• Nuit du 6 mai 2012 (Les figures se réjouissent, l’Axe s’écroule)

     Maurice Blanchard

    Nuit du 6 mai 2012

     

     

     

     

     

    Samedi 7 novembre 1942

    Les figures se réjouissent, l’Axe s’écroule. Depuis deux jours, les rides changent de direction sur les faces amaigries des Parisiens. Je prends le métro à sept heures et demie, heure des ouvriers, c’est la classe la moins pourrie ; les charlatans lui vendent facilement du coton pour de la soie, c’est entendu, mais leur désintéressement et leur croyance dans la possibilité d’un monde meilleur fait que je me plais au milieu d’eux.
    Phrase de Hoche : « Ils savent bien juger leurs généraux, ils ne savent pas les choisir. » Exemple : 1936 en février ou mars, un syndicaliste me dit : « Nous prendrons possession des usines. » Je lui montre les difficultés de cette tâche, qu’il n’y ait aucun arrêt ou changement de quart, tout arrêt dans l’industrie est une catastrophe nationale, les Russes en 1917 pouvaient arrêter leur très faible industrie, pratiquement ils partaient de zéro. Nous ne le pouvons pas, il faut que tout s’embraye sans heurts : direction, cadres, approvisionnement, financement, commandes, fournisseurs, clients, fonds de roulement, crédit en banque, etc., c’est un gros travail de préparation, sinon échec coûteux. Il me répond : « Tout est prêt, c’est le plan Jouhaux, et c’est lui qui dirigera la Banque de France. »
    Mai 1936, occupation des usines mortes, bouderie d’enfant qui ne veut pas quitter sa chaise. Puis demande d’armistice voilée sous cette fausse victoire du Contrat collectif. Pourquoi ? Parce que le plan Jouhaux n’existait pas. Il n’avait jamais existé que dans des phrases de meeting. La classe ouvrière roulée une fois encore par les prébendiers. D’après ce que je viens d’écrire, il s’ensuivrait que, dès la défaite allemande, les conditions optimales se présenteront pour un très facile changement de quart. A notre tour, nous sommes à zéro.
    Mais si nous sommes à ce moment un peu au-dessous de zéro, ce qui est probable, les Anglo-Saxons poseront leurs conditions, et si nous avons besoin d’une aide immédiate, il faudra la payer, avec quoi : avec l’ordre et la discipline, chanson connue. Il est bien évident, comme je me plais à le répéter que ces deux mots sont mis là pour autre chose.

     

    Dimanche 8 novembre 1942

    Tous les dimanches, je fais l’homme du monde, je reste au lit jusqu’à neuf heures, petit déjeuner, neuf heures et quart, radio anglaise pour arroser la fleur de l’espérance, ce matin donc, surprise, pluie bienfaisante après deux ans et demi de sécheresse, débarquement des Américains sur plusieurs points de l’Afrique du nord, je pense à une phrase d’une lettre de Lawrence : « We are in the tomb, between good Friday and Easter, and not chink of light in the door of the tomb ! » Et voici la fente de lumière qui éclaire notre tombe ! Brave Roosevelt ! il nous dit quelques phrases qui m’ont paru les plus belles et les plus réconfortantes qui soient jamais sorties du moulin radiophonique. A neuf heures trente, la vieille putain de Vichy crie : « Au viol ! on nous prend notre empire ! Oh, les vilains ! que le monde est méchant, tout de même ! »
    Bonne journée, le soleil entre par la fenêtre, deux soleils, un soleil blanc et large de novembre et un soleil cordial, une poignée de main.
    Et Staline, avant-hier disait : « Il y aura un deuxième front, un jour ou l’autre. » Ce deuxième front filait à quinze ou vingt nœuds au milieu de l’Atlantique. Bien joué, vieille Taupe ! A midi, la police fouillait les passants place Villiers, Doriot se méfie. A une heure, la radio annonce que la réunion de Doriot au Vél’ d’hiv’ n’aura pas lieu, d’accord avec les organisateurs. On entend dire que c’est aussi sur l’ordre de Doriot qui craint un attentat. Commencement de la sagesse. C’est plutôt un tour de cochon de Laval. Doriot, son discours sur l’estomac, a descendu les Champs-Élysées vers cinq heures, à l’heure de la sortie des cinémas. Toutes ses troupes venues à Paris pour entendre ce fameux discours faisaient la haie le long du ruisseau, depuis quatre heures, les badauds s’amoncelaient pour « qu’est-ce qui se passe ». Mes fils, sortant du cinéma, s’amoncelèrent aussi. D’importantes forces de police formaient des carrés à tous les carrefours. Doriot a passé lentement, le bras tendu par la portière, suivi d’un petit bossu qui courait en criant : « Mort aux juifs ! mort aux Anglais ! » Les gueulards de l’avenue gueulaient : « Doriot au pouvoir ! Do-riot-Pé-tain. » Ce n’est pas gentil pour Laval. But de cette agitation ? Faire marcher l’appareil de prise de vue et envoyer les photos à Laval-Pétain-Hitler : sous-titre, « Le peuple de Paris veut Doriot au pouvoir. »

     

    Maurice Blanchard

    in Danser sur la corde (Journal 1942-1946

    Patrice Thierry-L'Éther Vague, 1994.


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