• Le navire se découpait hors de la faim

    Gwenaëlle Stubbe

    Le navire se découpait hors de la faim. Un marin portait son bras à son front et perpétuait l'ombre et l'étendue. Réfugiés dans la cale, les femmes accouchaient sur les chairs dans des mouvements de brasse. De l'entonnoir, nous dévisagions le ciel et ce bras qui poursuivait sa route vers le silence. Nous étions clandestins, fermés à tout regard, nous seuls connaissions notre existence, nous seuls entendions notre voix, nous étions dans la transparence de la faim accordés à l'invisible et accrochés aux ténèbres. Ce jour-là, une naissance la délivrerait peut-être. Nous avions cloué ses mains dans le dos et baissé son corps en direction de la mer. Nos têtes glacées hochaient au rythme des vagues. Confondant la houle et son ventre, elle s'égouttait sur nos lèvres. Baignés entre ses jambes, nous n'avions plus qu'elle à boire. Nous commencions par elle et finissions par elle. Elle est morte. Courbée sous le bois. Libérée par gerbes. Elle escalada le bâtiment tirant avec elle son ventre et ses viscères. Elle déploya sa chair sur le large, elle huila ses seins et s'est jetée.

    Le navire traçait à l'horizon, je l'avais sorti des lignes, sorti de l'encre. Le livre me l'avait transmis comme une relique. Grosse, la mer était grosse de ces tunnels sourds, de ces anneaux où sciait le stylet, où fumait cette plume dans ses bronches.

    Le navire a échoué. Abandonnés, nos mains se sont élevées pour prendre d'assaut le phare. Des momies  étendaient leur lit à sa verticale et fusaient avec lui vers quelques chavirages.

    Un jour, un être bossu aux chairs fuyantes frappa à la fenêtre, se glissa sous la  table. D'abord ses yeux, sans mot. Et puis, il s'est assis, il m'a semblé entendre dans l'extrême fond, le fond de sa bosse, les remous d'une mer interne, de ces mers cannibales où hurlent les naufrages.

    Le froid glaçait les hommes sur la banquise. Et sur la banquise, ils se tenaient en ligne. Et dans l'attente, ils tenaient leur corps raide et droit sans haleine. Les dialogues ne s'engageaient plus, ils pelaient comme le givre autour de leurs paupières. Dès ce jour, la lettre est morte pour moi, pour eux. Depuis ce jour, nous avons rogné en profondeur notre corps et nos chaussures. Nous nous jetions le mot user, user le commencement et de l'usure viendrait l'arrêt.

    Je m'interrogeais ?  Je courais pour me sauver du froid, de cette main trempée dans le givre. J'hésitais à avancer vers ces galeries de cristal. Le souffle ne me trompait pas, il devait être là emmailloté d'encre, trépignant dans son thorax. Le souffle transpirait, une chevelure de comète a grandi, a tiré nos viscères  vers un ciel plus doux, où les naufrages dansent et où les conques célèbrent le repas des morts.

     

                                              Gwénaëlle Stubbe (in Tiens n°3, 1997)


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