-
Tombeau pour les enténébrés (extrait)
© jean-david moreauAu sortir du gouffre, l’avaricieuse lumière,
Hépatique et fuyante…
Je ne sais quelle affliction d’un ciel
Qui ne sait plus s’ouvrir,
Ni rire, ni bleuir…
« J’échangerais tout ton gris contre une parcelle d’azur »,
Disais-je, les jours où le Malheur
Me regardait creuser dans des livres sans joie
Des vides à son image qu’il remplirait de pluie…
En ce temps-là, je cherchais dans les hautes cardeuses
Des nuages légers,
Des laines qui seraient pâles
À défaut d’être pures.
Entre les écheveaux,
Je voyais une Parque, Atropos de son nom,
Se saisir de mon fil
Et en jouer, d’une ondoyante main,
Perverse et sectionnante…
J’avais de la culture, moi.
Une grande culture descendante.
Des étouffements, des goulets,
Des entrailles — toutes sortes d’entrailles —
Des complications souterraines, je savais tout…
Le Borinage fut ma première université
Des ténèbres…
Les matières enseignées
Étaient des sifflements de bronches,
Des bonheurs écourtés,
Des ahans de forçats
Que négrifiaient des mœurs anthracite…
J’écoutais le grisou
M’empêcher de chanter…
Même muet, il était si rauque, si bruyant de péril…
Bien des ensevelissements
Semblaient interminables…
Des hommes passaient de la nuit à la Nuit
Sans l’insigne transition
Des adieux aux aurores…
Peut-être certains enviaient-ils
Les taureaux tombant parmi les ors,
Les fastes, les magiques Andalouses
Ivres de coloris,
Et du sang de la bête,
Expressionniste et grave…
Ainsi je me souviens
De tant de corps qui jamais ne bronzèrent,
Mais qui savaient danser
Dans des bals qu’on eût dit portuaires,
D’Amsterdam ou d’ailleurs, l’accordéon aidant.
Ce n’était pas la mer, éternelle et changeante,
Qui grondait près de là…
C’était sous nos pieds,
Sous la trépidation musette,
Un abysse pétrifié,
Ce faux sommeil d’un monstre
Lové sur son enfer,
Entortillé de veines,
L’empire parfait du silence qui tue.
Et ceux qui valsaient au-dessus des dangers
N’étaient point des aigris, ma foi…
Ils savaient faire humour
Et franche salacité
D’un fort moment de bière et de flonflons mêlés
Et de femmes un peu lourdes,
En robes plutôt blanches
Qui ne penseraient aux noires que le lundi à l’aube.
Oui, nous aimions déjà les feux légendaires,
Rêvions à ces châteaux fameux,
Embarrassés de douves,
Entêtés d’épées, de vin et de complots
Et où des seigneurs rentrés de la guerre
Brisaient de gentes dames
Sous des assauts nouveaux…
Mais les mines,
C’étaient nos antichâteaux,
De plus d’oubliettes que d’échauguettes…
— Carreau contre chemin de ronde —
— Berline contre carrosse —
Les lectures nous faisaient enfourcher
De fiers destriers…
Nos sentiments, eux,
Allaient aux chevaux d’en dessous,
Funèbres, jamais ne hennissant…
Et quelle terrible objection au donjon
Que ces tours de fer,
Indifférentes et sombres,
Où une roue lunaire
Semblait instruire le jour de la fin de tout jour…
Nos antichâteaux étaient pris d’assaut,
Au fond, tout au fond,
Par d’étranges légions
Au parler éraillé…
Et des têtes à risques
Sous des casques coriaces
Affrontaient pour la question du vivre
La question du survivre,
Ce bastion tellurique, colossal, minéral…
Qu’il fallait faire trembler…
Oui, comme elles étaient dures,
Comme elles étaient hostiles,
Les fortifications enfouies,
De basse courtine,
Démolies sans victoire,
Sans la très forte ivresse
De bondir dans l’espace si chèrement conquis…
Il y avait plus de fantômes dans nos antichâteaux
Que dans les manoirs d’Écosse…
Les guerriers du renfermement
Ont mémoire d’hécatombe…
Ils pourraient dire :
L’ennemi n’a tiré qu’une fois,
Mais c’était la fatale…
Sous éboulis, combien de massacrés
Avaient dans le regard le pire éblouissement…
Les yeux des mineurs s’exorbitèrent pour rien,
Pour la suprême salve qui ne laisse nul souvenir…
Dehors, des sirènes avaient hurlé
Le blême épouvantement.
Des femmes qui étaient veuves
Et celles qui redoutaient de l’être
S’agrippaient encore dignes
À des espoirs sans Dieu, et même avec, dit-on…
Où donc, en quelle catégorie de la servitude,
L’alimentaire fut-il à ce point sacrificiel,
Réunit-il nombre si grand d’humiliés, d’offensés ?
Et où ailleurs qu’ici aussi souvent
Les linceuls se comptèrent en tonnage ?
En ces moments-là de la catastrophe,
D’âpres camaraderies
S’épuisaient en obscures saintetés.
Frères rescapés, frères disloqués :
Des uns aux autres, l’acte multiplié
Du vrai amour humain…
Tout était folie : la poussière,
L’asphyxie, peut-être la consumation,
Et même ces gestes invisibles
Qui cherchaient des issues
Au destin des damnés…
Et ce qui était fou, c’était la hargne incombustible
De ceux qui croyaient encore au souffle de la vie,
À des miracles de coups sourds
Frappés aux portes du néant…
Ainsi, les antichâteaux faisaient leur chemin
Dans nos pensées inquiètes,
Et pour tout dire âcres,
Charbonneuses ô combien d’aspirations maudites,
Voire de tensions vers l’impossible grâce.
Ils creusaient en nous des fosses
Qui seraient occupées plus tard, et agrandies,
Par des livres obsédés de percée,
D’abattage,
De progression dans l’insondable de l’être…
Si jeunes, nous étions si pessimistes…
Déjà, il était sûr que nous exciterions en nous
Le gang de nos démons…
Nous étions palpitant de quelque chose
Qui ressemblait au gisement commun
Du Bien et du Mal…
Nous étions en proie à des passions
Qui nous venaient de la Déraison
Considérée comme un des beaux-arts,
Beaux par le Feu et arts par le Vertige…
Nous créions des boyaux
Où s’engageait, hargneux,
Notre extracteur de Vrai…
Et si vous saviez comme notre Vrai à nous
Était irrespirable et emmuré…
Parfois n’était point de trop
Notre bon goût de déposer des explosifs ici et là…
Ils ouvraient dans nos tabous
Des brèches de sonorités bleues…
Nous étions menacés d’obscènes déflagrations
Pour une seule de nos rencontres avec le plus fieffé
De nos débordements…
Par le jeu des trouées, des chutes et des remontées,
Nous devînmes de rudes psychologues, pardi…
De notre enfance se fascinant de houille,
Nous reçûmes une part de notre conscience tragique…
Et sans la musique des mots,
Comment eussions-nous pu faire danser nos accroupis,
Nos figures carcérales et autres enchaînées fureurs ?in Marcel Moreau & Jean-David Moreau, Tombeau pour les enténébrés,
L'Éther Vague-Patrice Thierry éditeur, 1993.
Tags : marcel moreau, jean-david moreau