• Tout petit

    Jean-Claude Leroy

    La femme est toute petite dans la main de l’homme. Il la soulève comme il veut, il accélère et elle l’accompagne dans la même vitesse. Elle s’appelle Viviane et il la tient dans sa manche. Elle croit lui mordre le bras mais c’est ce qu’il veut, et il en tire un plaisir qu’elle doit apprendre d’elle-même. Parfois elle crie pour se faire connaître, alors il la flanque violemment au sol, l’écrase presque. Il l’oublie dans une flaque, et va nager dans l’océan. Alors il se souvient, et il trouve une autre femme au fond de l’eau, il ne sait pas que c’est la même femme car il croit qu’il vient de l’inventer, en un tour de main. C’est elle qui le tient maintenant, elle s’agrippe à son cou, sert le cou jusqu’à l’étouffer. Elle est seule et elle nage très bien au milieu de l’océan. Elle ne s’ennuie pas. Elle se passe bien de l’homme car elle sait ce qu’est l’homme, elle l’a appris. Elle n’est pas heureuse et elle n’enfante pas, mais elle se nourrit à façon. Elle chante et écrit des contes de fées où il y a des princes. Elle ne sait pas que les princes sont aussi des hommes. Et un jour l’un de ces princes lui chuchote quelques mots à l’oreille, elle est seule à les entendre, elle ne doute pas de la sincérité d’un prince. Elle est vite embarquée dans un voyage qui n’épuise qu’elle-même. La femme est toute petite dans la main du prince et le prince est beau parleur. Il parle, elle écoute. Je veux être princesse, dit-elle, prends mon ventre. Et elle lui donne son ventre. Il se lèche les babines et suce le ventre, et l’engrosse. La femme sourit comme une princesse. Le prince rugit comme un roi. Un jour naît un petit homme. Il est tout petit dans la main de la femme. Elle le soulève comme elle veut, elle s’étire dans la verdure et il s’étire en même temps. « Comment t’appelles-tu ? lui demande-t-elle. – Tu ne le sais pas. » Elle comprend qu’elle doit nommer le petit homme, alors elle l’appelle « mon serviteur ». Il se laisse faire, c’est un enfant. Néanmoins il se promet de grandir et d’étudier sa situation dès que la situation le permettra. Il rêve d’un empire. Elle rêve de régner sur l’homme de la situation. C’est à ce moment que l’océan est secoué par de furieuses tempêtes. Ils doivent tous les deux lutter pour leur survie, et ils hésitent à s’unir : le prince, le petit homme et la femme. Chacun d’eux voit bien qu’une occasion se présente. Une occasion en or d’être sauveur. L’homme montre ses muscles et se bat contre les éléments. La femme fait campagne en vociférant. Le petit homme guette le ciel et se bouche les oreilles. La mer est déchaînée, elle n’en peut plus de les supporter. Un joli paquet de vagues balance tout ce petit monde à la baille, et pas question de patauger, elle flanque les bipèdes violemment au fond de l’eau. Ils s’écrasent. La tempête se calme d’un coup. Petit grain de sel, l’éternité reprend son cours, dans la main de l’océan. Le ciel nage dans son miroir. Ils se tiennent tous les deux par la barbichette.

    Ainsi va le monde depuis que le monde est monde. Pour peu que le miroir se brise, ce serait reparti pour une éternité de malheur. C’est pourquoi les deux complices, le ciel et l’océan, font très attention, se tiennent à carreau dans une météo symétrique. Seules quelques gouttes de pluie parfois s’égarent et dessinent dans l’espace comme d’anciens sourires façonnés par la tristesse d’un jour inoubliable. 
     

    Jean-Claude Leroy (inédit)


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