Claude Esnault
Peut-être que… sur mon lit d’agonie, de mes
paupières honteuses et diaphanes, image floutée
par un zeste de cataracte, je distinguerai, avec peine,
deux yeux énormes translucides, qui se
pencheront, avec déférence, comme sur le berceau
originel, en gros plan et contre plongée, sur ma
royale horizontalité. Qu’une voix blanche et sans
effet, une voix « d’acteur » me chuchotera, « -avale !
ce plus jamais, - ça ! ». Cette salace médication pour
méditation, remplie les ailes renversées d’un rictus
buccal. Et de ma glotte rouillée, je savourerai, le
dernier geste de ma vie, en un ultime raclement de
jouissance, le passage du ça, du Styx, de cette bête
refoulée et zootesque, de ces glaires de non-achevé,
de ce Là-rachement, de ce silence glissé, ce Là,
l’histoire sans haleine. Comme un mot sucré, le
sacre du fin mot.
Peut-être que… ce Là se passera tout autrement,
que l’Autre moi, éphémère verticalité « crocs
limés : Là laine tondue », Berger de rien, à la
miséreuse besace vide, dans la certitude de sa
besogne, assis en bercueil, sur la crête de son destin,
regardera, circonspect, au loin , l’à-venir. Mais ,
soudain, un loup solitaire et affamé, ouvrira sa
grande gueule de Kalachnikov, et puis, vraiment,
plus rien. Plus loin Rien. Non, les moutons continueront à bêler et brouter , dans un
suintement de mastication, le « Plus jamais ça ».
Ils revêtiront leurs toisons noires, un court instant
d’émotion, le crayonné d’une informe masse,
jusqu’au prochain faire-part, « Plus jamais ça ».
Le cycle chic de l’impuissance chronique, face à face
avec l’Histoire; indémodable récurrence de la
Modernité.
Que faire, s’indigner , proférer, exploser ? Oui, sans
doute, pour se rassurer et se solidifier. Et la
compassion ? Bien sûr : l’indifférence a un costume
de cendre. Et pourtant le Berger, en fin pédagogue,
en humaniste convaincu, avec son préventif sifflet,
avait bien éduqué, semble-il, son troupeau, en
précepteur avisé, flanqué de son fidèle chien,
jappeur émérite, des risques et pièges de la vie, des
ses dangers, de ses chemins caillouteux. Il avait
même parlé du Désir et de la Mort, cette rôdeuse
invisible, et chaque mouton, par une baguette
accrochée au crâne, avaient, devant eux, la carte
postale d’une Vanité.
Relation de voyage, dite à la carotte, en rappel de
transhumance.
En vain, la doxa est Là, le « Plus jamais ça » ici . si
proche. Et le refoulé triomphe. Sans retour ni
détour. L’unanimisme émotionnel, comme image
écran se dissout dans le Là et L’ici : totalisant tempo
de l’amnésie. Il faudra bien qu’un jour, les Dieux soient entendus, à la barre des mécréants .
Peut-être que…
Que Socrate n’ait plus à boire la ciguë ?
Mais de quel assourdissant mutisme s’autorise,
l’Histoire naufragée?
Le « Plus jamais ça » a toujours un temps d’avance.
sur toute restauration. Anonnante formule, à l’affût
de son écho.
Renaissance en ruine. Oblique beauté. d’un mur
ébranlé.
Incipit du Livre à venir.
Peut-être que…
Claude Esnault