• La Maison

     Julien Bosc


    Je me souviens d’un temps très ancien. Mon corps était capable de forces étonnantes – et moi avec lui. À certaines heures de la nuit, surtout, surtout l’hiver ; lorsque même au loin la mer était silencieuse, quelle que soit la puissance des vents ou des vertiges.
    Je n’avais pas trente ans, ma foi était celle d’une enfance recréée dont je ne me suis toujours pas défait. Il est désormais trop tard, je suis vieux et diminué. Mais cela non plus n’a plus d’importance.
    J’habitais dans une grande maison avec un jardin. On y accédait par une route étroite serpentant à travers bois. Elle était dans un lieu-dit, au sommet d’un vallon, à sept cents mètres d’altitude. De là, je voyais les bois, les près, d’autres vallons, les monts enneigés de l’Auvergne et ceux du Cantal, au printemps les cytises à perte de vue ; la nuit : le ciel, les hésitations et retours sur soi des nuages, la lune, ses mers et sinon la lune des étoiles à en perdre pied ; et parfois rien, ni le jour, ni la nuit, ni les murs, ni la charpente ou les ardoises, ni personne, ni moi. Devenir fou menaçait et je n’ignore pas l’avoir par moments été.
    Ces années passées seul dans cette maison furent les plus sûres de ma vie. Et qu’elles furent aussi les plus douloureuses n’y change rien. J’avais tout.

    Excepté la certitude d’être à ma place. Excepté la certitude de pouvoir continuer ainsi un jour de plus.
    Puis j’ai été malade. Puis la maison a brûlé.
    Puis je n’ai plus rien dit ni rien écrit.
    Puis j’ai tout perdu. Sinon d’être encore et toujours là sans plus pouvoir marcher.

     

    Julien Bosc
    in Tiens n°11, 2003.

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