• Petite fumée

    Jean-Claude Leroy

     Petite fuméeJ'étais tout près d’elle et sentais son appréhension. Sans doute la caressai-je et sans doute lui parlai-je. J’oublie ou j’occulte les prémices. Ma mémoire a plutôt gardé intact le moment où j’entrai en elle. J’observais son visage qui exprimait surtout l’étonnement, peut-être l’intérêt. Jusqu’alors son ventre s’était dérobé à chaque esquisse d’une position qui eût permis l’accouplement, pourtant cette nuit-là il s’ouvrait. Ma raideur progressait dans un vagin surpris. Ses yeux grands ouverts voulaient dire quelque chose, sa bouche ne savait quoi. Sa crainte frissonnait. J’étais sur elle et dans son âme. Si elle avait encore peur, moi j’étais perdu de timidité. Je pensai que le plaisir ne pouvait être, cette nuit-là, de ceux qu’on attend. Dans ce présent volé nous ne pouvions nous oublier. Je me retirai d’elle, encore tendu, et cajolai ce corps tremblant que j’eusse voulu épouser longuement. Ma bouche alla vers sa petite bouche à elle, d’où s’exhalait cette odeur de fumée d’où je pris son surnom. Je la suçai puis revins lui parler à l’oreille et lui baiser un endroit du cou qu’elle avait très sensible. Petite Fumée paraissait dans un éveil surnaturel, sa conscience énervée ne lui proposait aucun répit, partagée entre curiosité et déception. Je crois que nous parlâmes doucement dans la nuit, puis je sombrai. À mon réveil je constatai que ma jeune amie demeurait dans le même état, elle n’avait cessé de penser. Bien sûr, espérant trouver ainsi le sommeil, elle s’était branlée, mais rien n’y avait fait.
    Quand l’heure fut dehors à se lever, j’essayai de la conserver quelques minutes entre mes bras, lui caressant les fesses et l’embrassant. Puis je la regardai s’habiller, dans sa disposition d’actrice qui, après la scène, revêt son costume civil. Elle descendit rapidement l’escalier, par la fenêtre mes yeux la retrouvèrent dans la rue et virent son lourd sac gigogne (ainsi l’appelait-elle) rapetisser avec sa fine silhouette qui avançait trop vite. J’imaginai battre sous son crâne un flot d’idées éparses, sous le mien une seule subsistait qui signifiait mon impatience à tenir à nouveau entre mes bras ce corps délicieux de sirène tremblante, et toute cette émotion fondue dans la mienne. Alors je replongeai dans un sommeil de rêve.
     
    Elle arrivait souvent quand j’étais au lit, en train de lire ou de songer à elle. Je fermais le livre et m’amusais de sa mine enfantine dont elle jouait avec un humour très inconvenant. Souvent, l’air innocent, elle papotait durant que je déboutonnais sa jupe ou son caraco. Elle aimait qu’on lui ôte ses vêtements tout en la pelotant et j’envoyais à l’autre bout de la pièce ses culotte et soutien-gorge, ou alors je les cachais sous l’oreiller pour les respirer à l’occasion. Quand elle se blottissait contre moi je lui mordillais bientôt la nuque, mes doigts effleurant ses seins, puis, glissant vers son ventre, je léchais l’intérieur de ses cuisses. Parfois, selon nos positions, elle prenait ma pine dans sa bouche et pompait tandis que je suçais son bouton trempé de salive et de foutre. Rarement elle se contentait de lécher le gland décalotté, ses lèvres m’encerclaient et coulissaient généreusement dans un va-et-vient régulier. Je considérais parfois avec un rien de scrupule son visage déformé par ma queue durcie de sang, alors je tentais de lui payer ses bienfaits, confiais plein d’ardeur savante à ma succion, insinuant un doigt dans le cul de la belle. Nous ne jouissions point, au sens où notre plaisir n’était jamais circonscrit, je ne déchargeais pas dans sa bouche ; bien avant, quand j’avais commencé d’éprouver la palpitation, j’avais empêché qu’elle insiste. Je préférais venir sur elle, placer ses cuisses contre mon torse et, là, m’enfouir jusqu’à la garde ; elle suppliait sans rien dire comme si elle avait mal et qu’elle voulait que ça dure. Alors je m’actionnais doucement et commençais de l’interroger sur sa journée. Petite Fumée récitait en latin un passage d’Ovide ou de Lucrèce, la scansion devenait incertaine peu à peu mais je la poussais à continuer, afin que le plaisir vînt la rendre tout à fait schizophrénique et nous déboulions sur un chapelet de gémissements en us. Pour peu qu’elle m’attrapât les couilles j’éjaculais alors volontiers, mais je ne lui permettais ses licences qu’une fois décidé, sinon j’eusse gâché trop tôt l’avantage d’une plus belle ambition.
     
    Un coup d’œil à un cadran supposait bien souvent l’irruption du terre à terre. Petite Fumée devait courir pour rejoindre la classe et suivre la leçon d’histoire contemporaine. Je l’accompagnais quelquefois et poursuivais ma sifflotante promenade jusqu’à la bibliothèque de la ville où la lecture de journaux m’occupait en attendant le soir. Je lisais encore des livres d’Albert Cossery ou de Djuna Barnes, de Louis Calaferte ou de Marcel Moreau. J’aimais aussi Jean Grenier et Léon Chestov. Je demeurais de longues heures à me remplir de ces proses et notais certains paragraphes que je soufflais plus tard à Petite Fumée. Elle écoutait avec sérieux, ses traits moqueurs renvoyaient ma cuistrerie facile à ce qu’elle était, de la frime. Je me savais sous la domination de son intelligence trop vive que, peut-être, je cherchais à réduire en possédant son corps et ses sens. Il n’y avait rien chez elle qui ne me fut enivrant. Les différentes portes d’accès qui, rencontre après rencontre, me la révélaient donnaient d’elle un jour toujours plus parfait. Si je la voyais rire je riais de bonheur, si elle était triste j’étais triste et inquiet, ses colères eussent provoqué mes révoltes – je crois qu’il y en eut peu. Elle s’amollissait à l’audition du Concerto pour deux violons et orchestre de Jean-Sébastien Bach et son impatience contenue – comme son désir d’être possédée – exaspérait son goût de vivre. J’étais gauche et fasciné par cet ange si contraire à ma lourdeur. Je caressais même de l’épouser à jamais, quelquefois lui glissant des paroles d’engagement, mais elle parlait d’un élu dont j’ignorais l’importance, avec qui elle se livrait à des jeux fondamentaux. Avec mauvaise grâce, je me voyais confiné à un rôle d’initiateur intermédiaire, rôle dont j’accentuais alors la valeur, imaginant des nouveautés que Petite Fumée entérinait en élève douée qu’elle était…
     
    Où qu’elle fut je la prenais, mimant des violences qu’elle aimait croire vraies. Ainsi, quand elle rêvait à la fenêtre, face au soleil qu'un immeuble allait masquer tout à l’heure, je me balançais en elle, collé à ses lombes et lui frôlant des mains le ventre et les seins, lui mangeant les oreilles et le cou, alors elle se penchait en avant et s'ouvrait le plus possible, le plaisir entier revenait à nos sexes. Plus tard, je rabattais sur ses fesses la longue robe noire que j’avais retroussée, la priais de pas renfiler sa culotte. En devisant nous allions naviguant entre les grands platanes qui longeaient le cimetière voisin et, si la fraîcheur ou la malice nous le conseillait, nous baisions debout, appuyés aux grilles derrière lesquelles dormaient les squelettes des morts, et nous étions réchauffés de nous sentir bien vivants, même si Petite Fumée jouait à frémir, par amour du sacrilège. J’étais planté en elle et lui répétais simplement que je l’aimais, son visage exprimait alors la compassion et, courtisane lassée de trop d’épreuves, elle soupirait. Parfois je renonçais trois jours à ces folies, demeurais silencieux le temps de refaire surface, de retrouver ma force. Dans un café comble de jeunesse et d’apparats je l’invitais bientôt à boire quelques boissons brûlantes et, tandis qu’elle minaudait, ironique, près d’une camarade de classe, je me retenais de lui glisser ma main entre les cuisses, de lui prendre la température. J’osais parfois effleurer la mousseline noire qui couvrait sa nudité accrue. Autour était le spectacle des soirées de fin de semaines : des garçons accoudés au bar aspiraient des alcools en expliquant le monde ; d’autres, assis aux tables, séduisaient des jeunes filles confuses ou dégoûtées ; des couples ivres se chamaillaient vertement, passant du tragique à la vulgarité sans même verser dans le mélodrame. Seule les amies de Petite Fumée trouvaient grâce à mon jugement car je m’apercevais du prestige qui était le sien, elle était la brillante élève et comédienne du lycée ; et surtout la plus fantaisiste des jolies filles de l’établissement. Mon lointain passé de cancre constatait d’un œil légitime. Ma vanité s’en trouvait gonflée.
     
    Par les rues noires nous montions jusqu’au gîte, moi l’étreignant, elle vacillant sous les assauts. Dans le lit, corps contre corps, nous dormions tels des enfants affranchis de toute obligation. Sauf le train de trois heures qui s’entendait parfois et ponctuait cet envers de la journée, la ville était silencieuse et chaude. La chambre se délectait du désordre des papiers, vêtements et odeurs. Les rangées de livres encadraient l’aire où se vivait l’amour, elles semblaient réfléchir à notre félicité. Les draps se mouvaient comme une eau paresseuse, selon la langueur des songes, le relâchement des nerfs. À l’aube, bien souvent je bandais. Sans m’éveiller j’entourais le corps de mon amante et nous nous épousions, tout engourdis encore par le sommeil, allant d’un plaisir à l’autre, le plaisir des rêves et le plaisir d’aimer qui se confondent heureusement. Il arrivait qu’elle me chevauche, j’aimais alors la porter sous les cuisses et agir de mes bras pour qu’elle n’ait plus qu’à se laisser jouir au-dessus de moi. Je soulevais ses fesses jusqu’à presque extraire en partie ma pine de son blason. Rien que le gland la chatouillait et puis je limais sur toute ma longueur, lentement, et elle, tout évasée et face à moi, me fixait de ses yeux affolés comme l’eut fait une parturiente. Et j’abusais de son plaisir, qui tenait de l’éréthisme de son corps plus que d’un processus orgasmique. Je la voulais à moi et j’eusse été prêt à lui faire goûter la volupté de la mort afin qu’à jamais elle s’abandonne et que je la possède autant que j’en étais possédé. Ensemble nous aimions souffrir de ne plus savoir si c’était encore le plaisir qui vibrait dans le poème des convulsions. Le jour blanchissait nos visages emballés par le même souffle, nos pubis noyés se collaient et je l’embrassais des bras et des lèvres en riant.
     
    Elle s’habillait. Je contemplais vite sa touffe sacrée que le slip allait me prendre, sa poitrine avant qu’elle fût prise par les bonnets, ses épaules et ses hanches occultées par le maillot, ses bas qui montaient à mi-cuisses, laissant sa peau libre dans la région des promesses fatalement recouverte par le volant de la jupe dont Petite Fumée remontait sur un côté la fermeture Éclair. L’eau coulait, elle lavait son visage, revenait, m’embrassant, et se jetait dans l’escalier. Comme elle, je conservais le foutre et, dans la journée, je glissais mes doigts dans mes poils afin d’en ramener l’odeur à mes narines. Je me lavais plus tard à regret ou sachant que bientôt j’allais puiser encore ce doux venin. Durant les heures de classe je me languissais. Seuls son retour et sa présence importaient.
     
    Nous allions voir certains films et dans la salle obscure j’aimais la branler. Elle recouvrait de la sienne ma main qui s’immisçait dans son slip, de l’index je la cajolais et, si je la trouvais chaude, j’arrivais dans sa fente lustrée. Toute vautrée au fond du fauteuil, elle lâchait des saccades alors que son attention paraissait vraiment prise par l’écran où une actrice éconduisait un soupirant trop mufle… Cependant, en pleine frénésie il est aussi des repos que l’on jure être inexplicables, ainsi pouvais-je demeurer quelque temps dans la pure contemplation de son activité de lycéenne. Révisait-elle, tassée dans un vieux siège de mousse, absorbée par des commentaires philosophiques, de la grammaire allemande ou la Chine de Mao, je lisais des poèmes graves ou lui beurrais une tartine qu’elle mangeait en apprenant. Son corps mimait volontiers l’expression de son mental, c’était plaisant à voir, et si saugrenu qu’on prenait facilement Petite Fumée pour une sorte de clown contorsionniste.
     
    Je voudrais fort inviter dans ses notes quelques longues pages d’un genre platonisant, sauf que le moment ne me semble pas le bon dans l’écriture comme dans la vie. Le rêve autant que l’œuvre se bâtit à une certaine distance des objets qui font délirer, est-ce pour autant qu’il faille rajouter de l’esprit là où il n’est jamais souverain ? Par exemple, n’était-ce point au monde animal qu’elle empruntait ces allures de volatile pour se hisser rien que sur la chaise paillée de ma chambre ? Et l’esprit venait surtout quand nous avions faim d’esprit, sinon il maquillait tout juste nos instincts, les faisant passer pour des jeux d’enfants majeurs, ou de la feinte perversité. Car il est vrai que l’humour des amants renverse à point nommé le grotesque des situations. Le sublime sert d’enchanteur à la catastrophe annoncée, ils sont frère et sœur.
     
    Ses cheveux étaient bruns et courts. Elle les coiffait d’une casquette qui lui faisait l’air d’un chérubin, ou encore les lissait en arrière sous un cerceau et découvrant son front pâle. Elle avait deux yeux noisette, une bouche plutôt mince qui riaient souvent et, au milieu, un nez classique, que je voyais mutin. Un long cou nerveux attachait sa tête aux épaules. Son corps était maigre quoique sa poitrine et ses fesses ne fussent pas sans volume. Ses mains ne contaient pas d’histoires. Ses jambes déconcertaient par leurs attitudes. Sa voix était claire, quelquefois un rien stridente, elle y mettait toute humeur.
     
    La culture a noyé cet instinct qu’essaient de retrouver les passionnés déçus par l’ennui en société. L’amour se donne entièrement à ceux qui marient la plus pure innocence avec la plus vaste perversité. Car il ne peut y avoir de bonté ou d’amour où il ne serait question que de servir à travers sa propre jouissance un dieu plus louable que soi-même, que l’être aimé. Amour vomit la tiédeur, il ne veut être que renaissance, et d’abord dissolution. C’est pourquoi l’amour est aussi un humilié. Il a recherché sa propre humiliation afin d’exposer sa plus que nudité au regard de celui dont il veut encore mériter l’infinie tendresse. Et ce qu’il a recherché il l’a trouvé. Et il n’a pas ignoré le même besoin chez les partenaires et il s’est montré injuste dans quelque trait qu’il a lancé. La nécessité de consoler est si impérieuse qu’elle est devenue la nécessité de blesser. Ainsi, par brusques arrachements consécutifs, l’identité superficielle disparaît, renonce, et ne demeure dans un corps humilié que l’âme éprouvée et naissante… Quand Petite Fumée choisissait la compagnie d’un autre un soir de théâtre et m’ignorait devant mes amis, c’était sûrement parce qu’elle connaissait la nature exhibitionniste de ma joie et voulait m’empêcher de triompher grâce à elle. Elle pouvait aussi apparaître comme une poupée éprise et non comme une femme indépendante et décideuse. Rejoignant un autre de ses prétendants, en plus d’accorder une faveur au sigisbée, elle signifiait sa complète liberté. À moi revenait ensuite de lui prouver qu’elle n’était pas libre, mais contrainte par son divin désir, lequel la poussait vers moi. En attendant j’étais incertain et malheureux, grippé de vertige, désespéré. Je lui écrivais un message conditionnel et empressé, puis relisant ma lourde écriture à l’orthographe incertaine, le déchirais. Cependant je ne revoyais plus ce concurrent évincé. De même si je l’enculais alors qu’elle appréhendait cet outrage, en plus que de l’inciter à souffrir pour moi, c’était pour la posséder entièrement et en jouir au comble de mon orgueil. Il fallait qu’elle se sente un objet dans mes mains, un objet qui réagit en hurlant son plaisir et son renoncement à soi. Et quand la nuit ou le lendemain elle pleurait de douleur tellement son ventre avait été exploré, je lui en voulais presque de se plaindre, c’est-à-dire que j’avais honte de voir à quel point était éphémère et cher payé le bonheur que je savais lui prendre. Nous étions défaits tous les deux. Sa chair meurtrie mise en abyme servait à son aveu et ma présomption était battue en brèche. Il s’agissait seulement de ramper et de mourir, comme vers toute vraie connaissance. Petite Fumée grandissait, je grandissais. Je n’avais plus peur de vivre, je désirais mourir bientôt, à condition que Petite Fumée soit avec moi et dorme pendant que je m’éloigne, serein. Je ne cherchais plus enfin à exister pour un regard des autres sur moi, mais seulement en vue d’une seule idée éminente, immortelle. Ma verge d’imbécile écrivait dans le ventre de Petite Fumée la pensée directe que ma conscience n’aurait autrement révélée. Et l’enthousiasme de ma sublime amante quand elle courait vers moi sur le pont du 11 novembre, oubliant les caprices de sa robe de ballerine, traduisait bien des secrets, fulminations de ses angoisses que je n’avais su capter que par le corps, comme une sensation qui arrive et se perd ensuite.

    Jean-Claude Leroy
    in Catalogue Cénomane, 2008.

    Tags Tags :