie des artistes (Grasset & Fasquelle.2007).

    24) Italie du nord pour la Ligue du nord.


    Tags Tags :