• Le Poil de Gloster

     Maurice Blanchard

    Gloster (à Régane qui vient de lui arracher quelques poils de barbe) :
    “Ignoble dame ! ces poils deviendront vivants et t’accuseront !"

    Roi Lear, III - 7, 37-9

    “Et je me demande qui pouvait être son maître !"
    Lautréamont
    3e chant de Maldoro


    Je vois une île, à 1000 mille de tout continent. Cette île est recouverte d’une mince couche de terre à blé. L’explorateur qui tombe comme un corbeau au milieu de cette île croit atterrir dans un champ de la Beauce, après les labours. Il s’avance prudemment, donne un coup de bec dans la terre à blé ; nulle trace de matière vivante, pas une herbe, pas le moindre vermisseau. Autour de lui, aussi loin que puisse aller sa vue perçante, une couronne de solitude aux virages relevés. Il faut partir, quitter avant la nuit cette terre d’angoisse. Il se perchera sur le mât d’un navire, ou sur une épave, ou tombera épuisé dans la gueule de la mer. Tant pis ! Et le corbeau s’envole ! Il décrit une large spirale, jette un regard d’horreur sur cet œil de pigeon perdu dans l’Océan et s’enfuit vers la nuit chanceuse.

    Et pourtant, le temps des épis mûrs viendra ; La semence, apportée par le vent, tombera, comme un corbeau, mais avec d’autres conséquences. La terre et le vent donneront naissance au poème. — Car pour écrire un poème, il faut être, au mois, deux. Et nous sommes portés par des îles d’une fragilité telle que nous pouvons, dans le même instant, sombrer et vivre 300 ans. — Pour écrire un poème, il faut recommencer sa vie, toutes les vies.

    Il est bien évident qu’ici, la terre et le vent sont mis pour d’autres choses, car je ne m’intéresse aux mots que dans la mesure où ils sont vivants. Et voici que la mémoire frappe à la porte, entre et me dit : “Toutes les choses ont leur mort, tout comme nous, mais la mort de certaines qui durent plus longtemps vous est cachée, et la vie est courte.” La mémoire enfin se présente aux yeux de l’oiseau des nuits comme un phare, il vole de toutes ses forces vers l’éblouissement, mais un autre s’allume, puis un autre, et beaucoup d’autres phares l’appellent de tous les point de l’horizon. (Heureusement pour lui ! car le poète qui ne verrait qu’une image se briserait la tête contre les vitres flamboyantes.) Et l’oiseau se choisit une lumière pour s’y baigner, note soigneusement les autres, se promettant d’y revenir, après, mais il n’a pas la mémoire immédiate et la vie des images est très courte. Plus jamais il ne reverra ces lumières, joyaux du Temps. (Shakespeare - Sonnet LXV)

    Le poème se met en marche dès qu’il y a rupture d’équilibre ou que le temps fait un faux pas hors des battements du cœur, car ce n’est pas l’émotion mais le souvenir de l’émotion qui gonfle les fruits et fait plier les branches.

    Au premier cri, les jeux sont faits. “Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.” La révolte est au début du poème et, de proche de proche, toute la ville flambe. (Réellement, la révolte de l’esprit n’a rien de commun avec la révolution politique. Est-ce parce que le personnel politique se recrute dans la boue ? Passons ! Les idées sont fastidieuses !) Cette impulsion est à l’origine de toute activité poétique, cet éblouissement a produit la pince à ressort et le fil à couper le beurre, mais ceux qui fabriquent les fils à couper le beurre ne participent nullement à l’orgie de l’inventeur et c’est pourquoi ce genre de poèmes se situe au plus bas de l’échelle.

    À l’échelon le plus haut, vous savez tous ce qu’il y a.


    Maurice Blanchard
    prisonnier évadé

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