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Qui nous sauvera du panrationalisme ?
Qui nous sauvera du panrationalisme, cette forme insidieuse de gouvernement des consciences ? Ce système, qui n’est apolitique qu’en apparence, détient tous les avantages de l’endoctrinement en souplesse sans avoir l’inconvénient d’être perceptible comme tel. C’est une espèce d’autocratie acceptée, parfois dormitive, une pédagogie de la résignation à vivre petit, au plus bas de l’échelle des valeurs, obtenue par reconduction tacite des affaiblissements de la pensée. Ses bonnes manières et ses louables intentions nous apparaissent, dans la solidarité de toutes leurs courroies, comme le contraire d’un péril pour la liberté et l’épanouissement de l’être. Et pourtant c’est une autocratie, la plus sophistiquée des entreprises de gel des idées, de torpillage des urgentes tentatives de donner du feu à l’esprit et des ailes à ses progressions. Le panrationalisme contient en lui, non les ferments des dictatures classiques fondées sur le monolithisme idéologique, mais ceux d’une multitude de pouvoirs forts, chacun dans son domaine s’exerçant sous le couvert de la démocratie : pouvoir de l’argent, pouvoir technologique, pouvoir moralisateur, pouvoir pollueur-corrupteur. Le panrationalisme est l’astuce totalitaire par excellence, invisible à l’œil nu, parfois inconsciente ou feignant de l’être, soluble à son gré soit dans l’abstraction, son refuge, soit dans le libéralisme, son drapeau. Il nous empêche de vivre intensément notre aptitude à le démasquer. Pris dans ses rets, notre amour de la liberté ne peut être une grandeur, en durée et en effervescence. Il décourage la noblesse des idéaux, la générosité des élans et jusqu’au simple bon goût de le remettre en question. Il conduit, non tant comme volonté que comme conséquence, à un lent croupissement des âmes, dont celle de la jeunesse, qui semble, à son contact, perdre le secret de sa folie. C’est ce qu’on appelle la crise de l’esprit. Et pourtant, une chance nous reste peut-être de la démystifier, à défaut de la vaincre. Mais il faudrait, pour y arriver, une formidable conjuration d’esprits indomptables, et dématérialisés, de pensées éclairées par d’autres lumières que celles, obsolètes, de Dieu, ou que celles, artificielles, des déicides. Il y faudrait une philosophie se niant comme telle, enfin enthousiasmante, donc revitalisée, qui irriguerait tout ce qu’elle touche, éveilleuse d’aventure, douée pour la prospection des fonds autant que pour l’escalade des cimes. Une sorte d’insurrection mentale, ennemie des coquins mafiosés autres leurropathes, et apprenant à l’homme à vivre plus largement, plus démesurément, devant le Néant. Quelque part les grandioses retrouvailles des sens et du sens, ailleurs celles du pessimisme et du défi, du tragique quoi qu’on fasse et du sacré quoi qu’on dise...
Marcel Moreau
in Tiens n°6, 1998.
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