• Le 7 de cœur

     Pierre Bouvarel

    Le 7 de cœurNous sommes en pays hindou,
    et c’est maintenant le mois sacré.

    Durant tout ce temps, quotidiennement, de l’aube naissante jusqu’au début des activités de la journée – la plus importante étant le départ des enfants pour les écoles –, la puissante sono du temple déverse sur le quartier, en langue sanscrite, les litanies sacrées suivies des cantiques et autres chants en langue comprise, celle que l’on parle ici : le tamoul.
    Fendant les ténèbres qui pâlissent peu à peu, une fanfare de percussions, soit 7 à 8 personnes autour de la grosse caisse, parcourent les chemins du village  : « taratata, taratata, pom pom, taratata, taratata, pom pom. » Lors des interruptions rythmiques, le groupe bien soudé avance au pas de l’amble, ce qui pourrait le faire passer pour un pachyderme.
    « Taratata, taratata, pom pom ! », ou plutôt : « pon gal, pon gal », comme chez nous : « noël », ou : « maman maman ! ». Oui, il y a de la joie, de la fête à venir ! Et aussi un peu d’angoisse. Les dieux seront-ils d’humeur à jouer une nouvelle partie ? Pongal, c’est la grande festivité de plusieurs jours qui marque la sortie d’une période de recueillement religieux, la venue du nouveau cycle, les beaux jours qui arrivent. C’est la fête de la première moisson du riz, de la fertilité, que dis-je ? de l’exubérance de la terre, ou plutôt de l’Inde elle-même ! Une fête qui sera suivie de la saison des mariages. On imagine aisément la suite.
    « Taratata taratata, pon gal, taratata taratata, pon gal », les percussionnistes remplissent bien leur rôle, celui qui consiste, par effet d’entraînement rythmique, à remotiver le soleil, à l’inciter à s’éveiller, à reprendre un nouveau cycle de vie. Le village peut être fier de son valeureux orchestre. Enfin… ce n’est pas exactement un village, ni un quartier, d’ailleurs, mais c’est franchement l’Inde.
     
    J’arrache quelques feuillets au calendrier, histoire de le remettre à jour. Voilà, on est le 15 janvier, et c’est écrit : « Pongal ». Ouf, on y est. Le 15 est planté au centre de la feuille, l’officielle, celle que propose New Delhi. Cependant, sur la droite, nous ne sommes plus le même jour, ni le même mois, nous ne sommes pas sous les règles calendaires fédérales mais sous celles qui ont cours dans le pays d’ici.
    Quant à la date inscrite à gauche, elle est, pour sa part, destinée aux populations musulmanes, lesquelles n’attendent pas Pongal, ne le fêtent pas. Autres mœurs, autres fêtes !
    Incroyable, le nombre d’informations que fournit ce calendrier !
    Tout d’abord les bonnes heures de la journée, actualisée selon la date, au quart d’heure près ! Et tout cet enseignement gracieusement dispensé par une bijouterie au nom prédestiné de la déesse la fortune, Lakshmi, située au 80, Lenin street.
    Si on retourne ce calendrier, on peut découvrir au verso un véritable almanach : deux fois sept, quatorze tables de précision. La plus importante signale les dates des fêtes hindoues, suivie des fêtes indiennes et, en plus petit, les dates des fêtes chrétiennes et musulmanes. Tout cumul festif est évidemment possible.
    Les deux tiers restants de ce verso sont dévolus aux horoscopes. En premier lieu, celui qui relève du zodiaque, évidemment. Mais également les dates les plus indiquées pour les fêtes domestiques, en fonction de la surface habitable, car, bien sûr, on comprend bien que la famille qui réside dans deux pièces en feuille de cocotier ne se voit pas conseiller les mêmes jours de fêtes que la famille voisine qui, elle, habite une villa climatisée.
    Les bonnes dates pour les mariages sont l’objet d’une autre liste, très importante, me dit Rosie, mon épouse (quand on constate le nombre de problèmes de couple que connaît le village, on se dit que l’observance de cette règle laisse à désirer). Les concordances astrales des futurs époux doivent être, bien entendu, contrôlées. En outre, il arrive que des événements imprévus interfèrent et rendent les unions impératives. Le bon ordre du monde subit quelques aléas, il faut s’en accommoder.
    Bien sûr, il est aussi des martingales relevant des influences réciproques des lunes et des étoiles, ou des planètes, je ne sais plus très bien.
    Autre table, celle des correspondances soumises à la science des nombres, dite numérologie, je constate qu’elle ne compte que jusqu’à 8 et que le zéro n’y semble pas encore inventé.
    Une table en sanscrit, Rosie reconnaît qu’il s’agit là d’un document ésotérique, réservé aux érudits et brahmanes.
    Ma préférée, parmi ces listes, reste celle qui est relative à la chute des lézards. Il est vrai que ces animaux gravitant sur les mus ont une fâcheuse tendance à chuter. J’attribuais cette propension singulière à un défaut d’adhérence, or il s’agit tout simplement à chaque fois d’un signe ainsi divulgué. Je me souviens qu’un jour j’en ai reçu un sur le front, voilà l’explication de ma préférence pour la position horizontale, couchée, car je sais maintenant que, si je le réceptionne sur mon dos, c’est signe d’une grosse perte d’argent qui m’attend. Depuis que je le sais, j’évite donc de dormir sur le ventre. Et, afin d’éviter de désagréables surprises, je m’en vais généraliser l’usage de la moustiquaire !
    Dans mes rêveries de grasses matinées je constate que notre service français des Postes est loin d’être à la hauteur de celui qui règne ici. Si les prévisions météorologiques du calendrier sont souvent justes, il est vrai qu’elles ne se hasardent pas au-delà du temps chaud en été, pluvieux à l’automne, froid en hiver et variable au printemps. Quant aux lunes, elles sont toutes… vieilles. Mais il est un point sur lequel les Postes indiennes ne soutiennent pas la comparaison avec les nôtres : l’acheminement des courriers. Si le service est généralement efficace quant à sa capacité à trouver une adresse, elle l’est moins pour les délais, par exemple. « Incredible India », comme dit le slogan du ministère du tourisme. Eh oui !
     
    Au bout de la rue, une place. Au centre de cette place, un immense banian. Dans la frondaison de ce banian : une tribu de singes, les korangueus. Au pied de l’arbre sacré, le célèbre Aiyanar. Sans conteste, la divinité la plus vénérée en pays tamoul, et seulement ici, ce culte étant antérieur au brahmanisme. Les officiants de ce culte sont de la caste des kosovas, celle des potiers. Quel savoir-faire, au demeurant, pour façonner ces imposantes sculptures ! Et ainsi, au cœur de la nuit, sur son majestueux étalon blanc, le sabre à la main, Aiyanar parcourt le village afin d’assurer sa protection. Il chasse les démons, protège les voyageurs – ce qui constitue un argument supplémentaire en faveur d’une visite de ses lieux authentiques du sud de l’Inde – et il punit aussi les errements des villageois. La même traversée nocturene se produit à l’identique dans les plus de 36 000 villages du Tamil Nadu. De la vie communautaire Aiyanar est ainsi un régulateur.
    Ces lieux de culte sont très fréquentés par la gente féminine, qui a bien besoin de sa protection. Entre le ménage de la maison et la préparation des repas, Aiyanar reçoit leurs adorations, offrandes de fleurs, et aussi leurs doléances. Pour ce faire, aux pattes avant du cheval sur lequel se tient le dieu la femme fixe des petits papiers roulés attachés par un fil de coton, tels de minis parchemins. D’après leur apparence, un non initié pourrait les prendre pour des cigarettes bedees. Le contenu de ces messages est personnel, voire secret. Mais comme Rosie connaît bien les habitants du village elle recueille leurs confidences, aussi est-elle au courant de la teneur des missives.
    Par exemple : à la tombée de la nuit, un voleur s’est enfui dans le noir avec les bijoux de madame. Difficile à cette heure où tous les chats, ici aussi, sont gris d’être sûr de son identité, surtout avec leur naturel très bronzé. En s’appuyant sur une description des faits soigneusement rédigée sur un mini-papier, la victime requérante peut réclamer une vengeance au dieu. Un handicap pour ce voleur serait bienvenu, on pourrait le lester d’un gros pied ! Alors, bien malheureux celui qui, dans les temps qui suivent, attrapera un éléphantiasis ! À tel autre, dont la délinquance relève du domaine sexuel, on priera pour que le cul lui pèle, etc.
    Je remarque que, ces temps-ci, les pattes avant de la monture du dieu sont abondamment garnis. J’en comprends aisément la raison : on entre dans la saison des mariages, et nombre de celles qui souhaitent être unies ne sont même pas en liste d’attente. Effets des inconséquences familiales, et puis surtout : pas de dot. La demande au dieu d’une faveur, via le sabot du destrier, reste donc la seule ressource. Une faveur des plus simples : un mari gentil et désintéressé – cette dernière qualité étant pourtant difficile à obtenir. Mais, là où sera le tour de force, c’est que le message caché se devra de dénicher le bon destinataire sans qu’aucune adresse ne soit mentionnée. Notre service postal français peut bien s’aligner ! Certes, toutes les demandes ne trouvent pas suite, on prête alors facilement des excuses au coursier, car sa tâche est notoirement très ardue. Quand je pense à tous ces chômeurs occidentaux, à la masse de curriculum vitae qu’ils envoient, pour un si piètre résultat ! Ils ne connaissent même pas cette formule qui n’a que l’apparence de l’aléatoire. D’où mon conseil : chômeurs et autres quémandeurs, confiez vos requêtes aux pattes des chevaux du Caroussel du Louvres !
     
    Cependant, du pas de la porte, un appel me tire de ma méditation. Est-ce une commerçante, une dame patronnesse qui quête pour ses bonnes œuvres ? Non, c’est pas le genre. Rosie et moi allons vers cette jeune personne mise dans un sari bariolé, plutôt jolie. Elle fait le tour des habitations, tenant contre son ventre une odorante corbeille toute fleurie. À l’intérieur : des pièces et un petit billet. Nous lui demandons son nom, occasion d’entamer un petit dialogue.
    Miss Vanilla est la cinquième enfant de sa famille; l’objet de sa visite, son problème, c’est d’arriver à réunir une somme suffisamment rondelette pour se marier. Du côté familial, elle ne peut compter sur aucune aide, ses parents se sont déjà ruinés pour le mariage des sœurs aînées. La demoiselle est donc dans l’obligation de se prendre en main. Serait-ce les prémices de l’indépendance ? Elle a trouvé seule son prétendant ! Il ne manque plus que de régler le côté financier de l’affaire, afin d’obtenir une cérémonie convenable. Donc s’équiper en ustensiles de cuisine et doter son futur époux d’une moto, ce qui lui permettra de la promener sur la place arrière, les jours de fêtes – nombreux pour elle vu qu’elle est hindoue. Devant tant de bonne volonté mon épouse me fait signe de verser quelque chose dans sa corbeille. Je m’exécute, puis je m’inquiète du niveau de son pécule. Tout irait bien, dit-elle, si la saison des mariages n’était si courte, car, une fois celle-ci terminée, la générosité populaire chute sensiblement, les gens sont démotivés, ont d’autres chats à fouetter. Il en ressort que les frais de fonctionnement de Vanilla finissent chaque saison par épuiser le capital qu’elle a commencé de réunir. Et, chaque année, elle renouvelle sa tentative, repartant de zéro.
    Je me risque à lui conseiller un rapprochement, hors cérémonie, avec le « futur ». L’odorante Vanilla me rétorque : « C’est un jeu à haut risque car, si je m’en trouve rendu grosse, mes tournées s’en trouveront compromises, les donateurs – pour le moins ! – se détourneront de moi, car là je ne jouerais plus dans la même catégorie !
    Nous lui exprimons nos meilleurs vœux pour ses épousailles. Qui sait ? si Ganesh, le dieu de la chance, voulait se mettre dans la partie, alors tout deviendrait possible !
     
    La saison bat son plein de mariage. Dans tous les quartiers, à la tombée de la nuit, l’on croise les chars nuptiaux. Tête emprisonnée dans une couronne de fleurs tressées, la « future » y trône devant la spectaculaire roue animée, lumineuse. Précédant le char, c’est toute la parenté, avec les bras qui débordent de présents – bananes, noix de coco, friandises, etc.– destinés à la famille de l’épousé. En tête du cortège, la fanfare se dirige vers le palais des cérémonies. Dans le noir, derrière le char, pétaradant et fumant, le groupe électrogène produit l’énergie nécessaire à la magie des lumières de la roue.
    Pour un œil non averti, la cérémonie se déroule en deux sessions très semblables : les fiançailles, le mariage. L’espace qui sépare ces deux temps est de plus ou moins un mois, suivant le prix que l’on est prêt à payer pour l’utilisation du Palais des Unions – le niveau de sa location, décroissant avec la durée. La différence visible pour tous : le jour du mariage les « futurs » trônent côte à côte sur le même char, devant la même roue lumineuse. Les précédant, derrière la fanfare, les membres des deux familles ne font plus qu’un seul groupe.
    Le mariage est la grande affaire des familles, on s’y ruine pour tenir rang. Dans ces lieux suréclairés, se succèdent des centaines de convives qui viennent saluer les époux hissés sur leur trône, lui-même monté sur une estrade. Au milieu de cette chorégraphie flamboyante, chacun y va de son petit présent aux jeunes conjoints auxquels il s’agit de faciliter au démarrage de leur nouvelle vie.
    À l’entrée du palais des Unions, au fronton bien éclairé, on peut lire : « Mariage de Raj et Rani » suivi des noms du roi et de la reine d’un jour. Les flashs des photographes surgissent de partout, crépitent. Les écrans dispersés dans la salle diffusent l’événement sous tous les angles. Ne manque que le présentateur, mais il y a bien un orchestre chargé d’accompagner la fête.
    Ces centaines des convives passent à table et seuls les dieux savent combien de bananiers ont été défeuillés en vue de fournir les « assiettes » du repas. Le mémorable événement terminé, il restera aux époux l’album de photographies et la vidéo de ce jour royal. Album qu’immanquablement l’on présentera systématiquement à ceux qui, pour les raisons les plus diverses, rendront plus tard visite à la maisonnée.
     
     

    *

     
     
    Avec Rosie, nous imaginions aisément le désarroi des demoiselles privées de ce jour qui les sacre reines, car l’événement qui donne sens à leur vie échappe à nombre d’entre elles, et, ne pouvant rester insensible à cette situation, nous décidâmes alors de nous impliquer, de nous engager à augmenter le nombre d’accédants à la « fonction suprême ». D’autant plus que nous n’avions aucun grief contre la royauté, surtout celle qui ne dure qu’un jour
     
    Le problème n°1 est la dot. C’est une tradition très ancrée, une pratique difficile à effacer dans un pays comme l’Inde, d’autant plus que la moitié, ou à peu près, des contractants y sont éminemment favorables. Il est toutefois possible de passer outre : avec mon épouse, nous en sommes un exemple, elle a eu la très bonne idée de ne pas proposer de dot, et moi celle de ne pas en exiger. Mais Rosie est catégorique là-dessus : « je suis véritablement la 7e enfant de la famille et, à ce titre, un porte-chance, un bonheur vivant. » En quelque sorte, c’est une dotation durable !
    C’est de là qu’est née notre idée d’ouvrir une agence matrimoniale qui aurait pour but d’unir les 7e filles des familles à ceux qui considéreraient, à bon droit, que cette qualité dépasse toutes les valeurs sonnantes et trébuchantes.
     
    Nous débutâmes l’opération en dilettantes, mais devant la demande nous fûmes rapidement acculés au professionnalisme ! Dans une villa d’un quartier verdoyant, nous établîmes notre agence dénommée : « Au 7 de cœur. » Sans aucune promotion, le bouche à oreille fonctionnant à merveille, nous vîmes bientôt les postulantes prendre la queue devant l’agence. Preuve, s’il en était nécessaire, d’un réel besoin non satisfait.
    Nous fûmes tout d’abord étonnés par le nombre des 7e filles dans les familles, au point que nous mîmes en place une technique que nous gardions secrète pour séparer les authentiques 7e filles de celle qui ne l’étaient pas vraiment. Ce qui eut pour effet d’alléger notablement nos listings. Par la suite, trouver à chacune un prince charmant désintéressé se révéla fort complexe. La vertu du 7 n’était point remise en cause mais, généralement, la famille de l’époux considérait qu’une dot ne gâterait rien à la transaction. C’est de là que nous vint l’idée de généraliser les unions orient-occident, entre maris pâles et femmes tamoules.
    Nous prîmes quelques précautions, vérifiant que le promis se plaisait dans le pays de sa promise, car épouser une femme c’est aussi épouser une civilisation et… une famille. Pour ceux qui se sentaient des restrictions sur ce 3e point, nous proposions des épousailles avec une véritable orpheline, ou presque. Car, comme le faisait fort justement remarquer Rosie, si l’on n’a pas de famille on a tous des parents, et vice-versa.
    La dot qu’eut été en droit d’attendre l’époux n’était donc plus au programme. Néanmoins cette privation était largement compensée par le bonheur qui l’attendait, c’était ainsi du donant-donant. Entre la civilisation qui prend le temps de vivre et celle où vivre prend tout le temps, c’était là vraiment une union équitable.
    L’agence fournissait un dispositif technique : interprète, cours de langue sommaire, aide à la constitution des dossiers administratifs. Quant au très complexe domaine des concordances astrologiques, de l’adéquation entre les dates de naissance des fiancés, je l’avais réglé d’autorité en considérant que le 7 équivaut à un joker. Et, pour couper court à tout soupçon mal placé, j’établis les cartes de visite de l’agence avec, côté face, l’adresse de l’agence « 7 de cœur » et, au verso, une image du royal joker.
     
    Devant le succès de la formule nous réalisâmes des unions par séries de 7. Ce qui, grâce à l’avantage du nombre, nous permit des festivités de bon niveau : salles de mariages de qualité, orchestres top, fréquentations importantes – car, même si du côté des époux occidentaux on ne comptait parfois que quelques amis (ils sont rares), les familles de 7 ne faisaient jamais défaut. Et ces jours-là on fêtait de vraies reines ! Bien sûr, l’occident s’étant de beaucoup déroyalisé, les époux faisaient moins cas de leur sacre, autres pays, autres mœurs. Pourtant, il faut bien dire que, dans le nombre 7, certains parmi ces jeunes mariés voyaient eux aussi le ciel.
    Les frais de ces cérémonies dépendaient le plus souvent des hommes candidats au mariage, et aussi de donateurs et d’anciens mariés. On avait même envisagé de créer une ONG pour aider aux diverses opérations mais un de nos collaborateurs fit fort justement remarquer que ces organismes ont plutôt vocation à gérer les situations malheureuses, non pas les rendez-vous avec le bonheur.
    On décida de faire se rencontrer les « futurs » dans les locaux du « 7 de cœur », avant les unions. Ce qui n’était pas une pratique courante ici, vu que ce sont normalement davantage les familles qui se marient, les enfants s’épousant tout au plus, au point que, souvent, le « promis » n’a pas même vu sa « promise », même en photo, avant la cérémonie, et vice-versa…
     
    Les festivités nuptiales se succèdent par vagues. L’on était encore, à ce moment-là, en marée ascendante. Il y eut, bien sûr, de nombreux cas particuliers, mais il en est un dont je me souviens mieux que les autres. Un matin, à l’ouverture, une personne de forte stature, en baskets et casquette de base-ball, avec un groupe qu’elle avait réussi à ameuter, contestait énergiquement le nombre bénéfique inscrit au fronton de l’agence. L’homme tenait de la main gauche une fluette demoiselle que l’on sentait un peu opprimée. Vu que les affaires maritales ne sont pas histoires de bateleurs ou foire d’empoigne, je le fis entrer dans le bureau. M. Ramesh me désignait sa fille Lolita. « Avant elle, ma femme m’a donné six fils, et voilà ce qui m’est arrivé en 7e position. Maintenant il faut que je fournisse une dot, et les dieux ne m’y avaient pas habitué. Dites-moi où se trouve la chance là-dedans ? » Effectivement, l’argutie était de poids. Il me fallut tout l’art et l’habitude de ma situation pour le convaincre de changer de point de vue. Ramesh fut d’abord surpris de mon développement, mais il se laissa convaincre. C’était justement cette 7e fille qui était l’origine après-coup de la chance inouïe qui l’avait précédé. En quelque sorte : de la chance par anticipation. Avec un cas de figure aussi exceptionnel, il devait se risquer au jeu. Telle était mon argumentation. Lolita fut donc inscrite à sa place sur la longue liste d’attente. Certes, il y avait eu de fausses 7e, mais pour lesquelles, d’après nos rigoureuses statistiques, le taux d’échec n’était pas supérieur à la moyenne. Ce qui m’amenait à considérer que toutes ces unions bénéficiaient de l’aura du 7 de cœur et que l’agence générait d’elle-même sa propre dynamique, dispensait véritablement la baraka.
    Je revis quelque temps plus tard Monsieur Ramesh et sa fille, lui ne s’était apparemment pas beaucoup socialisé. Et il avait suivi mon conseil, qui l’avait ruiné. Comme chaque année, au temps des fortes chaleurs, il gagnait sa station d’altitude d’Ooty où il possédait un petit pavillon. Dans la montagne, à 2000 mètres environ, Ooty est construite sur les coteaux qui entourent son fameux hippodrome. Le 7e jour du 7e mois fut la date choisie. Accompagné de Lolita, sa fille, il joua un petit magot prévu à cet effet, au pari sur les chevaux. Au guichet, il misa tout le paquet de billets sur le 7e gagnant. La course se déroula. Un peloton groupé où se trouvait son favori aborda la ligne droite de l’arrivée, alors arriva ce qui devait arriver : le n°7 franchit la ligne en 7e position. Cherchant à m’être désagréable et à me rendre responsable de sa mauvaise chance, ce parieur d’un jour jura de ne plus se hasarder aux jeux d’argent. Il ajouta d’autres remontrances du genre : « Les conseilleurs ne pas les payeurs. » J’aurais pu lui faire remarquer qu’il fût plus intelligent pour lui de jouer au loto ou à la roulette, et surtout de la bonne main, mais ce cas commençait à me fatiguer. Je décidais plutôt – beau joueur, et craignant que l’attente fût insupportable pour la jeune fille, qui se trouvait dans la position du bouc émissaire – de faire grimper Lolita dans notre listing, afin qu’elle soit à coup sûr de la prochaine vague des unions.
     
    J’avais des somnolences de plus en plus étirées et mon niveau de conscience baissait, si bien que Rosie et les collaborateurs du 7 de cœur me soufflèrent qu’une pause sabbatique pour tous serait la bienvenue. Grisé par le succès et sa fatigue inhérente, je m’allongeai et plongeai d’un coup dans une rêverie. On transformerait l’agence en un temple à 7 côtés peints aux couleurs de l’arc-en-ciel, et dont je serais le gourou. On éditerait notre calendrier, notre almanach qu’on interpréterait à la lueur du prisme du 7 positif, avec repos hebdomadaire, mois de 28 jours et journée de 21 h. Pour les textes sacrés il suffirait de remettre un peu d’ordre dans la prolifique mythologie des contes en 7. Nos favoris : les 7 boules de cristal, les bottes de 7 lieues, les 7 nains (pardons : les 7 hommes de petite taille ; car nous sommes contre toute discrimination). Plus qu’une secte, une caste, celle des … mais, tiens ! on me secoue l’épaule : « réveille-toi ! », un collaborateur m’extirpait de ma créative imagination.
    « Nous avons un cas difficile à résoudre. » Reprenant mes esprits avec aplomb, je m’assis sur le rebord du sofa. Et Mangui d’expliquer : « un honorable commerçant musulman vient nous poser un cas d’école. Il est marié avec 7 épouses dont il a un total, mais non également réparti, de 49 enfants, dont 21 filles vivantes. Comment estimer leur part de chance et quelle martingale adopter pour les mariages ? C’était là, effectivement, un cas qui nous rapprochait de la numérologie et ouvrait au demeurant sur bien d’autres perspectives, car, si on fournissait des unions « 1 mari-7 épouses », peut-être pas toute à la fois, on ne tarderait pas à éradiquer le phénomène de la dot. En effet, les épouses se raréfieraient et, en vertu du principe « tout ce qui est rare devient précieux », la gente féminine s’en trouverait sensiblement appréciée.
    À ce moment, je regardai l’heure et pris une décision héroïque, ou historique (l’avenir le dira). Je donnai ordre à Mangui d’annoncer la fermeture de l’agence pour cause de repos bien mérité, tous nos collaborateurs ayant droit à une pleine lune de congé payé au frais des donateurs. Et ce brave commerçant, qu’il revînt nous voir au prochain cycle, en lune jeune, et nous soumît encore son singulier rébus marital.
     
    Il en fut ainsi. Les années passèrent. La plupart des mariés du « 7 de cœur » vécurent heureux et n’eurent pas plus de 7 enfants. Et c’est ainsi, dans l’harmonie des équilibres, que réside le secret d’une positive vision du monde…
     
    Pierre Bouvarel
    (inédit, 2008)

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