• Saint-Étienne & Lionel Bourg au passé (re)composé

     Jean-Claude Leroy

     

    C'est là que j'ai vécu« On n’écrit pas sans crainte. Sans volupté pourtant. De sorte que l’amoureuse initiation des débuts ne déflore ni la virginité des mots ni la candeur hypnotique d’une facture que l’on étreint toujours pour la première fois. »

    Aussi bien qu’en soi-même, les lieux errent d’abord quelque part. Décors tangibles de nos imaginations, ils sont tenus d’être là où nos pas foulent la terre, fût-elle asphaltée, pavetée, oubliée. C’est de la ville où il a vécu, où il vit, c’est de ce décor incorporé que Lionel Bourg nous rend compte avec ce beau livre tissé dans des effilochures de souvenirs, et renvoyant toujours à d’autres lieux habités, à des livres, à des liens, à des frères, à des ailleurs. D’en avoir tant lu, il a écrit plus de soixante ouvrages, et le partage continue, insatiable, invitation à s’ouvrir, à découvrir, à – qui sait ? – aimer. Ou à simplement se tenir compagnie quelque part.

    « Convaincu d’en avoir fini avec les récits, les coulées de prose et les répliques de mes séismes autobiographiques, je présageais n’être dorénavant plus astreint qu’à combler des trous – noircir un carnet, compiler des riens, radouber les paragraphes d’un article, d’une chronique –, me persuadant que cette conjecture quelque peu funèbre, eussé-je au plus large calculé le temps qui m’est imparti, devrait en dépit du spleen inhérent à l’épuisement de mes forces me conduire d’un pas magnanime au bord du vide. »

    Lionel Bourg, c’est donc l’homme qui retrouve. Au gré d’une balade réelle ou imaginaire, dressant un espace qu’il n’invente pas, il redonne vie à des moments dont l’impression a marqué sa mémoire. Rien de figé, ni même de nostalgique, je crois bien, pas plus que la moyenne en tout cas chez un homme qui conjugue le verbe vivre au passé composé. À Sainte-Étienne, il déroule comme une sorte d’album de famille (me revient au passage la chanson L’album de famille de l’excellent Jehan Jonas, mais ce n’est pas ici à moi de me souvenir…).

    Place de la République ou place Founeyron, ou Boivin, ou place du Peuple, avenue du président Émile Loubet, rue de Théâtre, rue Saint-Marc, à la gare de Châteaucreux, ou ailleurs. Des enseignes : le « Studio Paul », le « Rizzi », « Le Grand Café de Lyon » (qui n’est plus), « L’Hôtel de France », etc.

    Le moindre recoin familier de Saint-Étienne lui soutire logiquement quelque épisode d’un parcours sans gloire feinte ni complaisant mystère, mais plus encore il est l’occasion d’un déroulé de noms propres, certaines pages de ces livres en sont saturés, noms d’écrivains pour la plupart, car Lionel Bourg c’est avant tout une vie à l’intérieur des livres, une rêverie inextinguible qui seule rend possible l’existence en ce bas-monde attaqué de tout bord par la bêtise et le boniment. Tout renvoie chez lui à des lectures, à des pans d’imaginaire, à des personnages fictifs, à des séquences biographiques ou historiques. Par exemple, ce goût pour les auteurs fin XIXe – une époque où l’on ne mâchait pas ses mots –, ils étaient le plus souvent, sans qu’on trouve à y redire, anarchistes.

    « Octave Mirbeau, Laurent Tailhade ou Rémy de Gourmont, Georges Darien, Rodenbach, ne constituent pas une garde rapprochée sans panache, dont je me délecte. »

    Mais aussi les noms des peintres, les œuvres revues au musée d’art moderne de la ville. Il en sélectionne deux, d’Ernst et de Tanguy « qui laissent à des encablures derrière eux bien des surréalistes ».

    « La dernière forêt dont les pampres corrompent de leur bleu verdissant la lune qu’ils garrottent, cette forêt lépreuse, de digitales, d’iris, qui perforent un ciel où stagnent les nappes du gaz moutarde épandu par tonne de 1914 à 1918, absorbe sur sa cloison la totalité du visible, l’œil qu’elle cache, braise, ou luciole… »

    De Tanguy, il s’agit de Mains et gants : « Plage. Littoral. Crique vitrifiée sous des irradiations d’aurore boréale, espace dont l’illimitation, la profondeur ou la vertigineuse platitude enchâsserait à nos émois l’incisive cruauté de l’angoisse, et sa passivité, sa monotonie, des organismes hybrides, rotules, articulations veuves de tout usage, carlingues et placentas d’acier dont les ombres s’étendent sur une grève rougie mais exsangue, s’agglutinent d’un bord à l’autre de l’horizon, indices, preuves quelquefois, de civilisations antérieures au déluge. »

    Entre des jalons qu’on retrouve et d’autres qui apparaissent, car tout n’est pas si familier à son lecteur habituel, mais il a ses repères. Pour moi ça serait bien sûr Léo Ferré, qui ne manque pas à l’appel, mais aussi Jean Dasté que Lionel Bourg n’oublie pas de rappeler, heureux de l’avoir connu « in extremis ». Dasté avec qui mon ami Jean Pommier démarra sa carrière de comédien, et qu’il évoquait toujours avec respect et chaleur. Dasté qui donna en son théâtre notamment des pièces de Gatti, ou de Liliane Atlan. Gatti que je rencontrai un jour dans le 14e arrondissement de Paris, au café le Jean Grave, avec sa compagne Hélène Châtelain. Lilian Atlan, croisée un autre jour dans un café vers Saint Michel. Mais me voilà moi aussi livrant par contagion des bribes de passé. L’écriture de Lionel Bourg invite à la conversation, alors je bavarde avec lui, avec vous.

    Baudelaire et Breton, j’ai oublié de les citer, ils sont là comme des dictionnaires incorporés, des témoins de ce qui est. Avec tant d’autres ! Et place belle aussi à la poésie ou à un art « populaire » – j’y mets des guillemets, non par prudence, mais pour sourire un brin de ces catégories inévitablement savantes, et risibles.

    Le bonheur du lecteur de Lionel Bourg tient bien sûr à une qualité de prose très à lui, à la fois élaborée et naturelle, et vibrante de sentiments frais, d’esprit solidaire et de rage circonscrite. Le goût de la langue ne se dépare pas ici d’un propos bien tangible, d’une expérience en vrai, et d’une main tendue qu’il serait plus que bêta de ne pas prendre au mot.

    « Je plaiderai coupable : il eût fallu vivre davantage.

    Ne pas s’accommoder d’exister avec l’indolence du sédentaire indifférent à la destination
    des navires croisant au large de sa contrée natale. Ne pas se soumettre mais, heureux, malheureux, les héros s’en fichent, refuser de coltiner son sac de parpaings au sommet de la montagne, s’interdire de descendre, grimper, redescendre, gravir une nouvelle fois la pente, le nez dans les déchets d’assez médiocres mythologies. »

     

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    Sur le site des éditions Quidam


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