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La philosophie de Proust retrouvée
Ilse Walther-DulkMarcel Proust étant désormais considéré comme le plus grand romancier français du siècle, on peut comprendre l'abondance de littérature consacrée à sa vie et à son œuvre. Littérature si souvent déconcertante, cependant !
En 1996, paraît une nouvelle somme. Et cette fois, il s'agit d'une exception éminente jurant sur un amoncellement d'études plus ou moins irritantes. L'auteur n'en est pas moins que le directeur de la dernière édition dans la Pléiade de La Recherche. Jean-Yves Tadié a donc publié, lui aussi, son Proust ! Un ouvrage infaillible, ou presque ! En effet, si l'acuité et le sérieux de Jean-Yves Tadié peuvent être exemplaires, on regrette d'autant plus que sa vision de la philosophie du romancier soit à ce point embrouillée. Ce qui est bien dommage, quand il faudrait cerner au mieux un sujet essentiel à la connaissance de Proust.
Bien qu'il soit évident pour Jean-Yves Tadié que Proust ne fut pas un disciple de Bergson, et bien qu'il réfute, une seconde fois à juste titre, l'opinion absurde d'une influence des Romantiques allemands et des philosophies de Schelling ou de Schopenhauer (1), il opte néanmoins pour une conclusion fort décevante à mon sens. Quand il dit que Darlu, professeur de philosophie du jeune Proust, avait transmis à son élève "l'idéalisme kantien, la foi en l'esprit humain [...] la rigueur de l'analyse, l'imprécision et le vaporeux chers aux symbolistes..." et que l'auteur de La Recherche a gardé "la croyance aux idées, aux lois, aux formes kantiennes de la perception" (2) il se trompe !
Proust croyait si fort à l'innovation, à l'originalité qu'il ne pouvait se rallier aux courants à la mode ni à la philosophie dominante de son époque, c'est à dire le néokantisme. Jean-Yves Tadié parle lui-même d'un "Proust à contre-courant de son époque" (3) mais il semble ne pas voir que Proust avait trouvé sa propre philosophie, et ce, probablement dès avant de commencer son premier roman Jean Santeuil.
Proust, évidemment, n'a guère facilité la tâche de ses interprètes. Il n'a pas dévoilé (du moins, tout de suite) sa philosophie, pour des raisons esthétiques avant tout : "J'ai trouvé plus probe et plus délicat, comme artiste, de ne pas laisser voir, de ne pas annoncer que c'était justement à la recherche de la vérité que je partais, ni en quoi elle consistait pour moi. Je déteste tellement les ouvrages idéologiques, où le récit n'est tout le temps qu'une faillite des intentions de l'auteur, que j'ai préféré ne rien dire." (4)
En outre, sa conception d'une évolution vivante d'une idée l'amenait à décrire aussi les erreurs qui peuvent se produire dans chaque développement : "cette évolution d'une pensée, je n'ai pas voulu l'analyser abstraitement mais la recréer, la faire vivre. Je suis donc forcé de peindre les erreurs, sans croire devoir dire que je les tiens pour des erreurs, tant pis pour moi si le lecteur croit que je les tiens pour la vérité."(5)
Mais ce sont de ces erreurs passagères que partent la plupart de ses interprètes. Et la vérité que Proust révèle enfin dans Le temps retrouvé - n'a t-il pas dit :"Ce n'est qu'à la fin du livre, une fois les leçons de la vie comprise, que ma pensée se dévoilera" (6) - est d'une facture telle, qu'elle contredit à la fois néokantisme et bergsonisme. Elle n'a malheureusement été comprise, ni dans son essence, ni dans sa cohésion.
Pour cerner la philosophie de Proust, il est absolument nécessaire - comme toujours en pareil cas - d’en chercher d'abord la source principale. Et quand la piste est cachée, la découverte en est d'autant plus difficile. Ainsi les "proustologues" n'ont pas remarqué qu'en 1885 est parue, dans La revue philosophique, une étude très remarquable sur le problème du temps, laquelle étude fut éditée sous forme de livre en 1890, avec pour titre La genèse de l’idée de temps.
Son auteur, Jean-Marie Guyau, était un très jeune philosophe qui avec son œuvre surprenante Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction connut une certaine célébrité en son temps et fut bientôt très vite oublié de ses concitoyens. Mais Guyau avait eu au moins la chance d'être lu avec attention par quatre esprits remarquables qui réfléchirent à ses idées : Bergson qui utilisa quelques éléments de la pensée de Guyau pour arriver finalement à d'autres résultats. Ensuite, Léon Tolstoï, qui dans son essai Qu’est-ce que l’Art ? attaquait férocement toute l'esthétique de Guyau. Aussi F. Nietzsche, grand lecteur de Guyau, et qui y puisa son idée esthétique principale "l'art est le grand stimulant de la vie". Et Marcel Proust enfin, qui trouva en la philosophie de Guyau la base de son roman, où elle serait développée largement.
Sauf une fois en tant que lecture d'une femme du monde, dans La Recherche Proust ne nomme jamais Guyau, aussi mon assertion se doit-elle d'être soutenue autrement qu'à travers des "évidences" premières.
Des écrits de Proust émergent surtout deux philosophes qui pourraient être ses inspirateurs principaux :
Bergson, dont Proust nie cependant l'influence. N'écrit-il pas : "Mon œuvre est dominée par la distinction entre la mémoire involontaire et la mémoire volontaire, distinction qui non seulement ne figure pas dans la philosophie de Bergson, mais est contredite par elle" (7)
Darlu, que Proust désigne explicitement comme le maître à penser de ses débuts : "M. Darlu, le grand philosophe dont la parole inspirée, plus sûre de durer qu'un écrit, a, en moi comme dans tant d'autres, engendré la pensée." (8)
Darlu était professeur de philosophie au lycée Condorcet et, dans les années 1888-1889, Marcel Proust fit partie de ses élèves. Proust fut si enthousiasmé par son enseignement qu'il suivit bientôt un cours particulier avec lui.
Darlu estimait Guyau, qu'il avait connu personnellement et qui fut lui-même, pendant un an, professeur au même lycée. Beaucoup plus tard, Darlu tiendra à rappeler que "toute la jeunesse s'était reconnue dans les écrits [de Guyau] et était tout de suite venue à lui."(9)
De toute évidence le professeur n'a pas manqué de transmettre à ses élèves les théories de Guyau. Et parmi les notes prises par l'élève Proust on peut lire : "La Rochefoucault. Une seule inclination fondamentale : l'amour de soi : le problème est : n'y a-t-il pas en nous deux principes d'amour : égoïsme et altruisme." (10) L'altruisme originel, principe fondamental chez Guyau a dû être évoqué par Darlu, pour qui la phrase la plus caractéristique de Guyau est "Notre poitrine est trop étroite pour notre cœur." (11)
Et c’est Proust qui écrira dans son roman : "l’amour est trop grand pour pouvoir être contenu tout entier en nous."(12)
Outre cette influence de Guyau sur Proust par l'intermédiaire de Darlu, il y eut aussi un intérêt plus direct et plus délibéré de Proust pour Guyau. Les écrits du diplomate français Robert de Billy attestent que Proust s'adonnait à l'étude de Guyau....
Robert de Billy avait fait la connaissance de Marcel Proust pendant leur service militaire au 76 ème régiment d'infanterie d'Orléans, et s'en fut plus tard avec lui aux cours de l'école des sciences politiques. Toute sa vie il resta très lié à Proust. Dans son ouvrage Marcel Proust, lettres et conversations, il écrit : "Nous ne parlions d'argent, ni sport, ni amour [...] Mais nous savions, à n'en pouvoir douter, que la lecture était un sacerdoce et non l'occupation des désœuvrés, que le théâtre n'est pas seulement un adjuvant de la digestion et qu'il importait, avant tout, de restituer à la littérature son éminente dignité. Nous parlions de la philosophie de Guyau, de Tarde, de Ribot." (13)
Il est important de voir ici déjà inscrit le caractère sérieux de l'art qui traverse toute l'œuvre de Proust et qui est aussi la base de l'esthétique de Guyau.
Apparemment, Robert de Billy était un ardent défenseur de Guyau : "Pour moi, écrit-il, j'avais été plus séduit par les ouvrages sociologiques de Guyau et de Tarde que par la métaphysique bergsonienne, tandis que Marcel, métaphysicien d'instinct, s'intéressait moins aux conséquences de la croyance et du désir dans les sociétés humaines qu'à l'esprit même." (14) Mais il se trompait lorsqu'il supposait que Bergson exerçait une influence prédominante sur la réflexion de Proust. Et il sous-estimait sa propre influence sur son ami qui le respectait beaucoup, au point d'opter finalement pour ces mêmes idées qu'il avait d'abord combattues ou avait eu l'air de combattre. Il est vrai que Proust lui, parlait peu de son œuvre et n'avait pas ainsi à exposer les concepts qui étaient les clefs de son œuvre. (15)
Il est temps, sans doute, de laisser parler les textes et d'évaluer leur rapport d'influence.
Il y a chez Proust un désir de trouver le bonheur et aussi un désir de rendre heureux; En 1912, il écrit à sa chère madame Straus : "Je ne peux pas dire comme Joubert : 'Qui se met à mon ombre devient plus sage', mais peut-être ‘plus heureux’, en ce sens que c'est un bréviaire des joies que peuvent connaître même ceux à qui beaucoup de joies humaines sont refusées" (16)
Il est probable que Proust a formulé cet eudémonisme à partir de sa lecture précoce de Guyau, je pense bien-sûr au remarquable ouvrage consacré à La Morale d'Épicure que Guyau fit paraître en 1878.
Nous savons que Proust a longtemps cherché un sujet philosophique pour son roman, partant de l'idée que la philosophie et l'art sont étroitement liés, idée essentielle pour Guyau.
Guyau : "C'est le penseur qui fait le véritable artiste (17) […] l'art pourra être plus scientifique et plus philosophique sans que la poésie en souffre."(18)
Proust : "[...] et par là me distrayaient de l'ennui, du sentiment de mon impuissance que j'avais éprouvée chaque fois que j'avais cherché un sujet philosophique pour une grande œuvre littéraire." (19)
Ce qui caractérise d'abord l'épicurien, c'est qu'en lui les sens réputés inférieurs, le goût par exemple, ont un rôle très important à jouer. En conséquence, chez Guyau le goût du lait évoque une symphonie pastorale et chez Proust la saveur d'une tasse de thé fait sortir un roman !
Guyau : "[...] en buvant ce lait frais où toute la montagne avait mis son parfum et dont chaque gorgée savoureuse me ranimait, j'éprouvais certainement une série de sensations que le mot agréable est insuffisant à désigner. C'était comme une symphonie pastorale saisie par le goût au lieu de l'être par l'oreille." (20)
Proust : "[...] je portai à mes lèvres une cuillerée de thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel; D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment." (21)
Quand Guyau établit une distinction entre le "souvenir réfléchi" et la "mémoire spontanée" Proust distingue la "mémoire volontaire" de la "mémoire involontaire".
Guyau : "[...] la tristesse du souvenir réfléchi, tristesse qui succède, chez l'homme, au charme de la mémoire spontanée"(22)
[...] nous distinguons en nous-mêmes deux sortes de mouvements impossibles à confondre, le mouvement contraint et le mouvement spontané." (23)
Proust : " C'est un livre exactement réel mais supporté en quelque sorte pour imiter la mémoire involontaire (qui selon moi, bien que Bergson ne fasse pas cette différence, est la seule vraie, la mémoire volontaire, la mémoire de l'intelligence et des yeux ne rendant du passé que des fac-similés inexacts qui ne lui ressemblent pas plus que les tableaux des mauvais peintres ne ressemblent au printemps, etc. De sorte que nous ne croyons pas la vie réelle parce que nous ne nous la rappelons pas, mais que nous sentions une odeur ancienne, soudain nous en sommes enivrés [...] par des réminiscences brusques [...]" (24)
Quoique dise Jean-Yves Tadié à ce propos, Proust ne partageait pas les idées de Kant, notamment à propos du temps, qui est devenu le sujet philosophique principal de son roman. La conception proustienne du temps s'appuie essentiellement sur les idées nouvelles de Guyau !
C'est nous-mêmes qui produisons le temps :
Guyau : "En désirant et en agissant [...] nous créons [...] le temps..." (25)
Proust : "[...] ce temps si long [...] avait sans une interruption été vécu, pensé, sécrété par moi, qu'il était ma vie, qu'il était moi-même... "(26)
L'artiste ressent le besoin de restaurer le temps :
Guyau : "Nous avons besoin de nous retrouver et de retrouver ceux que nous avons perdus, de réparer le temps." (27)
Proust : "La persistance en moi d'une velléité ancienne de travailler, de réparer le temps perdu, de changer de vie, ou plutôt de commencer de vivre, me donnait l'illusion que j'étais toujours aussi jeune." (28)
L'espace nous permet de mesurer le temps :
Guyau : "C'est donc bien tout d'abord par l'espace que nous fixons et mesurons le temps." (29)
Proust : "Non seulement tout le monde sent que nous occupons une place dans le temps mais cette place, le plus simple la mesure approximativement comme il mesurerait celle que nous occupons dans l'espace." (30)
Le temps est une forme de l'espace :
Guyau : "Notre représentation même du temps [...] est à forme spatiale." (31)
Proust : “Le temps y a pris la forme de l’espace.” (32)
Une localisation dans le temps est établie à l'aide de points de repère :
Guyau : "Les points de repère permettent de simplifier le mécanisme de la localisation dans le temps." (33)
Proust : "La date à laquelle j'entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray, si distant et pourtant intérieur, était un point de repère dans cette dimension énorme que je ne savais pas avoir."(34)
On peut prolonger le temps :
Guyau : "Vous voulez rallonger la perspective du temps, replissez-le, si vous pouvez, de mille choses nouvelles. Faites un voyage qui vous passionne." (35)
Proust : Il y a des cas [...] où la sédentarité immobilisant les jours, le meilleur moyen de gagner du temps, c'est de changer de place" (36)
Le temps agit comme un artiste :
Guyau : "Le temps agit le plus souvent sur les choses à la manière d'un artiste." (37)
Proust : "L'artiste le temps avait 'rendu' tous ces modèles de telle façon qu'ils étaient méconnaissables..."(38)
Le souvenir produit un effet de poésie :
Guyau : "... la poésie de l'art se ramène en partie à ce qu'on appelle 'la poésie du souvenir'." (39)
Proust : "Résistante douceur de cette atmosphère interposée qui a l'étendue de notre vie, et qui est toute la poésie de la mémoire." (40)
C'est seulement dans le souvenir que nous pouvons prendre conscience du bonheur:
Guyau : "Nous n'avons presque jamais eu conscience d'être pleinement heureux, et pourtant nous nous souvenons de l'avoir été." (41)
Proust : "Je n'avais pu connaître le plaisir à Balbec, pas plus que celui de vivre avec Albertine, lequel ne m'avait été perceptible qu'après coup;" (42)
Les images du souvenir sont immuables :
Guyau : "Toutes les images que le souvenir nous donne s'attachant à quelques sensation dans l'espace s'immobilisent ainsi..." (43)
Proust : "Chacun s'élevait à un point différent de ma vie, dressée comme une divinité protectrice et locale, vue du côté du souvenir, entourée des sites où je l'avais connue et qu'elle me rappelait, y restant attachée, car si notre vie est vagabonde notre mémoire est sédentaire [...]" (44)
Le souvenir se rassemble autour de sensations identiques :
Guyau : "[...] point de temps hors des désirs et des souvenirs, c'est à dire de certaines images, qui se juxtaposant comme se juxtaposent les objets qui les ont produites, engendrent [...] l'apparence du temps [...]" (45)
Proust : "Quand [...] nous cherchons, pour revenir sur le passé, à ralentir, à suspendre le mouvement perpétuel où nous sommes entraînés, peu à peu nous revoyons apparaître juxtaposées mais entièrement distinctes les unes des autres, les teintes qu'au cours de notre existence nous présenta successivement un même nom." (46)
Description du souvenir :
Guyau : "Sous les villes englouties par le Vésuve on trouve encore, si on fouille plus avant, les traces de villes plus anciennes, précédemment englouties et disparues. Les hommes ont dû élever l'une sur l'autre leurs constructions, que recouvrait périodiquement la cendre montante : il s'est formé comme des couches de villes. [..] La même chose s'est produite dans notre cerveau; notre vie actuelle recouvre sans pouvoir l'effacer notre passé, notre passé, qui lui sert de soutien et de secrète assise.
Quand nous descendons en nous-mêmes, nous nous perdons au milieu de tous ces débris. Pour les restaurer, pour les reconstruire, pour les ramener enfin à la pleine lumière, c'est la classification dans l'espace qui est le moyen principal et presque unique." (47)
Proust : "Et ma personne d'aujourd'hui n'est qu'une carrière abandonnée, qui croit que tout ce qu'elle contient est pareil et monotone, mais d'où chaque souvenir, comme sculpteur de Grèce, tire des statues innombrables." (48)
La notion d'édifice :
Guyau : "La forme extérieure que prend cet édifice, la disposition générale qu'il affecte, c'est ce que nous appelons le temps." (49)
Proust : "[...] l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de toute le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir." (50)
Les souvenirs sont les matériaux de l'artiste :
Guyau : "[...] le souvenir des émotions de jeunesse [...] garde toute sa fraîcheur, et c'est avec ces matériaux non corruptibles que l'artiste construit ses meilleures œuvres [...]." (51)
Proust : "[...] tous ces matériaux de l'œuvre littéraire, c'était ma vie passée."(52)
Comment, dès lors qu'on a établi ces comparaisons, ne pas voir que LE TEMPS RETROUVÉ contient en essence la philosophie de Guyau retrouvée. Une philosophie qui avait captivé Proust dans sa jeunesse, probablement dès avant son année de philosophie. Jean-Yves Tadié lui-même nous rappelle que Proust avait esquissé une théorie sur l'influence. Théorie qui pourrait très bien être la figure de ses relations étroites avec les écrits de Guyau. La voici telle qu'il l'expose :
"Il n'y a pas de meilleure manière d'arriver à prendre conscience de ce qu'on sent soi-même que d'essayer de créer en soi ce qu'a senti un maître. Dans un effort profond c'est notre pensée elle même que nous mettons, avec la sienne, au jour. [...] c'est en soumettant son esprit [...] à approcher de cette vérité, que l'artiste devient vraiment lui-même.(53)
En retrouvant une philosophie perdue ou déconsidérée, on procède autant à une rénovation qu'à une extraction. Guyau avait déjà formulé cette vue d'une manière très proustienne - longtemps avant Proust :
"Qu'il s'agisse d'une chose, d'un être ou d'une simple idée, nous éprouvons une joie infinie à retrouver, à revenir vers ce qui est déjà connu, déjà ami par conséquent. Car c'est une loi aussi que tout ne soit jamais absolument le même et que tout se transforme, réunissant ainsi l'attrait du nouveau à l'attachement au passé. Voilà pourquoi nous aimons ces retours d'une pensée première, d'une pensée qui se déroule et s'agrandit pour se retrouver à la fin, même et autre tout ensemble" (54)
Cependant, pour ceux qui douteraient encore que des affinités électives puissent relier Proust à Guyau, lisons, en guise de conclusion, ce texte au combien typique. Mais typique de l'un ou de l'autre ?
"Je suis sorti ce soir dans le parc, au soleil couchant; je marchais dans la neige douce; au-dessus de moi, à droite, à gauche, tous les buissons, toutes les branches des arbres étincelaient de neige, et cette blancheur virginale qui recouvrait tout prenait une teinte rose aux derniers rayons du soleil; c'était des scintillements sans fin, une lumière
d'une pureté incomparable; les aubépines semblaient en pleines fleurs, et les pommiers fleurissaient, et les amandiers fleurissaient, et jusqu’ aux pêchers qui semblaient roses, et jusqu'aux brins d'herbe : un printemps un peu plus pâle, et sans verdure, resplendissait sur tout [...] En voyant ces fleurs si fraîches et si mortes, je pensais à ces douces souvenances qui dorment en nous, et parmi lesquelles nous nous égarons quelquefois, essayant de retrouver en elles le printemps et la jeunesse." (55)
Ilse Walther-Dulk *
in Tiens n°4 (oct. 1997)
NOTES :
1 : Tadié, PROUST, p 250.
2 : Tadié, p 250.
3 : Tadié, p 217.
4 : Marcel Proust, CORRESPONDANCE (Ph. Kolb) Paris 1970-1973, T.XIII, p 99.
5 : idem, p 99.
6 : idem, p 99.
7 : Bonnet, Henri, L'EUDÉMONISME DE PROUST, Paris 1949, p 225.
8 : Marcel Proust, LES PLAISIRS ET LES JOURS, éd 1971, p 8.
9 : Darlu, DEUX PHILOSOPHES FRANÇAIS, A FOUILLÉE ET J-M GUYAU (Revue politique et parlementaire, Tome CIV, 1920).
10 : Ferré André, LES ANNÉES DE COLLÈGE DE MARCEL PROUST, Paris 1959, p 242.
11 : Darlu, p 99.
12 : Proust, LA RECHERCHE, éd 1954 T I, p 609.13 : Billy, Robert de, MARCEL PROUST, LETTRES ET CONVERSATIONS, Paris 1930, p 25
14 : idem p 225
15 : idem p 19
16 : Marcel Proust, CORRESPONDANCE GÉNÉRALE, Paris 1949, T I p 144
17 : J.M. Guyau, LES PROBLÈMES DE L'ESTHÉTIQUE CONTEMPORAINE, Paris, 1884, p 158
18 : idem, p 161
19 : Mauriac, Claude, MARCEL PROUST PAR LUI-MÊME, Paris 1953, p 150.
20 : J.M. Guyau, LES PROBLÈMES DE L'ESTHÉTIQUE CONTEMPORAINE, Paris, 1884, p 63.
21 : Proust, LA RECHERCHE, éd 1949 T. I, p 65.
22 : Guyau, LA GENÈSE DE L'IDÉE DE TEMPS, Paris, 1890, p 81.
23 : Guyau, LA MORALE D'ÉPICURE, Paris 1878, p 74.
24 : Proust, LA RECHERCHE, éd 1949 T. I, p…
25 : Guyau, LA GENÈSE DE L'IDÉE DE TEMPS, Paris, 1890, p 46.26 : Proust, LA RECHERCHE, éd 1949 T. XV, p 229.
27 : Guyau, LA MORALE D'ÉPICURE, Paris 1878, p 29.
28 : Mauriac, Claude, MARCEL PROUST PAR LUI-MËME, Paris 1953, p 66
29 : Guyau, LA GENÈSE DE L'IDÉE DE TEMPS, Paris, 1890, p 67.
30 : Proust, LA RECHERCHE, éd 1949 T. XV, p 226.
31 : Guyau, LA GENÈSE DE L'IDÉE DE TEMPS, Paris, 1890, p 67.
32 : Poulet, Georges L'ESPACE PROUSTIEN (La nouvelle revue française, Janv-Mars 1963), p 468.
33 : Guyau, LA GENÈSE DE L'IDÉE DE TEMPS, Paris, 1890, p 70.
34 : Proust, LA RECHERCHE, éd 1949 T. XV, p 229.
35 : Guyau, LA GENÈSE DE L'IDÉE DE TEMPS, Paris, 1890, p 101.
36 : Curtius, Ernest Robert MARCEL PROUST, Berlin und Frankfurt a M, 1952, p 34.
37 : Guyau, L'ART AU POINT DE VUE SOCIOLOGIQUE, Paris, 1890, p 94.
38 : Proust, LA RECHERCHE, éd 1949 T. XV, p 93.
39 : Guyau, L'ART AU POINT DE VUE SOCIOLOGIQUE, Paris, 1890, p 94.
40 : Poulet, Georges L'ESPACE PROUSTIEN (La nouvelle revue française, Janv-Mars 1963), p 256.
41 : Guyau, LA MORALE D'ÉPICURE, Paris 1878, p 36.
42 : Proust, LA RECHERCHE, éd 1949 T. XV, p 20.
43 : Guyau, LA GENÈSE DE L'IDÉE DE TEMPS, Paris, 1890, p 40.
44 : Proust, LA RECHERCHE, éd 1949 T. XV, p 159.
45 : Guyau, LA GENÈSE DE L'IDÉE DE TEMPS, Paris, 1890, p 117.
46 : Proust, LA RECHERCHE, éd 1949 T. XV, p…
47 : Guyau, LA GENÈSE DE L'IDÉE DE TEMPS, Paris, 1890, p 78.
48 : Proust, LA RECHERCHE, éd 1949 T. XV, p 31
49 : .Guyau, L'ART AU POINT DE VUE SOCIOLOGIQUE, Paris, 1890, p 97.
50 : Proust, LA RECHERCHE, éd 1949 T. I, p 68.
51 : Guyau, L'ART AU POINT DE VUE SOCIOLOGIQUE, Paris, 1890, p 98.
52 : Proust, LA RECHERCHE, éd 1949 T. XV, p 48.
53 : J.Y. Tadié, MARCEL PROUST, p 439
54 : Guyau, L'ART AU POINT DE VUE SOCIOLOGIQUE, Paris, 1890, p 339.
55 : Guyau, L'ART AU POINT DE VUE SOCIOLOGIQUE, Paris, 1890, p 96.
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