• Pour saluer Maurice Blanchard, par André Pieyre de Mandiagues

     Maurice Blanchard

     

    « C’est la vie, derrière les roseaux inutiles, cette vieille femme penchée sur les oignons », m’écrivait Maurice Blanchard au bas d’une lettre, feuille de papier à calcul comme j'en reçus de lui bien des fois, dans les années passées. Blanchard est mort, maintenant, à l'heure qu'il avait choisie, et je pense à lui en regardant les arbres balancer leur parure noire et verte devant ma fenêtre, pavoiser le jardin humide aux couleurs funèbres de la première saison. « J'ai tant aimé les arbres, les arbres au bord de l’eau », m’écrivait-il encore; et puis : « J’ai tant souffert. » Si rapidement qu’aille le monde, notre pensée s’empare des images de certains hommes qui nous ont quittés (il serait vain de dire qu’elle s’y arrête), et les emporte comme un bien que nous garderons précieusement jusqu’à la fin de notre petit tour de piste. Ainsi je sais que je conserverai toujours le souvenir de Blanchard, pareillement à celui de Filippo de Pisis ou de Charles-Albert Cingria qui furent parmi les plus admirables et les plus émouvants de tous ceux que j'ai connus. Le désespoir et la rébellion, sous les pavillons desquels se présentent faussement tant d’écrivains ou de peintres nouveaux, étaient si fortement et si spontanément la marque de Blanchard que l'on pourrait croire à un sang obscur qui eût charrié ces vertus ou ces poisons dans son corps spirituel dès le début de son existence. La haine (« En ai-je haï, des choses ! ») paraît souvent dans son langage, mais ce n’est que l’écho bafoué de l’amour qu’il déclarait au monde et qui fut refusé. La cruauté de même, que l’on ne peut faire à moins de remarquer dans la plupart de ses écrits et qui produit superbement les images les plus éclatantes et les plus inspirées que nous ayons reçues de lui, est inséparable de la grande bonté qui sans doute était son caractère naturel et qui fut déçue sans cesse. Nul besoin d'expliquer ou de justifier autrement la tyrannie du noir à laquelle son œuvre est soumise presque aussi complètement que nous savons que fut sa vie, et qu’il a célébrée d'ailleurs (« La couleur noire et toutes ses chances »). Que dans le noir il ait été à l’aise (comme certains peuvent l’être), je ne le dirais pas, car ses phrases sont toujours (les témoins de déchirement, et quand même elles participent au règne de la cruauté et s'il s'agit de déchirer quelque objet extérieur elles n’en témoignent pas moins d’un atroce déchirement intérieur. Mais il faut dire qu’il fut gai quelquefois, d’une énorme et salubre gaieté noire qui est justement celle que l’homme trouve au fond de lui-même, quand il est atterré par le malheur, et qu’il jette à la face de ses frères impitoyables ou des êtres supérieurs en manière de défi. Sous ce rapport, je ne connais rien qui soit comparable à un recueil publié en 1939 (une bonne année pour le sinistre !) et qui s’intitule : C’est la fête et vous n’en savez rien. Recueil qui eut peut-être dix lecteurs à l’époque, sans que l’actualité fût cause de cette pénurie, car le temps a passé, depuis, et je ne sache pas que les lecteurs soient devenus beaucoup plus nombreux. Assurément, c’est une étrange chose que la malédiction qui a toujours pesé sur l'œuvre autant que sur la vie de Maurice Blanchard. Il nous paraît incroyable, aujourd’hui que nous voyons la curiosité avide avec laquelle sont accueillis l’art et la poésie modernes, qu’un très bon poète français, et qui a vécu soixante-dix ans, et qui pendant ce temps a publié une douzaine de petits livres dont plusieurs atteignent à la toute première qualité, ne soit jamais parvenu à trouver un public. Va-t-on le découvrir enfin, comme on a découvert Corbière après sa mort, ou, beaucoup plus tardivement, Étienne Durand et Chassignet ? Sans être trop optimiste, on peut penser que oui. Avec Arp et Péret (sur lequel nous aurons bientôt une thèse de doctorat), Maurice Blanchard, sa mort ayant désarmé la malchance, deviendra peut-être sujet d’études pour les érudits, objet de dilection (ce qui est beaucoup mieux) pour les hommes et les femmes qui réservent à la poésie la meilleure part de leur amour. Car l’attention contemporaine, dans une bonne partie du monde au moins, se porte avec persistance sur les tentatives qui furent d’avant-garde et qui ne reçurent que du mépris à leur époque. Quoiqu’il fût solitaire d’une façon presque maladive et sans qu’il ait jamais fréquenté beaucoup les assemblées du groupe, Maurice Blanchard, par la confiance qu’il a toujours accordée aux dons de l’inconscient et aux apports de l'automatisme, par la docilité avec laquelle il acceptait la prolifération des images, est évidemment un poète surréaliste. Voudrait-on une raison qui expliquât cette sorte de malédiction qui a pesé sur son œuvre, on la pourrait trouver là, puisque la véritable poésie surréaliste, comme il est prouvé par l’exemple de Jean Arp et de Péret auxquels j'ai fait allusion plus haut, n'a pas encore la faveur du public, ce qui d’ailleurs n’est pas matière à surprise ou à indignation. Notre homme a longtemps regardé vers Éluard et vers Char (première manière), et dans la petite biographie qui termine Les Pelouses fendues d’Aphrodite, il déclare avoir toujours envié l’élégance de leur écriture. Par l’invention, cependant, il se rapproche de Lautréamont et des plus voyants parmi les grands poètes anglais (Milton, Blake). Comme eux, il retire une inspiration fantastique des trois règnes naturels, et l’homme en son œuvre acquiert des dimensions inouïes d’être perpétuellement confronté avec l'animal, le végétal et le minéral. Il me faut souligner encore un fréquent et singulier usage de l'histoire, de la géographie et de la mythologie, les paysages fabuleux, les dieux et les héros lui servant de repoussoirs ou de points de repère, faisant parfois le décor et les cibles d’un vrai jeu de massacre où sans rémission il abat des fantoches, et dans l’espace ainsi défini parait avec un tragique éclat l’innocence de l’homme ordinaire, qui est lui-même, le persécuté. N’insistons pas sur le fait que Blanchard use avec préférence du poème en prose. C'est logique d’ingénieur, me semble-t-il, dans une époque où la poésie renie généralement les disciplines anciennes et où l’écriture en versets irréguliers ne prétend qu'à la mise en page d’une prose plus ou moins rythmée. Il est plus important, sans doute, d’apercevoir un curieux mouvement de fleur qui distingue autant la pensée que le langage de Maurice Blanchard, et qui n’est pas sans devoir quelque chose à l'exemple des Illuminations. Avec surprise, quand il aura mis au point son observation, le lecteur attentif suivra les crispations de ces textes menus, leurs façons de s'ouvrir et de se clore, leurs fragiles épanouissements, et la chute des mots ultimes lui rappellera le détachement des pétales fanés, par quoi l'émotion naît et demeure. Telles allures, dans la parole, sont révélatrices de la grande timidité que montrait aussi le comportement vital du poète. Que justice enfin soit rendue à Blanchard pour ce que l'on pourrait nommer son « orientation », car, si dans son amertume il se place habituellement tout en bas du monde, ce n’est jamais que pour regarder vers le haut. Comme la fleur vers le soleil. La leçon qu’il a reçue, celle qu’il propose à la suite de son maître le plus évident, c'est de savoir saluer la beauté. Éluard avait remarqué déjà et cité ces vers de Solidité de la Chair où des noms de colonies pénitentiaires et de prisons se transforment en bruit de cloches dans un ciel pur… Sans difficulté, l’on trouverait chez lui plus de cent phrases qui témoigneraient pareillement de si altière tournure d’esprit, de si cristalline structure. La cruauté même, que l’on reconnaît souvent, je l’ai dit, dans ses livres, y fait fonction de creuset et sert à des exaltations. À cause de tout cela, je voudrais que Blanchard trouve de l’amour après sa mort, je voudrais qu’il soit aimé demain dans son œuvre comme il méritait de l’être pendant sa vie.

     

    André Pieyre de Mandiargues

    in Deuxième Belvédère, Grasset, 1962.

     

     


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