• Le Passage

     Julien Bosc

      « Difficile à reconnaître, mais c’était ici. 

    Ici, on brûlait les gens.
    Beaucoup de gens ont été brûlés ici.

     

    Oui, c’est le lieu.
    Personne n’en repartait jamais. 


    Les camions à gaz arrivaient là... 

    Il y avait deux immenses fours... 

    et ensuite, on jetait les corps dans ces fours, 

    et les flammes montaient jusqu’au ciel. »  

       

     Simon Srebnik (Shoah) 

     

     

     

     

    Elle et lui, dans un pré.

     

    Un pré, peut-être.

     

    Un pré sur les ruines, à la lisière du bois.

     

    La lumière est pâle. Une lumière de lune.

     

    Et le grondement, sourd, au loin, telle ni grave ni aiguë une voix, immergée en elle-même. Une voix pourtant, sinon quoi ?

     

    Les vagues ?

     

    Quelles vagues ?

     

    L’algue ou le corail ?

     

    Quelle algue, quel corail ?

     

     

     

    .......................................................................................................

     

     

     

    Elle (avalant une dernière fois sa salive) :

     

     –– Où sommes-nous ?

     

    Lui (vide) :

     

     –– Non loin du mur.

     

     –– Où est le mur ?

     

     –– Ici et là.

     

     

     

    Elle regarda.

     

     

     

    Elle cria.

     

     

     

    (dans son ventre ou sa poitrine elle a crié –– heurtée par sa mémoire).

     

     

     

    Puis, profitant d’un retour de souffle :

     

     –– Est-il long ?

     

     –– Il est le mur.

     

     –– Est-il de pierre ?

     

     –– Non.

     

     –– De ciment ?

     

     –– Non.

     

     –– De banco ?

     

     –– Non.

     

     –– De bois telle la palissade ?

     

     –– Non.

     

     –– De marbre telle la stèle ou la statue ?

     

     –– Non.

     

     –– Tels nous le vide et le nœud dans le vide ?

     

     –– Non.

     

     –– Tel l’arbre esseulé après l’incendie ?

     

     –– Tel l’arbre.

     

     –– Tel un tout dernier reste d’écume après l’irréversible marée ?

     

     –– Tel l’accroche-cœur, vestige de la blanche chevelure rasée.

     

     –– Telle la mémoire ?

     

     –– Tel le miroir sans tain de la souvenance oui.

     

     –– Tel le mur ?

     

     –– Tel le mur en somme.

     

     –– Oui.

     

    Et, ensemble, d’une même voix –– anonyme :

     

     –– Tel votre nom.

     

     

     

     Ô scories de l’innommable

     

     

     

    Soudain, la voix évanescente, elle confia : « Je tombe. »

     

    ...

     

    « Alors doucement, je vous réveillerai tout à l’heure. »

     

     

     

     Ô tombe bée du sommeil

     

     

     

    ......................................................................................................

     

     

    Peut-être endormie :

     

     –– Par où êtes-vous entré ?

     

     –– Par la porte.

     

     –– Où est la porte ?

     

      –– Loin derrière.

     

     –– Vous ? Moi ? Le mur, là, devant, là-bas ?

     

     –– Derrière elle-même.

     

     –– Comment êtes-vous entrée ?

     

     –– Par la fenêtre.

     

     –– Où est la fenêtre ?

     

     –– Au coin de la porte.

     

     

     

     Ô sciure du chêne.

     

     Ô biseau de la vitre.

     

     

     

     –– Comment est la porte ?

     

     –– Rectangulaire, lourde, inoubliable.

     

     –– De quoi la porte est-elle faite ?

     

     –– De planches et chevilles découpées dans l’arbre.

     

     –– Quel arbre ?

     

     –– L’arbre creux de la forêt de jadis.

     

     –– Comment est l’huisserie ?

     

     –– Forgée dans le fer.

     

     –– Par quelle main ?

     

     –– Celle du forgeron –– broyée sous la botte SS.

     

     –– Et la poignée ?

     

     –– Inamovible.

     

     –– Et le pêne ?

     

     –– En larmes.

     

     –– Et la clef ?

     

     –– Perdue.

     

     

     –– Et la serrure ?

     

     –– Creusée dans l’infini.

     

     –– Avez-vous regardé par le trou de la serrure ?

     

     –– J’ai essayé.

     

     –– Qu’avez-vous vu ?

     

     –– L’iris.

     

     –– Et dans l’iris ?

     

     –– Ma propre cécité. Comment est la fenêtre ?

     

     –– Rectangulaire, étroite, inoubliable.

     

     –– De quoi la fenêtre est-elle faite ?

     

     –– D’une vitre –– et d’un cadre de verre.

     

     –– Quel verre ? Quelle vitre ?

     

     –– Le verre fragmentaire, la vitre brisée.

     

     –– Comment est la pluie sur la vitre ?

     

     –– Disloquée.

     

     –– Et le givre sur la vitre ?

     

     –– Incandescent.

     

     –– Avez-vous regardé à travers la vitre de la fenêtre ?

     

     –– Les volets étaient clos.

     

     –– Comment sont les volets ?

     

     –– Rectangulaires, lourds, inoubliables.

     

     –– De quoi les volets sont-ils faits ?

     

     –– D’une porte suffoquée dans le creux d’un arbre.

     

     

     

     Ô creux rescapé du vide.

     

     

     

    Le matin, ou le soir même, une araignée diaphane commença d’ourdir sa toile au centre du cercle d’un cadran d’horloge figé sur le tout dernier chiffre de la nuit.

     

     

    ......................................................................................................

     

     

    Après avoir bâillé, s’étirant –– après que le jour ou la nuit est passé ––, elle dit :

     

     –– Pardonnez-moi, je me suis assoupie. N’avez-vous pas parlé ?

     

     –– Le pourrais-je jamais. Le pourra-t-on jamais désormais ?

     

     –– Le désordre.

     

     –– Le chaos.

     

     –– ... il y a de la poussière sur vos cils –– ou de la cendre.

     

     

     

    De très loin –– la mer était basse –, une prière se fit entendre. Alors, une seconde, ils crurent que c’était Adonaï qui parlait.

    Or non.

     

     

    Alors ils sourirent.

     

     

    Alors ils pleurèrent –– puis sourirent encore, à tout jamais, à tout jamais pleurèrent.

     

     

    Puis, ils eurent une sensation de vertige.

     

    .......................................................................................................

     

     

    Cette sensation passée, il fut le premier à parler :

     

     –– Un temps je vous ai crue morte.

     

     

     Avec les autres

     

     avec les autres.

     

     

     

     –– Un temps je vous ai cru mort, un temps, un tant soit peu.

     

     

     Comme tous les autres

     

     comme tous les autres.

     

     

     

     –– N’en parlons plus, n’en parlons plus.

     

     –– Oublions. Oublions.

     

    Et, ensemble, refusant de céder à l’illusion de la flore et de l’alizé :

     

     –– Comment pourrions-nous oublier, où trouverions-nous le droit d’oublier ce que nous ne pouvons raconter.

     

    .......................................................................................................

     

     

    De fait, la sensation de vertige n’était pas passée. Elle était même devenue si lourde qu’ils chancelaient à présent, manquant à tout instant de perdre l’équilibre. Aussi demanda-t-il :

     

     –– Puis-je vous faire le récit d’un rêve ?

     

     –– D’un rêve ?

     

     –– Disons cela comme ça.

     

     –– Oui.

     

     –– J’étais assis, au bas de ce mur mais un autre lui faisait pendant de telle sorte que j’étais dans un couloir... Je ne sais où le rêve avait commencé, je n’ai que la mémoire parcellaire de ce qui m’en reste, aussi ne puis-je pas vous dire qui ou quoi m’avait projeté dans ce couloir, si même l’on m’y avait projeté... J’y étais seul, ni bien ni mal –– il s’agissait d’autre chose...–, je ne pensais à rien de particulier mais confusément à tout lorsque soudain des chiens, je crois deux, oui deux chiens dont le pelage était roux, m’ont sauté à la figure, je veux dire au visage... Faible comme je l’étais après le trajet qu’on m’avait fait souffrir, je ne pus me défendre, vous vous en doutez. Et, quand même en aurais-je eu la force, qu’aurais-je pu faire contre ces chiens dressés pour la haine ?... Je vous épargne les détails –– à vous de même qu’à moi... je ne veux plus m’en souvenir... je dois m’en souvenir... je ne sais pas –– mais j’eus le visage dévoré. Mon corps, non ! mes mains, non ! ma tête, non ! Ils n’avaient dévoré que mon visage, mon visage et mon nom. Et je n’étais pas mort, pas même blessé.

     

    ...

     

    Comme dans un rassemblement de force avant les tout derniers mots, elle demanda :

     

     –– Est-ce un rêve ?

     

     

     –– Appelons ça un rêve, oui.

     

     

     

     

     

    Puis, elle resta sans voix.

     

     

     

    Elle resta sans voix.

     

     

     

    Un long temps sans voix elle resta. (Toutefois :

     

    « Je ne peux plus parler », dit-elle.)

     

     

    Alors elle s’assit.

     

     

    Lui, ne sachant quoi dire ; ne sachant que faire de ses jambes –– elles chancelaient –– ni de son corps –– il tremblait –, il s’assit à son côté.

    Et,

    tous deux,

    le dos brisé.

     

     

     ô voix

     

     ô dos brisés

     

     ô fils des souvenirs cousus dans la reliure

     

     

     

     et les mots creusés sur le vide

     

     

     

     

    ......................................................................................................

     

     

    Après coup, ce qui advint ?

     

    Peut-être un passage.

    Rien d’autre, peut-être, qu’un passage –– lequel s’accorde à la voix de l’indéfectible passé dont le mur est la preuve.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     ô mémoire

     

     ô herbe et pierre

     

     ô murmure du feu

     

     

     

     

    ......................................................................................................

     

     

      Julien Bosc
    in Tiens n°12, 2004.

     


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