• Savant et savoureux, un dialogue à la Berkeley, « sursensé », signé A. Bernold

     Jean-Claude Leroy          André Bernold

     

    « Dedans, dehors… Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est, par exemple,
    ce qui occupait mon esprit tout à l’heure, et je suis sorti. »
    André Bernold

    Estimant que beaucoup d’écrivains semblaient aujourd’hui n’écrire que pour avoir leur nom sur une couverture, le regretté Louis Calaferte préconisait de revenir à un art anonyme. Je ne connais pas l’opinion sur cette question de l’auteur de ce Dialogue entre Hylas et Philonous sur les frères van Velde, mais je ne suis pas loin de penser qu’il l’approuverait facilement. En tout cas, son œuvre en est en quelque sorte une des possibles démonstrations, en ce sens au moins qu’à l’heure où les écritures sont si souvent interchangeables, personne d’autre qu’André Bernold n’écrirait les livres signés André Bernold, leur caractère suffit à les personnifier. Personne d’autre que lui ne pouvait proposer une telle polyphonie intégrée, parfaitement spontanée, qui lui ressemble tant, au point que ce texte porte un visage et se passerait volontiers d’un nom. Toutefois, admettons qu’il en ait un, et entrons dans les pages.

    Fruit d’une commande du conservateur du Musée d’Unterlinden de Colmar à l’occasion d’une exposition de dessins de Geer van Velde, en 2002, ce dialogue iconoclaste, fausse resucée d’un texte de Berkeley, auquel le dieu Borges se réfère si souvent, y va presque d’emblée d’une affreuse question, tellement béante, dans la bouche de Philonous : De quelle guise les dessins s’échappent d’eux-mêmes et les toiles dedans échappent à tout ? Ou autre chose encore ?

    Et nous n’ignorons bien sûr pas que les questions qui trouvent des réponses n’en sont pas vraiment, que seule une autre question, puis encore une autre et une autre, peuvent réagir à bon escient, répondre d’une attaque verbale.

    C’est ici, inévitablement, un écho au premier texte en français de Samuel Beckett (paru ensuite sous le titre : Le monde et le pantalon [1]), où l’auteur disait des deux frères : « Ils me font penser à ce peintre de Cervantès qui, à la demande “Que peignez-vous ?”, répondait : “Ce qui sortira de mon pinceau.” » Ami d’Abraham comme ami de Geer, Beckett le fut, ami de Beckett, Bernold le fut et en témoigna dans un livre personnel et élégant que lui avait commandé le libraire et éditeur Pierre Berès : L’amitié de Beckett.

    Dans ces lignes toujours vives, comme jetées sur la feuille, on sait jamais trop si le sérieux dépasse l’ironie, à quel degré l’on est vraiment, cela peut déraper à tout moment pour arriver à la formule qui importe. Au demeurant, rien qui n’importe dans les trente pages de ce précieux livret. Si le lecteur s’y reprend à deux fois avant de ne pas sauter, il fait bien. Et croise alors le goût maniaque de Bernold pour les citations, parfois latines ou grecques, avec le plus souvent une référence rigoureusement contrôlée, ou alors c’est une secrète incise dans le corps du texte, hommage suprême. Perdu dans les noms, pour mieux égarer les distraits, art anonyme, vous dis-je.

    L’érudition virevolte, elle peut agacer, elle est avant tout jubilatoire. Et, mine de rien, entraîne avec elle son poids de connaissance utile (pardon du pléonasme), au lieu d’un lot de savoirs (inutiles). Car, sous-tendant ce jeu de méninges, une indicible transmission d’indicible se joue. Transmission d’immatérielle lumière. Avec Deleuze en coach pour tirer l’oublié Bergson jusqu’à nos jours, et, non loin, le regard de Beckett, impérial. Un long extrait de Matière et mémoire, dont ce passage essentiel :

    « En un sens, on pourrait dire que la perception d'un point matériel inconscient quelconque, dans son instantanéité, est infiniment plus vaste et plus complète que la nôtre, puisque ce point recueille et transmet les actions de tous les points du monde matériel, tandis que notre conscience n'en atteint que certaines parties par certains côtés. La conscience - dans le cas de la perception extérieure - consiste précisément dans ce choix. » 

    La peinture de l’un des frères est étendue, celle de l’autre est succession, commence par dire l’auteur dans la bouche de l’un ou de l‘autre, Hylas ou Philonous. En fin de compte, les frères sont à égalité. Ensuite ou en même temps il y a ce mot : « involution », qui insiste, cherche à faire problème (en a les moyens). Qu’est-ce que c’est, l’involution ? Une réponse est donnée : « Fonction qui est à elle-même sa réciproque. » Nous voilà bien, comme dirait Deleuze.

    « Hylas : “Mettons la chose plus grossièrement. Achevons d’être ridicules.”
    Philonous : “Bram van Velde peint l’étendue.”
    Hylas : “Geer van Velde peint la succession.”
    Philonous : “Bram van Velde se détourne de l’étendue naturelle… il l’idéalise, en fait un sens interne. ”
    Hylas : “Geer van Velde, au contraire, est entièrement tourné vers le dehors, vers le tohu-bohu des choses dans la lumière, vers le temps. […]
    ” »

    Beckett encore, pour savonner la planche et que ce soit bien clair : « Voilà ce à quoi il faut s’attendre quand on se laisse couillonner à écrire sur la peinture. À moins d’être critique d’art. » [2]

    C’est en fait à un art du montage que se livre André Bernold dans ce riche opuscule, livrant des fragments des uns ou des autres, c’est-à-dire principalement de Gilles Deleuze, Samuel Beckett et Henri Bergson. Également ce poème non sourcé (hommage suprême, insistons), sorti de sa botte, qui apparaît à l’avant-dernière page, comme un point d’orgue :

    « Achevez avec ma folle pensée
    Avant que ne la dissolve parmi le vent
    Le rayon dédaigneux de la beauté suprême
    Et que les reliques de sa témérité
    La déception ne les cache en un peu d’écume »

    Dans ce Dialogue entre Hylas et Philonous sur les frères van Velde le quatrième, après les trois écrits par Berkeley en 1713 (il était donc temps !) il est aussi question de la sauvagerie qui surgit à l’endroit du plus calme des philosophes, et d’un parallèle entre Geer van Velde et Alberto Giaccometti, et…

    Bernold ne le sait que trop bien : « … seuls les artistes travaillent, tous les autres font semblant. »

    La lecture est certes difficile pour qui veut comprendre au lieu de saisir au vol, c’est bien fait pour lui, d’ailleurs l’auteur, sardonique, nous a prévenus trop tard : «  Je vous ai averti que je me fais l’avocat du diable, et le diable, en ce moment, c’est bien de vouloir comprendre quelque chose à quoi que ce soit. »

     

    [1] Samuel Beckett, Le monde et le pantalon, éditions de minuit, 1989.
    [2] In Peintres de l’empêchement, juin 1948, cité in André Bernold, Dialogue entre Hylas et Philonous sur les frères van Velde.

    Site des éditions Fage : ici
    aux mêmes éditions fut publié en 2017 : J'écris à quelqu'un.


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