• Le sacrifice des paysans

     Jean-Claude Leroy

     

    Depuis l’invention du progrès la paysannerie a été la cible emblématique du mépris qui le nourrit. Elle représente une société primitive assurée de ses interdépendances, naturellement résistante à son inclusion dans le marché hors sol inhérent à l’emballement globalisant, à la circulation d’objets qu’elle sait ignorer encore sans dommage, échappant au totalitarisme du modèle capitaliste.

    Ce qu’on appela et appelle le développement ne fut et n’est rien d’autre que ce processus d’uniformisation se traduisant notamment par l’élimination des culs-terreux et gens des campagnes, et de la culture si diverse qui les baigne.  À chaque fois ils sont sommés de se libéraliser, s’occidentaliser ou disparaître.

    Occasion de rappeler qu’en Europe, en 2010, une exploitation agricole disparaissait toutes les trois minutes. Cette même année, en France il ne restait que 515 000 exploitations, leur nombre ayant baissé de plus de moitié depuis 1990.

    L’homme de la campagne, qui vit de sa relation à la terre, aux animaux, aux germinations et aux saisons apparaît comme sauvage aux tenants du développement illimité des forces productives, de la « production des moyens devenu la fin de l’existence ». Le paysan est par nature prudent, patient, il doit considérer aussi bien le phénomène de la vie que celui de l’existence. Difficile pour lui d’avaler la « promesse capitaliste et prométhéenne qui se déploie et tente de conjurer, par la peur et les simagrées, son caractère, sa domination toujours plus violente et intolérable. »

    Le paysan dessine « un imaginaire contraire à celui de la domination de l’État moderne, du capitalisme, de la bureaucratie et de la démocratie représentative des citoyens. Tel est, en cela, le dominé le plus rétif à l’hétéronomie politique, et c’est donc aussi à ce titre qu’il faut continuer sa liquidation ou son absorption en tant qu’agriculteur. »

    Les deux auteurs du Sacrifice des paysans observent depuis longtemps les mouvements syndicaux du monde agricole. Bien sûr l’omnipotente FNSEA, bras armé de l’agriculture industrielle, plébiscitée par les riches céréaliers aussi bien que par les éleveurs, implantée dans toutes les strates de la corporation. Mais il y eut, sous l’égide d’un dissident, Bernard Lambert, le mouvement des paysans-travailleurs, qui deviendra par la suite la Confédération paysanne. Souvent issus de la JAC (Jeunesse agricole chrétienne) ou du PSU (Parti socialiste unifié), ses membres initiaux pouvaient aussi porter des valeurs marxistes.

    « Si l’on peut donc considérer que la Confédération paysanne est issue d’un mouvement dont beaucoup de membres ont peut-être caché des revendications proprement politiques sous un masque religieux, et qu’elle a pris de nombreuses initiatives de rupture avec le productivisme, la question décisive demeure selon nous de savoir de quelles revendications politiques et de quel type de rupture il s’agit. Et l’on peut penser que la singularité et la force de la Confédération paysanne résidèrent essentiellement dans la capacité de ses membres non seulement à ne pas vivre les situations qui leur étaient faites comme des épreuves personnelles, mais à les transformer en enjeux collectifs de structure sociale. En ce sens, et peu d’observateurs et de chercheurs en ont décelé l’importance, la principale caractéristique de ce syndicat ne résida pas seulement dans sa capacité à dépasser les figures du corporatisme, mais plus encore à devenir une pépinière d’autodidactes. »

    En tout cas, les valeurs défendues paraissent autrement plus conséquentes que celles soutenant le délirant productivisme à l’œuvre. Pour l’heure, la Confédération paysanne n’a pas réussi à imposer ses idées en assez large part et à faire basculer la logique en place que rien ne paraît véritablement remettre en cause de manière significative.

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    Considérant l’écologie, qu’aucun projet agricole ne saurait ignorer, Pierre Bitoun et Yves Dupont affirmaient déjà dans un ouvrage précédent qu’elle sera de plus en plus écartelée « entre l’attirance passéiste pour les sociétés de corps préindustrielles et le vertige futuriste d’une planète enfin adverse à l’ère post-industrielle. »

    Éternel bouc émissaire de la modernité, le paysan n’a pourtant plus rien d’un homme à l’écart, mais s’il veut garder sa mesure sans céder aux injonctions des usuriers, c’est toujours à prix fort. Ce qui reste de savoir vital à l’humain réside souvent dans ce corps relié à la terre et aux éléments, et à toute la mémoire qui s’y rattache. Découlé logique du capitalisme libéral, le projet transhumaniste cherche à mettre en œuvre une solution finale concernant la perfectibilité charnelle ; la confiance et la crainte initiales, qui tenaient en vie l’aventure humaine, ont dû laisser place à un jeu de superstitions scientistes dont les pôles sont des hantises au moins aussi terrifiantes que les premières, mal conjurées par des illusions infantiles au parfum de toute puissance et d’immortalité.

    « De cette disparition de ce monde campagnard, véritable ethnocide ("catastrophe sociale et anthropologique", lit-on en sous-titre), qui a empêché l’alternative au capitalisme dont une partie des paysans était porteuse, nous n’avons pas fini, tous, de payer le prix. »

     

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    Pierre Bitoun et Yves Dupont, Le sacrifice des paysans, éditions L'Échappée, 2016. - 19 €