• Sans échelle

     Jean-Claude Leroy

    Mon père disait toujours : « Quand tu te perds, mets ta main sur ta tête et dis : "Je ne suis pas perdu puisque je suis là." » Et je me croyais malin quand, armé de cette formule magique, je m’enfonçais dans l’épaisse forêt de Chandron, contrée vaste et mystérieuse dont la lisière couronnait le haut du village. J’errais en une jungle sans demeure, les yeux baissés sur ce que j’allais fouler, dédaigneux surtout de la topographie. J’étais sans serpe. Pas de bâton non plus pour battre ou repousser les ronces. Il s’agissait bien de nager, aveugle, sur l’air de « mon océan c’est toi ». Mais rien ne sortait, pas un son, de ma bouche. Sourdait alors en mon ventre le suc aux vertus magiciennes. La peur fantastique succédait à la timidité, m’enivrait. Les arbres étaient si hauts, si agrippés entre eux ! Je franchissais jusqu’à la fatigue, jusqu’à la limite les mailles gênantes de la végétation, j’oubliais où j’étais né, j’étais de nulle part. Les heures insolentes comblaient ma fièvre, ma tête tournait, des héros bienvenus se réincarnaient en moi. Il pouvait se passer des choses interdites qui resteraient verrouillées dans la mémoire. Peut-être s’agrandissait l’espace, peut-être des rencontres auguraient de passions futures, ou ne soulignaient que d’anciens voisinages en esprit. Et ceux que j’étais un temps vivaient hors de leurs panoplies, ils parlaient, mouvements et cœur et raison sous la geste harangueuse que le visible m’attribuait. Ils me prêtaient leurs sens, moi je recevais des mondes, muet d’accéder... J’entendais des langages d’oiseaux, j’avais tant à dire, me taisais. Il y avait les vertiges et le sursaut. Puis je me sentais joué par les dimensions, celle du paraître, celle du possible. La vitesse des rêves confondait l’enfance. Peu à peu j’obtenais comme la maîtrise de mes égarements. Rien que beau, épuisé, survivant... Il fallait alors un froid de vraie conscience et que mon regard ose affronter l’horizon vrai, et bientôt se dessinait l’orée... Je marchais tout droit et débouchais sur une route. Un paysan recueillait ma corpulence avant le soir et la ramenait à la maison à bord du vieux camion rose ou sur le porte-bagages d’un vélomoteur poussif. J’encaissais un minimum de soufflets et l’affaire était réglée... Le lendemain, je jouais au grand homme.

    Il faut dire maintenant que cette forêt de Chandron, en fait, ne recouvrait que cinq hectares et demi, bosquet restant d’un pays sylvestre décimé. Aujourd’hui, à part le clin d’œil, le monde me semble à peine plus grand.


    J-C L (in Tiens n°2, 1996)


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