• Une joie de cochon

      Patrick Lafourcade

     

    I

    L’aube. Un ciel de vieux sacs de jute apparaît, baissant jusqu’à terre son pantalon tout rapiécé de cocotiers. Nous sommes en Inde. Par vagues successives on entend le grondement de l’usine de textiles, plusieurs coups de klaxon lointains, le grésillement continu des insectes, le trafic de la route quelque part… tout l’assortiment de ces bruits bon marché qu’on trouve dans tous les romans, toutes les têtes, tous les pays du monde… cinq heures du matin, est-ce une heure pour penser ?

    Bruits de casserole, de petite semaine, de balai, de pas dans un escalier… crachats… sur ce menu fretin s’abat comme une lame de fond la tonitruante lamentation du muezzin amplifiée à tout vent par une batterie de haut-parleurs : comme si exister, penser, espérer faisait ce bruit, ces bruits là… cette odeur, cette fumée qui transpire de la maison d’en face, cette sueur qui grimpe dans le jasmin de la lumière. On hésite entre les rêves, les mots, l’attente, l’odeur des choses : comme si on allait se réveiller en pleine mer du bruit, à l’autre bout de soi-même, dans les pompiers qui passent, le transistor du tailleur, la prière du matin, le marteau du cordonnier, le cri des colporteurs, le frottement aigu de la meule du rémouleur…

    Et si c’était vrai. Et si c’était ça, justement ?… le transistor du tailleur et son sirop de décibels, le feu et sa fumée, le rémouleur et la cathédrale de son cri ?…le monde éclaté en mille facettes de soi-même, dégoulinant d’images, de chansonnettes et d’amour fou, et qui dure, et qui continue avec ses boîtes d’allumettes, ses lions en cage, ses foires aux ânes et l’espoir, notre enfant naturel à tous, l’espoir… cette boule de cristal où chacune de nos paroles est élevée au carré de l’attente par le dispositif adéquat des choses qui se tortillent dans le regard et par l’énorme prière qui monte, et par l’odeur du désir, et par la fumée du bruit, un bruit tout bleu, tout neuf, tout nu et rose, et tremblant… un bruit sans écriture, sans défense, un bruit aux abois… comme si tous ensemble, à peine réveillés, on allait se repaître de son bleu, de ses fioritures, de ses jambages, en écumer la paix, le silence, se jeter à la nage dans la rue, les forêts, le ciel… gagner la pleine mer du vacarme, à l’autre bout de soi-même, s’enfoncer pour la dernière fois toutes voiles dehors dans les casseroles, les coups de klaxon, les pompiers qui passent… sombrer dans le transistor du tailleur, le cri des colporteurs, le frottement acide de la meule du rémouleur… puis, rescapé apercevant la terre, agripper, enfourcher la prière qui devance le jour et qui roule, et qui hurle sa haine et sa mansuétude par-dessus les cocotiers encore invisibles… s’enfoncer, oui, filer, s’évanouir – dériver, s’épanouir – dans la routine du devoir, l’action, l’érection… c’est l’aube, c’est l’effort, la constipation ! L’explosion. Tout le monde pousse… et si c’était vrai ? Pas l’explosion, non, pas du tout, mais la constipation. Mais l’érection ?…

    Mais le transistor du tailleur, mais le feu, mais la cathédrale grinçante du rémouleur ? Mais le monde lentement éclaté en mille miroirs de soi, mille cailloux, gâteaux, navires, oiseaux et la foule constipée qui se hâte et pousse en silence, qui pousse et qui grogne?… la foule empiffrée de ritournelles, enguirlandée d’amour fou, de loterie, de néon, d’affiches, de moustaches clignotantes, de boîtes d’allumettes, de chiens en laisse, de lions en cage… l’espoir, n’en parlons pas, c’est du réchauffé… non, il n’y a plus que cette foule lourde de neige noire qui s’étale, patauge dans ses reflets, s’enfonce dans le brouillard des certitudes, immense troupeau broutant et ruminant la douce cruauté des choses – tiens, vous entendez ?…

    Vous entendez les battements du cœur des vieillards à la porte du Temps, des blancs-becs à la porte du Fric, des saints à la porte du Rire ? ... mais ne restez pas planté là, en travers de mon paysage tropical, à renifler les mauvaises odeurs de ma mémoire... entrez !... si toutefois vous n’êtes pas dégoûté... allons, accrochez-vous ! Montez à bord de ma feuille blanche, accrochez-vous à mes virgules et faites le tour du propriétaire... justement, la journée commence sa danse du ventre : voyez comme, à peine posée sur l’horizon, elle lance le cri du colporteur, allume le transistor du tailleur, prépare le grand hold-up de la terre... regardez avec quelle aisance - une aisance mécanique de vendeur à la sauvette - son complice le Temps, suspendu par une main aux lianes de la mémoire, jambes pendantes, déballe de l’autre la verroterie de ses heures, de ses minutes, de ses secondes... de quoi devenir fou !... pas faire attention, hein, nous sommes bien d’accord, ne rien dire, surtout ne rien dire... fermer les yeux, avoir l’air de rien : c’est la journée qui commence… ah, comme c’est beau les pompiers, une cathédrale, un lion... le temps qui passe.

    Là-haut, les galaxies s’effacent en silence, dans un dernier râle d’étoiles. Nous vivons dans un univers avant tout constitué de vide - ce vide dont la nature à horreur - et qui en veut toujours plus... de quoi devenir fou, vraiment ! Fou, on peut l’être de tant de façons différentes... fou du roi, fou de son corps, fou de terreur pure - ou encore fou à lier de lieux communs, de vide, en quelque sorte fou naturel... et toujours le vide.. ne rien dire, hein, nous sommes d’accord... fermer les yeux, faire comme d’habitude, comme chaque matin : dans un quart d’heure, nous allons nous diriger à pied vers un établissement nommé " Hindu Modern Café "... vous connaissez la musique... chacun de nous est un monde avec ses dimensions, n’est-ce pas, ses proportions particulières, son silence... son rythme, son tempo, sa transparence... l’ombre des nuages étant l’un de nos communs dénominateurs, l’une de nos plates-formes... un tapis volant... un navire dont voici le château arrière, la rambarde où s’accouder pour reculer sans bouger dans les turbulences du sillage, les yeux amarrés au souvenir d’un port...

    Cannes dans les années cinquante, ses anglais, ses palmiers, ses rupins en tenue de tennis croquant des langoustes au " Mal Assis ", quai Saint-Pierre. En face, masquant les trois quarts de la jetée Albert-Edouard (et derrière la jetée, l’île Sainte-Marguerite), le yacht de la Môme Moineau : ancien bananier de 40 000 tonnes, à coque blanche, avec son équipage : trois ou quatre portoricains cylindriques, deux tamouls filiformes, un brésilien pyramidal. Et quelques pygmées cubiques... la géométrie complète d’une croisière de rêve... imaginez-vous en plein branle-bas d’appareillage, vérifiant l’énorme guindeau électrique, lançant le moteur, arpentant les coursives désertes du vieux monstre, écoutant d’une oreille religieuse le grondement cyclopéen de la machine... une véritable usine ! Maintenant, respirez quelques bouffées de mazout et de moisi... enfin, posez sur la passerelle un capitaine polonais tronconique alternant bras d’honneur et signes de croix... reste plus qu’à larguer les amarres...

    Caméra sur l’épaule, fixez la séquence qui s’accélère : port de Cannes grand comme mouchoir, impossible éviter casse... église du Suquet droit devant, tuiles moussues, Palais de la Méditerranée, vaisseau-fantôme, sémaphore, hurlements... ARRIERE TOUTE !.. et crac !... lever les bras au ciel : voilier verni façon meuble écrasé façon noix, exprimant pulpe d’anglaises glapissantes... entendu leur cris de souris du haut de la passerelle... au chadburn : EN AVANT LENTE, à mi-voix : INCH ALLAH... un bras d’honneur, un signe de croix... revenir à l’ombre des nuages, ombre véloce et silencieuse... pousser profond soupir et laisser ladies patauger dans soupe du port...

    Ombre véloce et silencieuse, oui, et la caresse, l’élégie des nuages glissant platoniquement sur la peau rugueuse du monde... d’un château l’autre... chéri, tu me... chéri, tu m’fais mal !... eeeh, dis-donc, t’en fais une drôle de tête !... une tête... couic !... mmfffu, aaargh!...une tête molle... strong !... les yeux... j’vous dis pas les yeux... la boule de cristal dans l’horreur qu’on agrippe, enfourche, où qu’on plonge, doïng (doïnnggg !) son affaire... les yeux dans la boule qui s’agrandissent, et tu serres, et tu serres... EN AVANT LENTE... oh non, c’est pas vrai... cool, mon colon, cool... t’es pas dans le pétrin !...t’avais pourtant tout pour plaire, t’étais mignon, t’avais pas d’mourron à t’faire, t’avais pris ton allure de croisière, en voiture Simone !...tu filais doux... vous m’suivez les gars ?... l’étrave du qu’en-dira-t-on, la divine étrave conjugale divisant les flots de bonheur en deux vagues bien distinctes - d’un côté la carte orange, de l’autre la mer bleue - deux vagues dont les embruns, les gerbes, les intérêts composés retombent au pied des immeubles : fenêtres à rideaux de mousseline, cris d’enfant, poubelles renversées... ouais, et maintenant, qu’est-ce que tu vas faire ?... ça miaule dans les couloirs, ça se ratatine, c’est désœuvré... te v’là poissé dans un fait divers.. ça te fait une ligne, ça rigole, ça pétarade.. bonjour les vingt ans à l’ombre.. ça lit Paris-Match et Nous-Deux, ça fait son vacarme ordinaire... et pour l’élégie, pauv’con, tu repasseras...

    Mais ce qui se détache le mieux de toute cette vacance, et qu’on entend très bien, si parfaitement neutre et si bien peignée... si comestible avec sa raie au milieu… c’est la voix du préposé au Journal Télévisé : la voix de la raison… la voix si bien posée du plus fort... et toujours la même caresse des nuages frôlant la peau du monde : champs de blé, usines, terrains de foot avec parfois, au coin du terrain, une cabine téléphonique, le chant d’une fauvette... approche, et t’auras ton avoinée... collines chargées de villas, de poteaux, de ronds-points... fleuves, transformateurs, salons de coiffure, snacks-steacks-frites-à-15-balles, une hésitation... escalier-fond-cour-4ème-gauche... fenêtre donnant sur les toits, vue sur la mer et sur l’église, et quand tu te penches par la lucarne, tu entends la voix du présentateur, exactement la même, tout à fait distincte... une envie de bailler te prend alors, une envie formidable, à t’en décrocher l’horizon... EN AVANT LENTE... un léger roulis... nous y sommes. Calme de vent et de mer. Pas un pet de brise. Ronronnement sourd de la machine. Capitaine onaniste endurci, polonais, ventripotent. Matelots ronflants au soleil, terrassés par l’alcool, gentiment caressés par l’ombre baroque des manches à air... pulsation lénifiante de la machine, rythme, tempo et transparence... tout est trans... et pourtant, merde !... nous n’avions pas demandé à descendre sur cette terre, nous aurions très bien pu continuer à ne pas être... pour moi, et pour ne rien vous cacher, j’eusse aimé, quelques millions d’année encore, longer l’univers dans le douillet pullman de l’absence... seulement, par un étrange coup du sort, eh bien, me voilà... et voilà nos caresses, et nos projets que mon pied, jour après jour, culbute dans la poussière... là, presque sous vos yeux, dans un rayon de soleil… la vivifiante promesse de la poussière !

     

    Nous sommes en Inde. Une Inde rigolarde déguisée en cow-boy, une Inde illuminée, électroniquée, qui brûle son Karma par les deux bouts... une Inde bientôt à court de réincarnations, en immersion totale dans le bruit et le fureur, la maffia des brahmanes, les abus de bien sociaux, les pots-de-vin, l’empire des banques : le voilà, le grand désordre, le vrai scandale, suffisait d’y penser. Nous sommes tous des indiens. Tout est si simple, si bête, si tordu... pas besoin de faire le tour du monde pour attraper la morve qui vous pend au bout du nez... un quart de tour suffit. C’est comme le grondement de l’usine : nous naissons, nous vivons, nous mourons au milieu du merveilleux... et le boucan de l’usine, ce boucan incessant que nous finissons par oublier, en fait partie : il en est la première couche.

    Mais il y a plus. La pourriture, la simple pourriture est un mystère, et ce mystère est beau comme un sacrement, comme un arbre. Tenez, les arbres.. personne ne soupçonne, cachées dans l’épaisseur hermétique de leur tronc et renouvelées par le moindre frisson de leur feuillage, les réserves immense de ce qu’il faudra bien reconnaître un jour comme étant la matière première - et la colonne vertébrale - du sourire... à placer, dans l’échelle du sacré, loin au-dessus de la prière, le sourire... le sourire de toutes les parties de ton corps, ma chérie, que ta robe habilement dénude : tu verses au tronc commun et tu pousses vers moi, dans le charroi de la conversation, tes deux globes synchrones. Rien à voir avec l’écorce des arbres. Nous sommes en pleine stéréophonie... Goethe, fourmis, thermos, métro, canapé, tout fait ventre : Schubert, c’est la cerise sur le gâteau. La décadence. Pensez donc. Et même pas le temps de rire ! Le rire est une espèce en voie de disparition. Homère lui a fait un sort. quant à la p... pp... prière, chérie, je m’assois dessus, je lui ff... fais d... dd... dddessus, vous mmmh... m’mh... m’entendez ?

    Vous priez ?... ça me fait rire... mais vous êtes une ordure ! Vous ne savez donc pas ce que c’est que la sève ?... pas le moindre soupçon ?... ta, ta, ta... prier, en vé... vvv... vérité, revient à se torcher le cul avec ses propres excréments... ou avec ceux d’un autre, de tous les autres... à se saouler du caca de son âme, de toutes les âmes... chacun prend la Bastille à sa façon... façon de pleurer, peut-être - mais que de temps perdu à évacuer les gravats, à se nettoyer, à s’exécuter - on agonise ensuite du côté de Waterloo... alors que tout est si simple !… penchée dans la trouble lumière des mots, ma fourbe chérie, tu rassembles le gros de tes troupes en une symphonie stéréophonique que mon pied, toute la sainte journée marquant la cadence, ira culbuter dans la poussière... car tout est transparence !

    Mettez-vous à ma place. A la bonne heure. Alléluia... et dites-moi ce que vous allez faire : en ce moment même, assis dans le fauteuil de l’aube (imaginez-vous un vieux fauteuil de coiffeur), cornes et front bas, le jour nouveau écrase son mufle frais sur la vitre de vos rêves, de vos yeux... la masse nuageuse de la mousson remonte le fleuve et les affluents de votre histoire, de vos souvenirs... vos yeux sont mes lèvres que la mousson balaye d’un regard élémentaire, emportant avec le grondement de l’usine le boucan incessant de vos terreurs enfantines... votre vie d’adulte est une métamorphose en arrêt sur image, toujours la même et toujours recommencée, un disque rayé dans une embrouille de seconde zone, une frise de masques, un piétinement d’avatars... nous sommes entrés tout nus, habillés en tout et pour tout d’un cri (la Garde meurt et ne se rend pas !) dans le texte du monde, et maintenant voilà-t-il pas que nous voudrions en sortir sapé de majuscules au cul, comme un prince, à coups de pied dans la syntaxe, tout ruisselant de virgules... comme une espèce de complément d’objet supérieur, un tsar verbeux... un vieux truc solitaire, un astérisque aux Hespérides, un joker à Las Vegas, Simone de Beauvoir, un mamelouk, Miss Monde...ah !

    Balivernes

    Revenons sur terre. Sur ce petit coin de la terre tamoule où une prêtresse à la voie nasillarde - toujours la même - célèbre le jour naissant... mmmh... qu’il est doux de dresser l’oreille - une oreille de fennec - au milieu du moutonnement des boutiquiers : l’aimable moutonnement boutiquier des chefs d’état tournant autour du monde bic à l’oreille, carnet de commandes et menace nucléaire en bandoulière... oubliez tout ça... profitez plutôt de la mélopée tamoule, pas faite pour les chiens, la mélopée... c’est le moment de ressemeler vos illusions, de rafistoler vos masques - et plus vite que ça !... vous croyez peut-être qu’on a tout notre temps, toute la vie devant nous... que non ! Faites fissa, je vous le conseille... et surtout, les gars, faites pas d’économies de bouts de cervelle... puisez à gogo dans vot’libido, raclez-vous la chimère à toute gamberge... Croisés du Temps Perdu et autres Templiers du Cristal Qui Songe, mettez vite le cap sur le Temps Réel, Kadhafi, le FMI, l’ONU, la Couche de Silence (un p’tit mec passe), faites un tour au Ministère de la Méditation Nationale... juste derrière Pepsi-Cola, les banyans, l’ashrâm, les braillements du petit dernier (j’voulais vous demander, z’auriez pas une bonne vieille Série Noire ?), on laisse le transformateur… sur la droite... faites pas de vagues, surtout pas de vagues, mais dépêchez-vous... la mélopée d’abord... et raclez-vous le camembert, on veut du crédible, du bien puant, du solvable... sortez le panama et les lunettes roses, les lentilles bleu ciel, le bras de fer et le pâté de grives, le grand jeu… gardez la hache et la tronçonneuse pour la fin… si bien bourré le mou, et voilà… voilà que ça prend tournure. Le voilà, le transformateur, singe ou ver de terre, les gars, c’est le métier qui rentre !… ah, je m’en souviendrai, de cette saloperie de planète !… l’" écosphère "… la " biosphère "… ah, les jobards !… " Jeu de Massacre ", oui, la voilà, notre raison sociale… à la hache d’abord, puis à la tronçonneuse… pour finir col blanc, le rouge au front… caissière dans un Mammouth… ingénieur commercial… petite sœur des pauvres…

    C’est l’aube. Le grondement de l’usine s’éloigne dans le vent nonchalant, mêlé aux rengaines sacrées diffusées à toute berzingue par le temple voisin... puis c’est le diesel poussif, le vilain coup de trompe du camion livreur de lait. On se réveille tout bonnement singe ou ver de terre, forgeron, secrétaire, petite sœur et ainsi de suite... on se gratte tout en allant pisser... même les vers se grattent... même les petites sœurs des pauvres pissent... on rampe vers soi-même, on se pince... suis-je vraiment, si peu que ce soit, réveillé ?... est-ce moi ça ?... en tant que fleuron de l’évolution, vous comprenez... y’a d’quoi s’faire du mouron... c’est qu’on est dans de beaux draps !

    Notez, y’a ceux qu’allument leur première cigarette bien avant le jour, à l’estime, dans le noir, veulent pas ouvrir les yeux, eh merde... jour même pas levé, grommellent-ils, qu’est-ce que je fous là ?... et ta sœur ? Tout le portrait de Calamity Jane... que j’fous là ?... le disque est rayé... poc !... se perquisitionnent le ciboulot, se dévissent les synapses, en ramènent un fourbi, un nuoc-mam pas possible qu’une chatte y retrouverait pas ses petits... largue tes neurones, mon pote, et balance la purée, ça sert à rien de se creuser la tête.. on creuse, on creuse, et brusquement on se retrouve grand-père tout au fond du trou de la vie, et si on se baisse - parce qu’on peut pas s’empêcher de se baisser - qu’est-ce qu’on ramasse ?... à Puteaux comme à Chandernagor ?... hmmm... que j’fous là ?… pas grand chose... une silhouette, une ombre, un fantôme et quelques poils dans la baignoire, c’est pas bien net les poils, visez-donc... vous aussi, ma sœur et vous, Miss Monde, visez-moi ces poils : ils sont bouclés, un peu poisseux... derrière ces résidus biologiques à base de kératine, quelque chose de pensant, de pensif, d’inquiet, s’approche, vient se pencher à la fenêtre d’un visage... le mien, le vôtre : celui - toujours le même - qu’on remet sur ses épaules sans le connaître... vous aussi, Madame le Procureur, chaque matin vous êtes ça... ça qui se penche un instant à la fenêtre, boit un coup au robinet, se relève, s’assoit, met son pyjama, l’enlève... ça qui contemple et ignore les étoiles, l’absence d’étoiles, qui sait ?... il n’y a peut-être qu’une vaste machination... ça qui continue, qui fait son petit bonhomme de chemin... j’entends la chasse d’eau, la sourde pulsation du bananier, la vieille mélopée nasillarde... à neuf heures locales, faire une droite de hauteur... son signe de croix, son bras d’honneur...

    Pas de ma faute si ça continue, pas de ma faute si on en a plein la tête, plein le dos, pas de ma faute si on fait les cent pas au milieu d’une salle d’attente parce qu’on est justement ce type qui a raté son train et qui attend le suivant, coincé - il est pas pour tout de suite, le suivant - coincé dans la cage soudain minuscule de son nom... pas de ma faute si on s’appelle, en long comme en large, Pierre, Jean-Christophe, Tata Louise... une cage, oui, une cage transparente, une cage portative, mais une cage quand même... hips !... une cage à écureuil, une cage Louis XI, la cage d’un nom... pas de ma faute si on est dedans et si ça continue !

    Ecoutez : le souffle de la mousson remonte le fleuve et rassemble les palmiers. Pas d’affolement. Pas de constipation. Non. Imaginez plutôt une conspiration... tout se met en place progressivement. Premièrement, la cage d’un nom, Pierre, Paul ou Louis XI. Ensuite, le fleuve des métaphores, les palmiers. Bref, le destin. On a beau dire, c’est un peu étonnant de se retrouver parsi, jeune marié, couturière, poivrot, chasseur alpin, Tata Louise dans une salle d’attente... ça ressemble à quoi ? Est-ce que j’ai l’air d’un écureuil, d’un poireau ?... en tutu ?... d’une Tata Louise ? Ne perdons pas le fil, c’est l’essentiel... restons normal. Il ne s’agit jamais que d’obéir à son destin... lequel consiste principalement à poireauter... Notre trajectoire intérieure ressemble à la danse du serpent... c’est une trajectoire tout en lenteur, un déplacement immobile. La fascination du poireau.

    Donc, n’oubliez-pas : à seize heures locales, deuxième droite de hauteur, la routine habituelle... pas de quoi fouetter un chat, pas vrai ? Mais un écureuil, tout de même !... nom de dieu, que c’est mignon, un écureuil !... j’insiste : très mignon... surtout en tutu... ben oui, puisque c’est moi, justement, moi qui suis adorable (on me l’a dit une fois : vous êtes adorable !)... et pourtant, de l’avis général, je ne le mérite pas : confiture aux cochons. Imposteur, je ne suis qu’un imposteur. Constipé. Une espèce de directeur du FBI. Pas le genre Fred Astaire, non. Le genre brioche en béton.

    Tatou, qu’ils disent, voilà ce qui m’aurait convenu... au bord du fleuve , tatou, ils sont unanimes... tatou en tutu... nous pourrions être si nombreux, si mignons, ah, coquin de sort !... tous en tutu !... comme dans une conspiration... et je ne suis qu’un, et mortel avec ça : Société Secrète Unipersonnelle à Longévité Limitée... un tatou, un vieux matou... et matez le tutu !... grandi peut-être - à mes propres yeux - de me savoir une charogne en puissance ... de me savoir, résolument - un mot de plus, et je... oh, oh !... ça sent le cacadois par ici... une charogne en tutu, non, arrêtez !... en cagoule, plutôt... il est vrai qu’on ne.. bah !... si je ne m’étais pas pris les pieds dans les mains, taureau par les cornes, homme à vaches... pas devenu moi - et Dieu sait ce qu’il aura fallu que j’entasse de moi sur moi-même pour y parvenir - qui l’aurait fait à ma place ?... vous, peut-être ? Vous, moi ! J’vous jure que vous me faites rire. Et qu’on ne me parle pas ici de pyjama ni de rayures, de Robespierre ni de Charlot... encore moins de Socrate... même en tutu... encore moins d’amour... d’un steak à la rigueur, un steak épais, bleu, avec du poivre moulu gros... au fond, pourquoi toutes ces cornes, toutes ces rayures, je vous demande un peu ?... la sélection naturelle, hein... elle a bon dos, la sélection naturelle... tout ça pour faire du steak... je comprends mieux les pyramides... non, sérieusement : qui, à ma place ? Qui, descendant le fleuve ? Qui, la couturière, l’alcoolo, le chasseur alpin. Qui, postillonnant, assis sur le trône, interrompant pour pousser sa lecture à voix féculente de la biographie passionnante de Parmentier ? Qui, frémissant, pantelant devant ma femme ? Qui, grimpant l’échelle de son sourire ? et basculant dans le soutien-mamelles du Destin?... la vache !... vous, peut-être ? En cagoule... et dans une salle d’attente, pendant que vous y êtes !

    Qui ? question brutale et malvenue. car vous vous doutez bien que je m’en fous, d’être moi. D’autres l’on fait avant moi, le font tous les jours... Lénine, Blériot, Durand, Gomez... la terre entière est peuplée de moi. La terre entière, depuis sa création, fait les cent pas dans une salle d’attente. Mais je veux, nous voulons grandir, changer, partir... ou rester, à toute force rester, demeurer... Gomez ou Blériot, nous voulons amortir le véhicule, rembourser la résidence. Nous avons des goûts de luxe, nous aimons les grandes baies vitrées, la femme du voisin, cette pouliche montée par un balourd... nous aimons les Rhapsodies Hongroises, tout Mozart, le Roman de la Rose... Mais nous voulons, plus encore que notre ego, satisfaire nos glandes... les satisfaire sans compter : au diable l’avarice ! Des autres, s’entend.

    Par mes glandes, au fond, je suis tout le monde... mais par mes glandes aussi, je suis Garibaldi... en foi de quoi je puis me planter devant le garage, réfléchir et, Tolstoï mâtiné d’Helzapoppin, trouver le moyen, réfléchissant, de me débarrasser en douce des fruits du jardin... ras-le-bol des bons fruits, hips... biologiques du jardin... trouver le moyen de m’enfoncer dans les remous du roman de la vie ! Eh oui... car si nous sommes là pour ça, je veux dire pour réfléchir et satisfaire nos glandes, eh bien, nous devons nous préoccuper aussi de manger du cochon de lait... absolument !... du cochon de lait !... grillé ! Ma biologie à moi, c’est la gueule ; le règne des saveurs, des miasmes et du spasme dans la scansion du rock et du rap, hips... Hep, ne comptez pas sur moi... Charlie Tango Bravo, je m’éclipse ! Ni vu, ni connu j’m’en vais fleurir la tombe de Nostradamus... tout le monde a ses faiblesses que tout le monde maquille en lubies : normal, non .

    Ecoutez. C’est difficile de savoir... et plus difficile encore de se taire (surtout quand on ne sait rien) : je n’ai jamais osé. Mais vous savez ce que valent les grandes résolutions, les attitudes... façon de penser, pleurer, bref, de passer le temps. C’est pas compliqué de penser : on pense, on pleure, on passe le temps avec le bout de son nez... suffit de le fourrer dans les bruits du matin ou, plus facile encore, dans les rayures de son pyjama. Le mien en a de très larges, très confortables, les mêmes que celles de Marcos, vous savez, le dictateur... vous vous souvenez de son pyjama ? non, évidemment... et de son Imelda ? Une majorité d’entre nous a été mise au monde, constituée, armée pour l’action, c’est-à-dire pour la prédation... pas pour les rayures et presque pas (hips !) pour réfléchir... mais pour opprimer les Philippines ou se prosterner devant Mobutu. C’est inouï, de réfléchir. Qu’a-t-on besoin de... mais qu’est-ce qu’on a ?... la goutte au nez, voilà ce qu’on a : pour tout viatique, la goutte au nez ; avec le goût des belles phrases et dans le crâne un vestige de la tanière ancestrale, une super-auberge espagnole (presque un château, en tout cas une auréole) sans compter les casseroles et l’envie de lécher la cuiller, de fumer, de loucher, de jeûner, l’appel du désert... je veux dire, des lunettes ?... oui, voilà ce qu’on a : un désert qui louche devant soi et qui se prend les pieds, à mesure qu’il avance, dans les franges du rideau... des lunettes !... une auréole !... autant s’asseoir sur un strapontin dans la salle obscure du Destin et piquer un somme ! Vous notez, n’est-ce pas - d’ailleurs vous le savez mieux que moi - qu’assis et ronflant sur ce strapontin, avachi dans un fauteuil devant la télé, roulé en boule dans son lit, ou encore agonisant sous la roue d’un tracteur on continue d’agir, d’avancer... on déroule son désert... alors ?...

    Alors, rien. Rideau. Sinon que nous vivons depuis toujours à l’ombre de notre identité sans trop savoir de quel front coule quelle sueur... à qui au juste, et pourquoi ces habits, ces habitudes, cet écureuil, ce portefeuille... ce gourdin, ces biberons, ces avions furtifs... la croûte terrestre, le chant du coq, la rumeur du vent dans les pins... Aphrodite naissant de la mer, Kali aux cent bras, tout l’aimable fouillis des dieux... remarquez, l’aube se passe très bien des dieux… et sa fraîcheur merveilleuse n’en est pas diminuée pour autant... une fraîcheur qui appelle le paletot de laine et les souvenirs de haut vol, les prouesses cynégétiques. Moi aussi j’ai chassé la bécasse !

    Dans tous les romans, toutes les têtes, l’aube, et la guerre... (tiens, j’y pense, la guerre...) mais l’aube, d’abord, fonctionne comme une remontée mécanique, ou pour être plus précis : comme un tire-fesses métaphysique... un distributeur romantique. Hydrostatique. Je parle sans savoir. Je dis que l’aube nous pète à la gueule dans l’éternel retour de sa fraîcheur (vous connaissez le mécanisme du point de rosée) et que : hop !... nous voici affublés d’un jour de plus et même - dans le cas de la guerre - d’une vie de plus... ah !... fraîcheur de la guerre...

    Mais reprenons à zéro : voici l’aube. Dans la boîte postale de notre pomme, zip !...elle jette le pli d’un jour, d’une vie nouvelle... la lettre ponctuelle, inévitable et quotidienne d’une amoureuse maniaco-dépressive (assez largement paranoïde) ou d’une mère obsessionnelle (née O’Rourke)... et cette missive abominable, radieuse, monotone, cette vie nouvelle infiniment ressassée, l’aube - ou la guerre, ou la chasse à la bécasse - la jette sur le tas des autres, la plupart même pas décachetées... à peine écornées... des années entières vont rester pliées dans leur enveloppe... comme quoi nous n’avons rien à envier aux chrysalides. Encore les chrysalides évoluent-elles en insecte parfait, et dans le plus grand silence... tandis que nous, pour ce qui est de la perfection et de la discrétion, j’vous demande pardon !

    Cette missive, donc, elle la jette d’un seul coup, comme on glaviote, comme on enfonce un clou, pop !... dans la boîte postale de not’ pomme et tout de suite on entend la sonnerie du réveil d’où émerge bientôt ton museau bouffi, ma larve chérie, ma bécasse en sucre, mon hanneton préféré... c’est toi mon amour ? C’est encore toi ? Eh oui, c’est moi... c’est tout à fait moi, ce museau gluant qui ne pense qu’à replonger au chaud dans les rondeurs les plus proches, couette en duvet de canard, oreiller à rayures vertes, ventre, sein, fesses : la ferraille du rêve, mon petit minet... duel à mort et à tâtons... avec qui, avec quoi ? On n’en sait rien. C’est la vie. Uns sorte de contentieux universel. A tâtons, oui... jusqu’à l’envasement furieux dans le marigot d’une croupe plusieurs fois millénaire. A fond les bécasses ! Mais n’oublions pas les tapirs.

    J’en ai connu trois ou quatre tout confort, de l’autre côté du fleuve, des bécasses, des tapirs, des croupes, des millénaires... dans la mangrove des ventres, la savane des Nuer et des Bambaras... Bataves et Boers, c’était la vie de famille, rien que du beau monde, avec des rayures du meilleur goût, dans le genre anglais... veuf ensuite, et broussard bougon, j’ai flirté d’arrache-pied avec le Siècle des Lumières, le joujou industriel, l’asservissement des masses, la poésie caillouteuse et désolée de Stonehenge... un petit fondu-enchaîné... je suis rousse, et alors !… suivi d’un travelling de plus en plus rapide... des goûts et des couleurs... du fil et des aiguilles... pharaons et pyramides... papillons et chrysalides, gallinacées, pachydermes... on se calme... les gratte-ciel de Manhattan... le portrait de Voltaire, sa gueule d’ascète chafouin...

    Elle est merveilleuse, toute honte bue, l’aisance avec laquelle nous savons regagner, à travers le maquis des espèces, des âges et des attributs – antennes, binocles, mandibules, crochets, ardillons, rostres – le plein de cuisses et d’élytres, le lierre des muscles d’un bas ventre : on se présente aux clavicules, on prend par la droite et on roule un moment comme ça, puis on bifurque et on rampe… on a laissé en haut à gauche, à l’air libre, au 14ème siècle, le transformateur… et la jolie binette un peu ramollo de sa dulcinée, la princesse Imago (encore bouffie de sommeil, immobile, elle continue de récolter les pommes de terre du songe)… on laisse donc cette jolie binette à l’air libre pour progresser dans l’ombre et, guidé par l’odeur, rejoindre la chair moite, praticable, contemporaine, onctueuse, complice, horriblement délicieuse qui, euh… lui correspond… ou même ne lui correspond pas, mais craque sous la dent… miam !… nous voici dans le long, l’interminable tunnel des larves… et tout au bout, ma foi, Ramsès II… on entend quelque chose… oui, pas de doute, c’est le capitaine polonais qui fait les cent pas sur la passerelle : responsabilité oblige… mais nous verrons ça plus tard, la question de la responsabilité, le bruit de la machine… rappelez-moi ce soir, qu’on en cause…dans l’immédiat, laissez-moi vous dire… paf !… un moustique, je viens d’écrabouiller un moustique… la vie est faite d’un tas de ces petits riens… on va, on vient, faut pas se frapper… et puis qu’est-ce que ça prouve ?

    Que ça continue, voilà ce que ça prouve. Ecoutez-moi bien : j’me sens tout chitineux, tout soyeux… on peut toujours rêver… toujours se demander – par exemple – dans quel contexte, en quel honneur l’un de ces énormes, de ces fabuleux vers blancs qui hantent la charpente des grandes familles fut la reine de mon cœur, et comment cette femelle se serait appelée Hong-Kong et sa rivale Fachoda, dite Nid d’Hirondelle ?… plus vraie que nature dans sa robe couleur perle et si gentille, si compréhensive… comme peuvent être gentilles et compréhensives les humbles petites choses quotidiennes d’une vie d’espion… un sou est un sou… et l’autre Saint-Honorat (dont la liqueur parfumée, bienfaisante, etc…), une autre encore Horus, Vézenobre, Acapulco ?… et le beau sexe tout entier, scriep !… fourmi, abricot, cigale, melon, grappe de groseilles alias Méditerranée, Gorgone, Pétoncle ?… ou même Capricorne…par toutes les fleurs ! Laissez-moi vous dire… j’me sens tout chitineux… d’ici à c’qu’y m’pousse des ailes, y a pas des kilomètres… suffirait d’une chiquenaude mentale… encore un chouïa et m’v’là pur espace, oh, dites, vous aimez la Cassatta ?… la Tranche Napolitaine ?… oh, vous l’aimez ? !…

    L’aube. Dans les replis de la chair et dans ceux de notre oreiller (où se cachent des crochets, des ardillons, des rostres) serpente une longue patience, un souffle, une ardeur… celui, celle qu’on retient le temps d’un saut à ski… tu te penches par dessus tes souvenirs et tu regardes les toits. Pour un peu, tu embrasserais les étoiles. Et pour moins encore ? Eh bien tu t’y perdrais, tu t’y multiplierais… ah, sauter enfin pieds nus sur le plafond du ciel et culbuter une Naine Blanche en tutu sur l’édredon de la Voie Lactée !

    Ainsi, le nez dans la plume, l’arrière-train calé dans le textile molletonné d’une baudruche cosmique, sombrement hilare, propulsé sur place par nos rites les plus archaïques, chaque matin nous redevenons pour quelques minutes – et à jamais – cet homme très ancien, cet brute spacieuse, ce ci-devant propriétaire de troupeaux, ce tueur de femmes et d’enfants qui peuple l’Ancien Testament… mais aussi ce skieur en vol plané au maintien irréprochable qui passe, équation vivante, sur le tableau noir des sapins… ellipse… tout est transparence : l’Age de Pierre en nous fait grincer le Rideau de Fer (lequel débité et vendu en petits morceaux trône maintenant sur nos cheminées)… un âge révolu nous irrigue de ses images dérisoires et dérivantes, aussi pieuses que rupestres (archétypales serait le mot) et nous cingle de ses flèches ingénieuses, admirables, au silex perplexe…

    Affleurant le parquet ciré, luisant et craquant des musées de province, on observe encore, ça et là, le visage émacié d’un fol espoir… la trogne d’Ulysse… un essaim de jeunes filles en fleurs… nous vivons un âge féroce entre tous… Moïse et Hitler, Hérode et Staline sont les deux extrémités de notre arc… avec un parfum, une once, une pelure, un zeste de Zoliot-Curie, pardon… Joliot… rien dire, surtout rien dire… suivre scrupuleusement le mode d’emploi, conseil d’ami… hausser les épaules… Marie trempe ton pain… j’entends vibrer dans l’air du temps le contralto un peu fêlé de la parano… accordons, si vous m’en croyez, une majuscule à ce dernier mot : il n’a pas fini de nous en faire voir… ouin, ouin, dzzing… Parano, un fameux vocable… la Parano, la Paramount, les Paras… les Nouba de Kau et vice-versa… façon de pleurer… servez-vous à pleine main, mais respectez l’accord des adjectifs… jouez le jeu… les larves sont molles, c’est une affaire entendue, mais elles sont équipées de mandibules… ah ouiche… pour le reste, on verra… quant à moi, bonjour !… je… aïe !… suis tombé par terre… attention !… on va rater not’ train !… celui qui en cache un autre… attendez-moi !… dépêchons-nous !… et puis merde… allez au diable !… la suite, la fuite… gasp !… les mandibules… la cuite au galop… on se retrouve au prochain rade !…

     

     

    2

     

    L’aube. Est-ce déjà la suivante ? Est-ce possible ?... une aube droite et fière, bien plantée sur sa ligne de flottaison, une aube de soixante-quatorze canons. Avec en tête de mât la flamme noire de nos nuits blanches... voyez les cormorans, les ours polaires... voyez Diderot, voyez d’Alembert... une aube menaçante, soupçonneuse, une aube d’exode... ce matin, elle m’a surpris dans un remous d’oreilles coupées : j’étais comme fou, en caleçon... je me regardais dans la glace du lavabo, j’étais Van Gogh, je ramais vers la Palestine... quand je mourrai (comme ils font tous), j’emporterai un peu de foin et d’étoiles dans ma conscience... les embruns de Van Gogh... un homme de viande et, logée dans cette viande, une flamme née de l’herbe grasse, de la savane, de la vague...

    Née de la vague et grandie dans l’oasis d’un bifteck, voici notre conscience... cette oreille passionnée qu’on offre à une femme... tu peux te l’accrocher, qu’elle lui a fait, et bien comme il faut !... alors il se l’est accrochée à la nuit d’été. Texto. Vous ne trouvez pas qu’on se sent tout bonnement stupide, à regarder une quelconque nuit d’été, la tête renversée dans le pétrin des souvenirs, les étoiles ?... la Grande Ourse déguisée en verre d’absinthe, Amsterdam et ses maisons à poulie... l’odeur en boucle de la pierre chaude... la stupeur d’être...

    La nuit d’été... vous la voyez d’ici, la nuit d’été !... imaginez, je vous prie, une brocante poussiéreuse d’aboiements, de rengaines de transistor, de bruits de chasse d’eau, de tintements de bouteilles qu’on fourre dans des caisses... ajoutez quelques ululements anonymes et force couinements de crapaud-buffle, tropique oblige... nous sommes en Inde, sur le 12ème parallèle, ne l’oubliez pas... la nuit d’été, hi, hi, c’est trop... à d’autres !... manque plus que la chouette de service avec son cri lugubre, et le doux sifflet du grillon et tout un tas de petits lapins montrant leur mignon derrière au clair de lune... you, son of a bitch !... et dire que nous sommes frères... frères par nos souvenirs de vacances, peut-être ? Ah ouiche !... plutôt par les débris invendables de nos nuits blanches... par ces vieux bidons défoncés, ces bouteilles au col gras qui surnagent dans l’arrière-port de notre amour-propre... vaisseaux de misère où glougloute encore un peu de folie, une peu de lie d’Alexandre, un fond de Néron... et frères encore, nous le sommes par les rots énormes que nous jetons à foison - ou rêvons, parfois, de jeter à foison - à la face du monde... nous les ahuris, les marins d’opérette, les cochons de Circé embarqués sur le rafiot pourri de l’Eternel Retour...

    Je ressens quelque plaisir - un plaisir goguenard, cruel, fondateur - à observer la dérive, dans l’acide lumière de l’aurore, des vieilles croûtes jaunâtres de ma vie de pestiféré... vingt ans de mariage, vingt années patraques, rêveuses, brusquement condensées en un petit air de flûte dans le lointain... vous l’entendez ?... hu, hu... hu, hu... j’observe sans me lasser les miettes de ce qu’il faut bien appeler une passion ondulant mollement sur les profondeurs abyssales de mon égoïsme... boîtes de conserve rouillées, ampoules grillées, flacons de whisky barbouillées du goudron de l’oubli - ce qu’on appelle de " beaux restes "... - le tout montant et descendant sur l’océan de la connerie ambiante... je branle du chef devant l’horizon vide...

    Vous avez tous suivi et, branlant vous aussi du chef - tout en fredonnant une comptine - souvent bouclé à double tour le parcours de ces jeunes princesses à l’œil pétillant - bustier de dentelles et nez mutin - qu’on retrouve un jour au bout de sa bite, levrettes obèses et légitimes abattant leur besogne conjugale... ainsi font, fon fon les petites marionnettes !... J’observe sans me lasser la pluie lente de mes nuits blanches, je m’engouffre dans l’arrière-salle de café moite où se vautre le léviathan de l’espèce... la partie intéressante de ma vie consiste en un miroir de sorcière où se déroule, se déforme, s’élance pour retomber cramoisi, dégoûté d’avoir à se comparer à lui-même un Narcisse morose, infirme, engagé qu’il est à mi-corps dans la fange quotidienne... bi-bo la bauge, la fange aussi... un Narcisse glabre, adipeux, pâle, bancal, flapi, gluant... regardez-le, cet homme tronc : il remue encore vaguement dans l’aube finissante, il écume vainement... tente de se dire bonjour dans la glace des toilettes avec un sourire idiot... qu’il voudrait ironique et qui n’est qu’idiot... puis il se tait, incrédule, vieux bébé transi, pétrifié devant le lavabo par le son de sa propre voix...

    Nuits blanches... ah, la belle image !... le beau dire, la belle ouvrage !... blancheur du lys sur fond d’orage... donnerre et églairs historiant les draperies de kleenex et les serpillières fatiguées d’une aurore banlieusarde... Holopherne !... vous avez quelqu’un au bout du fil... et dire qu’Europe est le nom d’une déesse ! Autant dire tout de suite que l’hôtel borgne du Vieux Port est le Parthénon de mes nuits blanches... je me penche par la fenêtre et regarde patrouiller la femme éternelle, ce tas de boue et d’azur qu’au premier jour Adam vit tomber du paradis... la Belle Jardinière en costume de pécheresse professionnelle ouvrant à son Jules d’un geste mignon les portes de l’enfer terrestre... vous connaissez son odeur... une odeur de bitume frais, de patchouli, de terre mouillée : le parfum même de la fatalité.

    Nuits blanches, vous m’êtes le couteau rouillé du Coup de Foudre qu’on tient par le manche de l’Idylle pour se l’enfoncer dans l’aube à deux mains... l’aube, cette bouse de vache... les voyages m’ont appris un tas de choses... à Bangkok, par exemple, l’amour marche en crabe et plus encore aux Trobriand où il se carapate à reculons, la tête en bas... nuits blanches vous m’êtes, dans la molle forteresse du pain quotidien, la tâche folâtre d’une moisissure, d’un papillon... le petit mouchoir blanc noué sur la tête du forçat... vous m’êtes, penché au bastingage du temps qui passe, une encre de miséricorde, un phare... s’il est permis d’appeler " phare " le ramassis fluorescent de toutes nos infamies... " phare " l’énorme récif, la falaise de nos saloperies... nous sommes tous des bourreaux... vous croyez peut-être que je ne vous ai pas repérés ?... la vieille fille d’en face qui est prof de piano, si bien élevée, et la bonne sœur qui vient de passer au volant de sa 2ch. sont des bourreaux... la poissarde, la radiologue, la buraliste du coin de la rue sont des bourreaux, et ce sont des femmes... les hommes, n’en parlons pas, ingénieurs, marlous, pâtissiers... tous pareils, des truqueurs sanguinaires... non, jamais je ne me déferai de mes nuits blanches, voilà qui est bien clair, bien papillon.

    Plus l’horizon de ma mort recule et, voletant, se rapproche, plus ces damnées garces de nuits blanches truffées de gorgones, godets, banquettes de moleskine et tapes dans le dos me collent à la peau, me rembourrent… me font une grosse tête… chaque matin je me retrouve au tapis avec un peu de lard en plus... au total, ça m’en fait une sacrée couche... du lard sacré, n’est-ce pas, du lard de papillon... du lard fluorescent, du lard tout court... d’année en année du vrai lard de baleine.. de bonne sœur et de baleine... de ce lard nomade et majestueux qu’on s’en va harponner de l’autre côté du monde, à la barbe de soi-même... là-bas, tout là-bas, au fin fond de la forêt de Bornéo les petites sœurs du Sacré-Cœur de Jésus et de la Visitation Réunies en font, du lard, en toute Conscience... le lard tropical de l’abnégation, le lard invisible du temps qui passe... le lard de l’espèce, le suif générique, le gras-double du nombre... le lard du rêve épais jusqu’au vertige qui enrobe la vérité... le lard des vierges rassises qui en est tout pourri, de vérité, comme un foie mûr à point, cirrhosé à cœur... ce satané lard des Droits de l’Homme qu’on déroule en grimaçant, qu’on arrache de son tréfonds d’un geste lent de scaphandrier puis, dansant d’un pied sur l’autre, qu’on se tartine sur la gueule... c’est bon d’avoir le nez tout brillant du gras du monde... qu’il soit béni le gras du monde... hein, dites !... avec tout ce gras, on en a pour un moment...

    Projet impossible, vieille chimère des nuits blanches : on part en expédition debout à l’avant de soi-même... on harponne le léviathan, on laisse filer la ligne, on fatigue la bête, on la " fabrique "... et juste avant l’aube, on l’arrime à flanc de navire. Reste plus qu’à taper dans le tas : tailler, crocher, dérouler le lard, le gras... et c’est dans ce gras-là, le gras du monde, qu’on se sent vivre, hin, hin... dans le vacarme des oiseaux de mer qui se disputent les miettes du monstre... prêtez l’oreille, vous qui, tantôt assis, tantôt debout, vous rendez à votre travail : il y a quelque chose du langage du RER dans les sifflements du vent, dans cette prose ronflante dont la force redouble à chaque coup de roulis - et quelque chose aussi de l’implacable cohue matinale dans le flot ricanant qui submerge la carcasse, puis se retire avec un grondement de cascade pendant que le soleil se lève... quelque chose de diablement efficace... une communion, une fusion... oui, c’est dans cette conjonction de l’orbe véloce du RER avec la course du monde, le monde glissant de la mer et de la chasse, ce capharnaüm où l’on dérape cul par dessus tête dans les liqueurs, les baves, les glaires, les humeurs vitreuses, les odeurs d’algue et de délivrance, les dérobades du navire et ce silence étrange qui rôde au creux des lames... c’est dans le hululement familier d’une rame en plein virage, dans les bassinets, les couches, l’horizon qui bascule, les modulations incessantes du vent dans les espars, les haubans, les drisses, le geignement sourd des élingues qui tiennent le cétacé enlacé au bâtiment... la danse des mains qui crochent dans le cordon et qui taillent, des oiseaux qui tourbillonnent et qui piaillent... c’est dans la solitude du large, dans les draps blancs de la bourrasque où résonnent le choc des wagons, le hurlement misérable du nourrisson, le froissement des liquettes, la succession des vagues, le gémissement rythmique et languissant d’une poulie perdue dans le gréement qu’on se sent vivre...

    Mais si c’est ça, la vie : une nuit blanche… un tunnel de RER... comment pourrez-vous jamais - vous qui n’êtes plus tout à fait un nouveau-né - faire les deux pas bien assurés qui vous conduiraient, loin des ténèbres de l’être, au clair de soi-même, dans la paix de la connaissance ? Essayez par curiosité de considérer le jour à la lumière d’une de mes nuits blanches, une seule, et vous verrez... encore ai-je hérité de mes ancêtres une manière à la fois impérieuse, insidieuse et méthodique - parlant chiffons, politique, peinture - de m’inscrire dans une " logique déferlante de l’instant " qui m’est en quelque sorte une seconde nature, un passe-partout mental... tiens, regardez comme c’est curieux : une carte postale de l’église du Suquet !... humpf... je me situerai donc, si vous permettez, à mi-chemin du soudard et du chroniqueur mondain... vous voyez la dégaine : le poids du corps porté en avant et à gauche de la pensée, la pince ferme et l’antenne mobile, je traverse en cliquetant le jour d’aujourd’hui... tout va bien... j’ai seulement fait la bêtise de bâtir la chitineuse carapace de mon corps autour du vide... me suis établi au bord du gouffre par tous les pores de ma peau... exactement comme d’autres s’installent dans un chalet confortable au bord du Léman ou dans une villa en béton sans prétention sur les côtes du golf de Saint-Tropez, ou encore dans un pavillon en meulière non loin d’une voie ferrée parce que le terrain y est moins cher... la pince agile, oui, peut-être, et la carapace accueillante... mais quel trou noir !...

    Prenez la file indienne des ouvriers de l’Assommoir débouchant du 19ème siècle au pas fataliste du bagnard pour s’enfoncer dans la boue des tranchées de 14... vous parlez d’une vie de crabe : regardez-les mourir dans la mélasse, ces pauvres crustacés... puis ressusciter, les uns machinés en juifs, moujiks, prolétaires anonymes, anars, tziganes, Front Popu et rebelote... et j’en suis... de toute ma carapace angoissée, j’en suis... atout cœur, vlan !... et les autres tartinés au Demoiselles d’Avignon, hommes de science et de pouvoir, petits entrepreneurs et toute espèce de porteurs de cravate, brahmanes à cordonnet, puceaux atomiques, punks somnambules à puce et à souris, milliardaires chinois de sac et de corde et l’immense foule des gens sérieux adorant tel homme-dieu à tête d’éléphant (une bonne idée, l’éléphant) et l’autre, le Fils de l’Homme avec sa Sainte Pucelle de matrone, la Madone (autre bonne idée, la Madone)... je la retiens, celle-là, tiens... avec son polichinelle dans les bras, sa face en étiquette de camembert et son sourire amoniaqué !... la Vierge au Lardon... à la fondue bourguignonne, au calamar farci, aux petits oignons... cette Constipée, cette Enluminée... qu’on me jette donc sa Trogne Séraphique et toute sa hiérarchie d’icônes par dessus bord, à la russe !... han et ouste !… décidément j’ai la pince coriace et l’antenne dépravée... je ne suis qu’un homme... oooh... qu’on me l’étouffe dans un sac en plastique transparent, comme une salade Mac-Do dans son blister sur fond de bannière étoilée, ségrégation, prohibition, jazz, drive-in, laissez-les-vivre, base-ball... qu’on me farcisse de plomb sa tête pleine de grâce... que tout l’ingénu de sa cervelle me gicle dans les yeux... qu’on me vidange son lardon... qu’on me l’étrille, lui, et qu’on me la décolle, elle, la Toute Sucrée... elle gigote encore, elle s’agenouille, elle ressuscite, elle rapplique avec son bout de gras ?!... satanée Vierge-Marie!...lui, le pauv’trognon, il est pas responsable... pas encore... et pourtant son compte est bon... mais c’est d’elle qu’il s’agit : qu’on me la soumette au rut des bisons, que tous les troupeaux des prairies de l’Ouest lui passent dessus... et qu’on me la finisse à la chaise électrique !... (est-ce Dieu qui a inventé la chaise électrique, ou bien l’Américain ?)… au protocole de la Maison-Blanche... aux lions du cirque... qu’on me la jette entre les pognes du Nixon de service, sa Cosa Nostra, ses barbouzes, promotion de la guerre du Golfe, tapin dans le désert d’Ethiopie... safari-feuille de rose en jeep à baldaquin... qu’on me la découpe enfin - et cela, je vous le demande à genoux en tant que votre créature, ô mon Dieu (une créature que vous avez daigné - il y a de cela une demi-douzaine de siècles, ça fait pas bien longtemps - élever au rang de Grand Inquisiteur !... pour votre plus grande gloire!...) - qu’on me la découpe enfin, ô mon Créateur, sein par sein, cuisse par cuisse en petits morceaux rangés par portions dans des assiettes et qu’on me la dévore toute crue - un vendredi - toute sanguinolente !... par japonais interposé !... Tokyo-Septième Ciel aller simple, l’hémoglobine en prime !... Alléluia !...

    D’un autre côté... car elle a plus d’un côté : elle en a deux, comme toutes les images... côté jardin l’auréole d’infinie mansuétude, la gloire confortable d’avoir mis bas le gnard divin... côté cour la jarretelle, la grimace équivoque du gibier de macadam recyclé en Sainte Nitouche des Calvaires... nimbée d’une salacité occulte et pour ainsi dire cryptogénétique... mais indéniable... déjà perceptible dans son parfum de vierge à trois sous... libidinal mine de rien... penchez-vous seulement derrière le retable où elle sourit humblement et vous verrez, à la lueur des cierges vendus à l’unité, son popotin sacré... en l’espèce une vraie croupe de cheval, avec tout ce qu’il faut de viande à l’étal... du haut-relief, de la ronde-bosse à foison, une vraie joie de sculpteur... et ils s’en sont donné, de la sensation, les bougres, les Buonarotti, les Maillol, ils se sont payés sur la bête... vous n’avez qu’à visiter les musées... formidable collection de protubérances, au rez-de-chaussée comme à l’étage... toute sorte d’emballages... depuis la petite sœur des pauvres sanglée percheron jusqu’à la fesse pure, et de grande envergure, abondante, fière, noblement impudique... ô mystère... dans le secteur surréaliste on peut même contempler une allégorie de la maffia soviétique sous la forme d’un Petit Chaperon Rouge retranché, pelotonné, paltoqué dans la fente ombreuse, le sourire vertical d’une Madeleine aux cuisses de Cyclope... citons pour mémoire un Eltsine déguisé en Cendrillon, pas très convaincant... autant essayer de maquiller une mygale en cigale, Catherine de Russie en Cosette... vous voyez d’ici la petite souillon hugolienne, yeux et sphincters écarquillés, se tapant Raspoutine : pas très sérieux... plus loin une vierge façon Jeanne d’Arc mariée à Mussolini, le tout disposé en triptyque : au centre, elle et lui en train de se livrer à leur activité favorite (elle souriant jaunâtre, lui fascisant verdâtre)... avec de part et d’autre deux variantes : à gauche, elle en pute chevalière, string violet, bottines de midinette, énormes mamelles blanches cerclées de tôle d’acier ; lui en khmer-rouge, lunettes noires et chemise blanche, fœtus au poing... à droite, elle en mante religieuse, chapeau tricorne à tête de mort et tutu rose, une verge sanglante fichée dans les mandibules ; lui en ayatollah au rire dément, exhibant son entrecuisse dévasté et masquant à demi le Boucher de Treblinka, Barbe-Bleu ou quelque maître chien, j’me souviens plus très bien... lui en mollah... moi en Père Noël sadique... lui en Inca, en Nini-Peau-de-Chien, chef Comanche, Eugénie Grandet... Sainte-Gudule, priez pour nous...

    Rien de tel, en vérité, campé au centre d’une jolie petite église de campagne et visant la fente au tronc des pauvres que d’enfiler à sec, déguisé en Père Noël, en Staline, etc... (et non pas, je tiens à le préciser au vol…, en Baby-Doc, pas plus qu’en brontosaure ou en Prince Charles)… que d’enfiler, donc (bis), un authentique troufignon de Vierge-Marie ou, s’il est déjà " en main ", le fondement stupide de bonté d’un martyr pur jus... rien de tel que le spectacle de l’auréole de la béate victime en train de se friper, de se racornir, de se fendiller, de se dissoudre dans le rire mauvais, le tonnerre roulant des applaudissements de tous les saints complètement stone et tout à fait débraillés avec, par dessus le marché, le charmant dreli-drelin des enfants de chœur dansant la farandole des morts, nus comme des vers... ah !... et la sono à fond débitant des spirituals, les trompettes thibétaines, et Higelin... gasp !... je ris et je pleure, mais que tout fasse ventre, ô mon Dieu, car tout doit disparaître... y compris Vous-Même en la personne du Petit-Jésus que nous allons exposer sur une claie de roseau - un Moïse - pour le faire sécher au soleil et le réduire façon Jivaro, réduction que nous réduirons elle-même en poudre... une poudre plus aphrodisiaque encore que celle qu’on tire des cornes de rhinocéros, et qu’on ingérera, puis qu’on éjaculera en guise de crème chantilly (à la mémoire du joyeux bobard de la multiplication des pains) à grands coups de rein, les yeux bridés par la jouissance, sur les pièces montées des repas de noces, les babas industriels des cantines du comité d’entreprise, les raviolis alla bolognese des tourtereaux à Venise, les douilles d’obus pleines d’Irish Coffee des banquets d’Anciens Combattants, les potées d’artichaut des Restos du Cœur, les tartelettes et les aspirateurs des kermesses de bienfaisance, les pizzas Royale à la poitrine salée des partouzes de gérants de station-service, les petits fours des concentrations de miraculés de Lourdes, les hot-dogs des académies de billard français, les strüdel en carton des sauteries de kinésithérapeutes...

    Poussé, donc... chassé, tourneboulé comme par la poigne inspirée d’un boulanger ivre, d’un boddhisattva des fournils... propulsé à petits coups de gong vers l’obscure clarté du monde moderne... construit, façonné en même temps qu’expulsé vers le demi-jour ordinaire par une chimie interlope, une pulsation brumeuse et scintillante, un souple dandinement de la matière... une transe nucléaire... une haine joviale de mes ancêtres... une hâte lointaine... bref : livré à mon destin... coup de gong... me voici au sommet de ma nuit blanche dans la fraîche cadence de l’aurore... tout pourrait être si simple... il suffirait, juste après le dernier bang ! du gong... il suffirait, par Bélénos !... d’un jet d’eau lustrale, d’une giclée de cervelle de vierge, d’une bolée de pissat de cheval, d’un dé à coudre de Jouvence de l’Abbé Souris pour... mais... je sens une résistance... quelqu’un en moi ne l’entend pas de cette oreille, quelqu’un de pressé... quelqu’un qui frappe : " ouiii, entrez ! " criai-je étourdiment et c’est la ruée, l’instantanée régression... ma cervelle retournée comme une chaussette, tous mes complexes à l’air !... tout ce que j’avais soigneusement oublié de moi brusquement recensé, ravivé, déferlant sur moi-même... le reptile sous-jacent sautant sur les épaules du citoyen et montrant les crocs...

    Brusquement je me rends compte que l’intérieur de ma tête est rugueux... que ma vie intérieure n’est rien d’autre que la longue, l’éternelle minute d’un arbre... j’étais déjà très lent, me voici tout à fait immobile, les bras au ciel... je baigne dans le chant des oiseaux, dans l’indicible, la frissonnante, la chlorophyllienne extase des feuilles... je ne vis plus que pour mon duramen où je m’accumule, où je m’engrange... je crois entre les hautes murailles d’un espace d’où la durée s’est retirée... me voici dans le donjon, le houppier de moi-même... de là-haut, je regarde le temps agripper le temps et rouler dans la poussière, s’acharner, vociférer... après cinq milliards d’années de procédures dont sept millénaires de Culture, hurle-t-il - j’entends sa respiration incertaine de plaideur cacochyme, d’avocat véreux, d’huissier hystérique siffler le long des hautes branches de mon ego de baobab - j’ai bien le droit de m’envoyer cinq malheureux milliards d’homoncules !... sa voix résonne et se perd dans la ramure de mon âme déserte... où donc est passé tout le monde et le tralala ?...cinq milliards, tout de même.. et ma pomme à lunettes ?... ah, je m’en doutais, ils m’ont laissé tomber... livré à Newton, aux charançons... et c’est maintenant, oui, maintenant que je suis seul, pauvre et malade, maintenant seulement... que je sens monter, roi déchu, tronc pourri, le flot de sève de la vérité…

    La vérité, voyez-vous, Madame, Monsieur, - et c’est là que le bât blesse - la vérité en fait de dignité humaine, c’est que nous ne sommes tous, c’est que je ne suis, moi, réduit à moi-même, qu’une bête de somme à la dérive... et non pas un arbre, non, pas du tout... rien de plus qu’une carne inquiète de son picotin... le voilà, l’homme, ce fleuron de l’Evolution, ne cherchez pas plus loin : une espèce d’âne universel en quête de son sancho standard... arrachez-moi les oreilles si vous voulez, écartelez-moi, ébranchez-moi de pied en cap, mais trouvez-moi mon fardeau, ma bride... mon frein, ma croix, mon maître... mon bokassa, mon pinochet, mon pol-pot... mon super-quichotte... arrachez-moi tout ce que vous voulez pourvu que j’embrasse ipso facto la vocation que ma Conscience ressasse à voix basse depuis la nuit des temps - ressasse et me vante, et me chuchote : pilote de ligne, roi, rentier... homme d’affaires... professeur agrégé, ingénieur des Ponts, thurifère... Mimi Pinson, generalife, dromadaire... en tout et pour tout, je ne suis qu’une carcasse, un fonctionnaire... une âme en pointillés à compléter avec de la viande, des légumes et des chansons, beaucoup de chansons... du son et de la lumière... de l’audiovisuel à foison... moyennant quoi, corvéable à merci... un paquet de tripes au garde-à-vous... un petit tas d’opportunisme solidement vertébré... d’où viennent tout juste de s’effacer, derrière le tremblement de la voix - et sous la pâleur de la peau - le grondement du tigre, les rayures et l’irisation du maquereau... complétez le tableau en me collant au bon endroit (il est marqué d’une fente) le croupion d’un oiseau de paradis, d’un coq de bruyère, d’une pintade... et dans ce croupion un doigt d’esquimau... ah, je suis seul, pauvre et malade...

    Mais d’abord et par dessus tout, je vous en conjure, parez à l’essentiel : empilez-moi du baudet sur la structure, du baudet à gogo... du polonais, du turc, du négro, de l’aborigène alcoolo, du manar philippin, du boueux maghrebin, du soutier indien... du paria sans frontières... là-dessus un chouïa de rupin... n’importe quel petit gros en Mercedes fera l’affaire... (c’est choucard un petit gros à bretelles texan ou bavarois pétant l’oseille... sniffant son rutabaga... et quel bonheur de le voir extirper de son gilet un oignon rutilant, froncer le sourcil, hu, hu... pour dire enfin : cher ami, eh bien... il est dix heures moins le quart !) mais surtout, j’insiste : du quidam, du simple quidam ... de l’adolescente lèche-vitrines à pleine truelle... à pleine auge, à pleine bétonnière... giflez-m’en bien l’ossature, bloquez-m’en bien la carcasse... de ce pékin brut dont on fait les foules... du citoyen encore indéterminé, frais débité dans la masse nourricière de l’espace-temps... de la pâte lisse de grosse ménagère à chignon, le souffle court et l’oeil cruel sous le fichu bleu à poids blancs... bourrez-moi jusqu’à la gueule d’adjoints au maire, d’attachés commerciaux... repeuplez-moi en gibier d’hyper cavalant au milieu des gondoles... reconditionnez-moi en pigeon à carte bleue agrippé à son pouvoir d’achat, en jeune loup calibré marketing flairant sa cible : le pré-retraité en jogging, à banane, féru d’annonces matrimoniales (" vieux canard gras cherche gaveuse délurée pour se finir au Sauternes ")... dépêchez-vous, je tremble sous ma couche de gelée primordiale, je tremble d’un tremblement minéral, sismique, satanique... d’un frisson inhumain de ptérodactyle aux aguets... plus vite, plus vite... crédié, crénom de nom, pfffouuutt... tac-a-tac... taaah... je craque d’angoisse... sont capables de me le refuser, ces enculés... le CREDIT !... coup d’œil en biais, stop, léger coup de roulis... la machine tourne... cigarette !... droite de hauteur... derechef regard en coin... pouaaah ! j’hésite à me reconnaître derrière ce chariot plein de nouilles et de lessive... et pourtant c’est moi, eh, eh !.. c’est bien moi !... hurlé-je d’une voix de chanoine récitant les pronostics de Paris-Turf... poussant vaillament - j’allais dire héroïquement, j’allais dire mordicus - vobiscum - mon chariot plein de packs et de blisters dans une orgie de néon, de boîtes de crabe, de yaourts et d’amuse-gueules... moi postillonnant à voix basse, gesticulant à voix haute et jonglant avec le tas d’ordures de mes péchés mignons, ah !... qu’on me rende la flamme de mes vingt ans, que je me touche et me torche avec !... misère !... je fus si vain, si bruyant, si myope en ce haut miroir des bains de minuit : la lune !... l’enfance, l’amour fou... les potagers mystiques... les fromageries troskystes !...

    Ouf. Et la décharge municipale à la sortie du village, une nuit de Noël, cette décharge fumante, circulaire, étrange et belle comme un anneau de Saturne qu’on aurait décroché du firmament pour le sertir dans les bois, les mares, les champs laqués de givre de la campagne silencieuse... ah, je suis seul, pauvre et tutti quanti...

    Vous comprenez maintenant... vous ne pouvez pas ne pas comprendre combien c’est simple... et pourquoi j’en suis venu un jour à me gratter la tête... faut dire que l’Inde n’est qu’un immense élevage de poux (mais de puces, point)... ou, si vous préférez, un immense vitrail de femmes qui s’épouillent à la chaîne, à la gracieuse, à la bougresse... la démangeaison vue comme une cathédrale, bonté divine !... une rosace de femmes pouilleuses éclairant le monde... un monde orange, bleu marine, rose indien... un Poliakoff... à me gratter la tête, donc, et à me demander comment diable, dans ma courte vie d’esclave japonais, d’eunuque du Grand Moghol, de loueur de chaises sur la Croisette et finalement de pdg d’une petite entreprise de nettoyage à sec sise à Lübeck, non loin du port (ce n’est qu’après cette paisible teutonnade que je me suis réveillé en Inde), comment diable ai-je jamais pu trouver le temps de reconnaître la lune ?... je vois pourtant très bien mon être - je veux dire mon être-là, mon ça et mon - détacher une personne, en l’occurrence moi - je veux dire l’âne, le dromadaire de mon Surmoi - la détacher, donc, cette personne, de la noria des réincarnations... ouais... je me vois très bien en train de m’activer autour de la bête, grogner, pester, défaire quelques nœuds pour larguer enfin, ni vu ni connu, mon bruyant karma entre deux planètes, hin, hin... le drôle de satellite !... genre casserole... une casserole pleine de foutre où on aurait planté 36 chandelles... mais dites !... quel soulagement, quelle légèreté !... finie la constipation spirituelle... au trou les granulés métaphysiques... aux chiottes les racines sacrées, les nécessaires origines... la formation de la terre, l’explication des oiseaux... préoccupations futiles, vous en conviendrez... et pourtant, tout bien pesé, cruciales... car il n’y a pas trente-six solutions : il y aurait plutôt, d’une part les trente-six chandelles fichées dans le foutre, d’autre part la lune, cette racine sphérique du phénomène temporel... la lune et la finance internationale... aujourd’hui encore, on dort mal au Vietnam... les petits soldats de papier se tortillent dans le napalm de nos rêves, leur fureur n’en finit pas de pourrir sous la lune... cette lune que j’avais aperçue durant mon enfance, simplement aperçue, comme ça, en passant.

    Or, maintenant, je la vois... j’ai dû l’appréhender lentement, la reconnaître insensiblement, décennie après décennie, avec peut-être des éclairs, des plongées obscures, des visions, des absences, des raccourcis... des bonds en avant... elle m’est devenue évidente, soit directement par son invisible et souveraine influence, sa danse amorphe, cyclique, vaporeuse, son fumet léthargique, son ovale élégant, liturgique... soit indirectement par la lente résurgence de son troisième quartier entre deux vins, deux courriers du cœur, la contemplation des plaies du Seigneur (lui qui, de toute sa vie, ne sera jamais monté à cheval... prions pour lui), l’épluchage régulier des cours de la Bourse, les poids et haltères, la philosophie - pardon, je voulais dire : la philatélie... la convention internationale sur les prisonniers de guerre... peut-être aussi par la pratique entêtée de la théosophie, cette salade russe... ce substitut de transfert... soit encore par tous les saints (je pense en particulier aux stylites, et plus généralement aux anachorètes), les passeurs sur la Volga, et tant de grands noms, tant de légendes... cette lumière mate, ce discours argenté qui tombe des Pascal, des Platon, des Machiavel et de tant d’autres encombrants cadavres... Tolstoï, Freud, Ponce-Pilate, Guillotin... à leur évocation je suis pris d’une envie de jouer au golf, une envie de femme enceinte... je n’ai jamais vu de feux follets, encore moins de fantômes, mais ce que je peux vous... hips... ou encore j’ai pu l’apercevoir - la lune - par la fenêtre de la maison d’en face, et plus loin - mais plus loin, c’est le pain doré d’un vieux mur émietté sur le velours du soir... le point de départ d’un trafic ambigu entre patience et mémoire...plus loin, oui... là-bas, sur la côte, au fin fond du bord de mer, dans les cystes, les cyprès, les oliviers... les margousiers, les cocotiers... du côté du paysage : la mer et son geste appliqué de couturière, la lune en mirador, les gémissements d’hommes suppliciés...

    Enfin, je l’ai peut-être vue, tout simplement... tout le monde a vu la lune... mais je ne crois pas... un jour aperçue puis, fortuitement, vue... dans le sens où voir, ce peut être aussi consommer... vue comme d’un cul on peut, dix, vingt, cent mille fois dans une vie, s’en mettre plein la vue... comme on peut - comme on a pu - se torchonner à refus de son goulu, de son grain, de son lisse, de son ferme, de son gauche... il y a dans tout cul un je-ne-sais-quoi d’ironique, de presque menaçant... qu’il s’agisse du cul de la maîtresse d’un dignitaire ecclésiastique (genre nonce apostolique), de celui d’une excitante et moche héritière (genre reine d’Angleterre) ou de celui d’une bergère tamoule : celui-ci ombreux, musqué, satiné... musulman parfois... chrétien souvent.. hindouiste le plus souvent... en tout état de cause et tous postérieurs confondus, la contemplation d’un cul induit généralement les perceptions et affects suivants : premièrement la surprise, ah... ce n’était que ça !... puis une douceur singulière émane des deux globes, une émotion dépaysante... comme si ce cul, vous en regardiez le négatif... une douceur astringente, et comme infusée de violence passive, une léthargie narquoise, une cécité repue, assurée de ses objectifs... poterie tiède, pateline, malléable, insondable, imparfaite, infinie... donc vue, tout simplement vue - la lune - mais je ne crois pas, n’ayant jamais été croyant... j’avais seulement cru l’être... ce jour là pourtant, je jurerais l’avoir sentie me traverser toutes voiles dehors... l’avoir sentie proprement m’azimuther... ensuite, c’est une autre histoire... engagé par la veulerie générale aux prudentes culbutes de l’imitation, j’ai chu en bloc dans le respect de l’uniforme et dans celui, contigü, de la Caisse d’Epargne... adieu lune, Reine d’Angleterre, musculature tamoule, angelots à trompette...

    Dorénavant, loin de m’investir dans aucun cul, j’ai plongé tout bêtement et tout de go dans l’épais porridge financier des gens importants, j’ai fourgonné dans le négoce international des ruminants... porridge, porridge !... tout n’est que porridge... un porridge d’où je n’ai pas tardé à émerger sous la forme d’un jeune cadre aux dents longues, pantalon bouffant et chemise Lacoste... ambiance reggae, beatles et barbecue... la lune ne me fut plus rien qu’une balançoire, happé comme je le fus par ma carrière... je m’enfonçais d’abord dans un amour des plus niais, fruité, boisé, renforcé aux angles, astiqué deux fois la semaine, assorti à mon buffet Henri II : 24 mensualités de 375F... puis un amour à feu vif, à la mode " tourne et retourne ", un amour bleu, saignant, style côte de bœuf, une de ces côtes de bœuf à la moelle comme on en sert encore à Paris, du côté des Halles... une côte de bœuf au sommet de laquelle je me vois très bien, bon an, mal an, atteler mes lèvres parsemées de feuilles de thym et de fragments de poivre à la charrette d’un baiser de haut-bord... la formidable charrette d’un baiser de haut-bord... j’entends parfaitement – malgré la distance : dix mille kilomètres, un quart de siècle - le charroi de ce baiser barbare : les roues bandées de fer écrasant le gravier multicolore d’une dentition panique, aux gencives hérissées de fenouil, d’ortie, de millepertuis... ou peut-être le cliquetis fourmillant d’une horde de dactylos... un peuple de mandibules en marche, l’affairement aveugle d’un nuage de sauterelles... la progression continue d’une armée d’automates (la voix baisse d’un ton)... un petit chien suit l’attelage, langue pendante...

    Je suis peut-être un psychopathe, n’empêche que je vous salue, Roméos de tout poil morts au champ d’amour... martyrs de la passion, hein ?!... mais très peu pour moi !... alors, sautant de cette foutue charrette, je me suis lancé, plein de confiance en moi - plein de cette confiance en soi pachydermique, front plissé par l’effort de ne penser à rien, du sportif - je me suis lancé, téméraire et couvert par les caméras du 20h, en deltaplane depuis le sommet de la courbe de croissance des pays sous-développés (un tonnelet de 50 litres de Guiness arrimé sous l’aile) à l’assaut du record de capacité des buveurs de stout... survolant chope en main les favelas haut perchées de Rio-de-Janeiro... l’Atlantique Sud, l’Atlantique Nord... la Manche... la Tamise... Big Ben... pour m’abattre saoul comme un phoque au cœur même du vieux cœur battant de Wall-Street sous les ovations d’un team de lords poivre et sel en adidas et survêt... mais baste !... et foin de la poudre aux yeux... vous voulez que je vous dise la vérité ?... j’étais fatigué, assis derrière mes lunettes noires au bar du Carlton, regardant Ste Marguerite emporter ses pins parasols au loin et plus près, sur la droite, le nuage de mouettes au-dessus de l’égout... et plus près encore les palmiers frissonnants à tout de rôle, talonnés par le tic-tac de la mer...

    J’étais fatigué de haute misère, je n’avais moult goût à rien, je rêvassais... et soudain, très lentement, à une allure progressivement vertigineuse, je me suis fondu dans le décor... je me suis fait goutte d’huile dans la mayonnaise sociale voilà tout... au point où j’en étais... on appelle ça le désespoir de la cause, ou de la goutte... et c’est tout à fait ça : c’est à cause du désespoir, c’est la goutte même du désespoir, bref : il ne me restait plus qu’à éponger cette goutte, cette cause, qu’à disparaître dans la mayonnaise... notez qu’il faut de longues années pour faire d’un homme normalement constitué la goutte en question... surtout si on la veut légèrement pimentée, sans plus, nos semblables ayant le palais très sensible... mais moi... moi qui vous cause...

    Non, franchement, j’ai eu un mal de chien à me l’arracher à moi-même, cette goutte... et de ce mal d’ailleurs, il me reste un peu de chien... du chien dans la goutte... comme quoi il faut savoir, parfois, cracher dans la soupe, au risque de se retrouver seul à table... et seul, je l’étais dans cette aventure, dans cette mayonnaise, comme seule peut se sentir vraiment seule une bouteille à la mer... mais prudemment fluidifié à l’acide acétylsalicylique, mais convena-blement relevé à petits coups de cayenne - vous voulez la recette ? -, le fait est que je n’ai pas vu le temps passer... le temps ?... je l’ai reflété : la lune en est sortie comme le dentifrice d’un tube, et d’une bouche en cœur l’haleine fraîche... une lune fraîche, donc, et dispose, toute allumée, toute encodée, avec les agios de son immémoriale gravitation... le genre de lune qu’affectionne l’œil des navigateurs et celui des cyclones, sans oublier Vénus... ni Marx avec qui je suis très lié... un peu d’ail frit, un doigt de madère... mais n’en faites pas tout un plat, dites-vous bien que ça va, ça vient : moi, par exemple, avant, j’étais au Crédit Agricole, eh bien ça fait trois ans maintenant que je suis au Lyonnais... vous en faites pas... non !... tapez-vous plutôt le derrière par terre en croquant une pomme ou, si vous ne trouvez rien d’autre, un jambon beurre... car au bout du compte, que d’obscurité pour une seconde de lumière !

    Tenez, nous allons faire le point ensemble. La sirène de l’usine de textiles lance son signal, son interminable signal. Il est donc six heures et demie du matin... l’heure rêvée pour penser à toutes ces soirées si réussies dans un bon petit restaurant - boiseries, bouquets de fleurs, blues des années trente en sourdine - où étant et parlant comme devant, rotant par dessus et toujours rien, toujours la même histoire : l’esprit organisé en passe-plats, le genou en pomme de mât, le verbe en drapeau et puis le chèque en bois... lui : hum... j’ai beau avoir le rire large d’épaules (allumant, selon sa bonne vieille habitude, la cigarette qui suit l’œuf mayonnaise)... elle : dis, la machine à laver... lui : oui, je sais, chérie, tu fais bien de m’en parler, faut changer le joint du robinet à cause de la goutte (prenant le rictus d’un fou furieux) faut lui tordre le coup à cette goutte !... elle (fronçant les sourcils) : elle sent le chien... (rêveuse) ben oui, la goutte... c’est bien beau d’avoir mis une boîte de conserve juste en dessous, n’empêche que ça fait six mois qu’on la vide trois fois par jour...

    Bien. Mais d’abord, si on se vidait un petit verre ? Dans la nuit indienne ? Bien tranquillement ?

     

    3

     

    Pour bien connaître la nuit indienne, pour y boire un verre - pour s’en servir comme les navigateurs de la lune en haute mer - pour s’y plonger, pour s’y retrouver… il y a lieu de revêtir un scaphandre d’odeurs : la suave, la sournoise émanation du frangipanier et la franche odeur de la merde… mais à quoi bon faire le point dans la nuit indienne ?… une seconde s’il vous plaît…

    C’est vrai : à quoi bon faire le point ? Dans la nuit indienne ou ailleurs ? Bien tranquillement ? Il peut m’intéresser, en effet, d’être perdu, éperdu, perdant… pas du tout renseigné sur ma position… il peut me convenir de gigoter au bout du hasard comme l’araignée au bout de son fil, au centre même d’une architecture invisible : celle de la pensée, piège arborescent, croix transparente, pure turbulence, pure ondulation du temps… notre bouillie mentale offre quelque analogie avec la structure aléatoire d’une goutte de rosée… les musiques du corps en sont la preuve vibrante, n’ayant que faire de notre vieux souci de cohérence : elles se contentent de nous mettre en phase avec le bond de l’antilope, le trait du lézard, le vol capricieux du moustique… en quoi la plus élémentaire prudence consiste à faire sauter sa vie comme une crêpe et, pendant qu’on fait le saut périlleux de la crêpe, à se payer un bras d’honneur en plein soleil, loin de sa peau étriquée, fripée, flagada… qu’est-ce en effet que vivre… sinon bondir, rebondir, pulluler en pleine nuit, s’enfouir dans le sable, sentir le chien mouillé, pondre des centaines d’œuf et se recommencer à toute berzingue comme n’importe quel scarabée, cigale, autruche, grizzli, tas de pierre… comme n’importe quelle crêpe !…

    Vous me direz : la vie quotidienne, bla, bla, bla… oui, je sais bien… je suis le premier à reconnaître que nous dépendons, dans toutes nos entreprises, d’un météorologie des pulsions collectives, d’un Gulf-Stream de la conscience tribale qui nous dépasse… aussi bien faudrait-il, pour faire de sa vie quotidienne un super bond d’antilope, obtenir l’accord et l’unisson de l’espèce humaine toute entière… et après tout, pourquoi pas !… on entendrait alors monter du globe une immense rumeur, quelque chose comme une chanson de gaillard d’avant élevée à la puissance d’un ouragan… les cinq continents à la dérive s’agitant sous les étoiles comme glaçons dans un verre jusqu’à l’ultime craquement… le navire de l’être alors s’inclinant sous une rafale de liberté, glissant gracieusement vers le large… le grand large… l’Eldorado…

    Mais non. Rien à faire, il nous faut vivre dans la cage d’un corps, derrière les épais barreaux de la connaissance… vous lisez, n’est-ce pas, vous savez lire et vous avez pris goût, cahin-caha, au jus sordide qui sourd de la promiscuité avec soi-même… les petits arrangements, les contes à dormir debout, les salades qu’on sert à son petit moi chéri… son moi !… ce patchwork d’autres, ce chœur de bons apôtres… ce récipient élastique où le délicat système des glandes se conjugue avec l’onde de la marée pour s’annuler dans un vagissement fébrile, un tic-tac perpétuel : moi, moi, moi… ô chimère, se jouer de soi-même, se recommencer à zéro dans l’immobile transcendance de la rosée !…

    Je suis sûr - car je vous connais mieux que personne, je vous connais dans le texte - je suis sûr que vous avez la conscience la plus aigüe du danger qu’il y a à vous croiser, à vous contourner dans l’espace exigu de votre propre peau tout en gardant la tête haute : nous sommes bas de plafond, n’est-ce pas… et vous savez qu’il est presque impossible - sauf pieds-au-mur et autres contorsions yogiques - de s’adosser à la matière même qui nous constitue pour regarder ailleurs, pour gicler enfin, ne serait-ce que quelques secondes, hors de notre intime taudis… et respirer… enfin respirer… je… je… aaapschhh !…

    A vos souhaits ! Dites… si nous allions nous accouder au bastingage ?… et contempler le sillage… les remous qui jaillissent de la poupe, par leur capricieuse mouvance, ressemblent à nos idées les plus folles… et regardez comme, insensiblement, ils se résorbent dans l’immensité liquide, brrr… maintenant - si vous le voulez bien - nous allons observer une minute de borborygmes (je vous aurais bien proposé une minute de silence – c’eût été avec plaisir – mais nous avons mangé quelque chose à midi, qui nous rend le silence impossible), une minute de borborygmes, donc, à la mémoire des Orphée, Eurydice et autres grands voyageurs : Sisyphe, Prométhée, Ulysse qui, comme nous, ont vainement tenté de se débarrasser d’eux-mêmes…

    Et je les comprends ! Je ne sais pas si vous me suivez… mais qu’on se retrouve par chance, ou à force de patience, une seconde - une seule, hips ! - hors du réduit mi-taudis, mi-bonbonnière qui nous tient lieu de pied-à-terre en ce bas monde : l’identité, cette daube, ce mirage… une seconde, une seule, délivré de soi-même… et le contour des choses alors – je ne sais pas si vous avez remarqué - s’accusant, se développant, se diffusant, nous sculptant le regard…

    Cependant, ce n’est qu’au grand large, quand il n’y a plus rien que ciel et mer entre soi et soi, qu’on se rend compte à quel point nous sommes inscrits, compris, reclus, monnayés, enkystés dans les rides de la terre, l’oubli rigide des cimetières, le papier peint d’une chambre miteuse, l’éclat doux d’une dent de morse… oublions un instant les adidas, la sono et l’ascenseur… c’est l’œil, c’est l’oreille du chasseur qu’il nous faut pour saisir dans l’eau trouble d’une vie la lente, l’imperceptible montée des choses, leur pétillement de champagne… une vie entière de sioux, de comanche, pour savoir hurler avant qu’il soit trop tard (mais déjà, tout est joué), hurler en sourdine, de tout son corps : viens !… viens, ô tremblante jeune femme, allons nous cacher dans l’avenir !… bredouillons nos lendemains avec le jus des mots, soyons glissants, adipeux, inexprimables… gagnons l’Orient du désir à la force du poignet et (ici, la voix baisse d’un ton) polissons-nous le chinois, mon aimable chérie, jusqu’à ce que notre peau rayonne de l’éclat doux d’une dent de morse… (le ton monte, devient pressant) écoute, on trouve encore des troupeaux de pinnipèdes - je ne dis pas : de proboscidés… mais bien de pinnipèdes - en villégiature sur de grands rochers confortables du côté de la Terre de Feu… des bêtes tout à fait présentables… eh bien c’est incroyable, mais il suffit de s’allonger posément à proximité immédiate de l’un de ces honorables sacs à viande, puis de le regarder te surplomber de ses deux précieuses canines, et de tous ses bourrelets…… il suffit, en somme, de s’adjoindre mentalement, corps et biens, aux trois tonnes de barbaque qui respirent à tes côtés… de bailler quand elle baille, la chose obèse… et de te lancer lourdement à l’eau - la bonne eau glaciale - quand la chose elle-même se rue lourdement vers la bonne eau glaciale…

    L’obèse alors se faisant à ton odeur, à la couleur de tes vêtements, peut-être même à celle de tes yeux… il suffit d’un peu de patience, enfin, pour qu’en toi se forme, j’allais dire un précipité de mammifère marin… un précipité joufflu… piscivore et joufflu… oh, je te reconnais très bien, ma chérie, dans cette puissante femelle assoupie… je goûte à loisir ton fort relent de poisson… j’en jouis en bon père de famille, je le partage même sans faire de chichis avec les innombrables manchots qui nous entourent… mais trêve de plaisanterie, hein, qu’en dites-vous, adorables jeunes gens, vénérables vieillards, mes frères… devenir un morse… un pinnipède, disons… corpulent ?… voilà peut-être comment faire le point – et le joint - dans la nuit indienne sans risquer de disparaître à tout moment - et probablement à tout jamais - dans la maigreur horrifique d’un passant… ou, musardant au bord du Gange, dans l’incongru rissolement d’une cervelle humaine…

    L’Inde vous happe et vous digère de cent manières plus étranges les unes que les autres… vous pouvez très bien vous enfoncer, vous résorber dans l’ondulation hypnotique d’une chanson, la noblesse érotique d’une porteuse d’eau, le hurlement d’un alcoolique, la spirale miraculeuse des fumées du santal, le coup de trompette d’un mendiant sacré… donc, attention… la nuit du sous-continent se descend comme un fleuve longeant la mer : debout sur le radeau des bruits et des odeurs, la sirène de l’usine de textiles établie en cacatois… gardez la tête droite… et froide… que le pays des saddhus, bientôt, ne soit plus qu’un souvenir, une simple goutte de beauté sur le pare-brise de votre mémoire… quoique la beauté soit idiote… et dites-vous bien que celle qui tintinnabule au rayon des couchers de soleil tropicaux dans ma tête de pioche ne fait pas exception à la règle… bonne qu’à vous faire attraper des hémorroïdes cérébraux (sur ce dernier point, mon exemple est éloquent : au terme d’une vie de voyage, je ne consiste plus guère qu’en une grosse pustule graveleuse)…la beauté, un concept séduisant, n’est-ce pas, mais qui ne recouvre rien… la Beauté, la Grâce, nous en reparlerons… dans ma quête éperdue d’un supplément d’âme, je me suis trop souvent égaré au milieu des jardins publics de la Culture… trop souvent oublié à faire des galipettes sur le doux gazon des concepts… tant il est vrai que supplément d’âme ne vaut pas poudre d’escampette !

    Trop souvent, donc, croyant embrasser l’émanation limpide et charnue de la Vérité, j’ai follement étreint le marbre glacial de statues adipeuses, vainement palpé, trituré, haché menu dans mes doigts frénétiques les froides majuscules de leurs fesses… et combien de fois, pris d’un vertige purement synesthésique, n’ai-je pas sangloté au seul va-et-vient d’une balançoire ?… autrefois le monde était plat et tout au bout, il y avait le Nombre d’Or : combien d’architectes se sont cassés le nez de la philosophie sur ce nombre-là, exactement comme on peut se noyer dans la carte postale de son nombril dont la copie conforme se trouve au milieu du ventre de la victoire de Samothrace, combien ?… mêmement, s’envoler sur son ombre, se retourner dans sa tombe (on ne compte pas les squelettes qui se retournent dans leur tombe), s’asseoir et s’apercevoir qu’on a fait pipi au lit, qu’on en parlera pas à papa mais s’il te plaît, mon enfant, passe ton bac, voilà maman, mission accomplie et maintenant tu es accoudé au zinc dans le crachotement du perco, tu entends le petit bruit de l’œuf dur, il est terrible, ce bruit - je vous le demande… combien ?

    Eh oui, on en est là, à mesurer l’ampleur des dégâts, à faire tous les jours la même chose, écroulé dans le fauteuil des bonnes intentions, la brosse à dents de la haine plantée dans le verre de ses lunettes, sonné par un retour de tibia ! Encore une fois… combien ?

    Architecte ou non, marchez donc quelques heures au bord de la mer, de nuit, et vous m’en donnerez des nouvelles... marchez, vous dis-je, au bord de l’eau, une nuit et vous verrez… vous boirez le whisky-soda des étoiles, le lait de jument du silence, le yaourt vanilliné de la solitude, vous suçoterez le flan au caramel d’un ego cramoisi, le vôtre… marchez, vous répété-je, et vous monterez l’escalier des vagues jusqu’au balcon de l’aube… là où, assis en tas, l’on n’est plus que le chiffon de soi-même… marchez, nom de Dieu ! Et vous serez vidé de la petite monnaie de vos manies, lavé de vos lubies par la grande lessive du matin… une fois encore - et cette fois ce sera la dernière - je vous le conseille violemment : marchez sur la mer !

    Bien, n’en parlons plus… de toute façon, ça y est… vous avez marché. Et maintenant vous êtes assis dans le sable, le dos et l’œil rond, l’intelligence pleine de faux-plis, environné de quelques mouettes qui s’en foutent… la nuit vous a paru immense et vous vous demandez vaguement combien de temps va durer le jour : sérieusement, les gars, blague à part… aurais-je jamais l’occasion de vivre ?… mais qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu !?

    Voilà ce que vous vous grognez à vous même, voilà ce que sera - je préfère vous mettre tout de suite au parfum - l’essentiel de votre méditation, non compris les inévitables cris de mouettes alentour… d’un autre côté, toutes ces conneries ça rend grognon… ça fait gazon… on en viendrait presque à regretter d’être né : n’ai-je donc tant vécu que pour me frapper l’être, le néant et le cul par terre de rage comme dans le hall d’un roman de gare où l’on exorcise par un solo de fesses le ratage de son train à une minute près ?… à cause d’une minette qui vous a étourdiment giflé ?… et alors vous lui avez attrapé le crachoir, à cette Sissi impératrice et vous êtes devenu roi de Bavière… ou à cause d’un gros salaud qui vous a croc-en-jambé sur l’air des lanternes, un beauf au regard de cuir, un tas, une montagne, une montgolfière de pus cravatée à la zèbre, montre à gaz et bretelles à tous les étages, hurlant à pleins viscères et s’élevant sous les verrières de la gare, lentement, dans l’inexorable tension de sa haine tandis que vous, hop, d’un trait de plume vous vous retrouvez là-haut, sur le podium, tout ébaubi, deuxième au concours mondial du lancer buccal de noyaux d’olive (18,57m) et plus haut encore, collé au plafond de la journée qui commence, au plafond du qu’en-dira-t-on, déjà très fatigué, en train de secouer un crâne de buffle…

    Oui, sans le savoir, j’étais en train de secouer lentement, solennellement mon frontal de ruminant plissé d’inquiétude… ô Vieux de la Montagne, Splendide Fripouille, dans quel traquenard suis-je allé me fourrer ?… la mer, la nuit, l’Inde et maintenant l’aube… une aube qu’à tout moment le soir - et peut-être la nuit de l’esprit, la folie noire - menace d’enjamber… une aube suant le brahmane et le truquage… je suis dans la panade, la pression monte, j’ai la vapeur aux naseaux… me reste plus qu’à foncer, furieusement foncer… oublier, oublier tout en vrac… à l’instant même retourner au sombre vagissement de l’hyène, à la voracité hagarde du tyrannosaure… ce monstre en contre-plaqué qui agite ses petits bras grâce à deux moteurs électriques de 350 watts… le fin mot de la sagesse est dans la désertion, la dévoration, le rire gras, le sommeil lourd… tout un monde fait la roue et fourgue sa monnaie de singe, fait sous lui en bégayant du croupion et part en vidange dans les chansons-guimauve, le bourdonnement des vêpres, les mots croisés, le bip-bip des satellites…

    Ca fait tout juste soixante-dix siècles que l’homme, à force de pressurer son éponge à neurones, en a tiré l’écriture… et déjà nous pouvons nous enorgueillir de plusieurs très riches aboiements de l’esprit, tables de multiplication, Bhagavad-Gita, Odyssée, code Napoléon, Mille-et-Une Nuits, annuaire du téléphone, Aventures des Pieds-Nickelés… le tout baignant dans le rouge : rouge-sang, rouge-fric, rouge-dieu… partout le même rouge… il n’y a de vrai que ce rouge, que les mâchoires en toc du tyrannosaure, que l’appel du sang, que la tuerie !… ah, moulin des ombres dans la lumière variable du bel aujourd’hui… crissement discret des termites à l’envers du décor… clignotement des enseignes au néon… perles d’eau sur les toiles d’araignée… la merde, la passion, la plaisanterie !… les fantasmes… ah, ah !… les Fantasmes !… écoute un peu… tu vas

    saisir, tu vas saisir…

     

     

    4

     

    C'est ça, mon chou, tu vas saisir... d'aucuns furent transfigurés par la contemplation d'un caillou...mais toi, non. Pas du tout. Tu vas marcher dans la combine : dix ans d'études. Marié. Deux enfants et leurs joujoux. Propres. Pantalons même pas usés aux genoux. Bien sous tous rapports. Femme et bijoux réglementaires. Tous les matins, le hibou de tes rêves cloué sur la porte de ton bureau... Un vrai massacre... allons, allons... après tout, tu ne fais que suivre le mode d'emploi du monstre moyen. Tout va bien. Et la question, la vieille question ? Celle qui te faisait t'écraser le nez sur la vitre du monde : oubliée ! A ta place : moi... ah, c'est toi ! Ouais, c'est moi. Comment ça va ? T'as pas une petite soif ? C'est beau, non, le soleil du boulevard sur les chromes du perco... j’ai écris, tu sais. J’attends une réponse, euh... oui, c’est ça, j’attends la révélation... disons, je l’ai attendue... je la voyais claquante, inattendue, claire comme eau de roche et poum ! une vraie baffe, la réponse, un vrai massacre... quoique là-bas, peut-être... on dirait le vrombissement d’une abeille... je crois que j’ai oublié la vieille question sur le zinc au moment précis où la réponse se posait sur la fleur.

    Un massacre. Un vrai massacre. Heureusement qu'on n'est pas des mauviettes... j'ai tué, les gars, comme tout le monde et pour être tout le monde : un chat, une salamandre et quelques cent millions d'êtres humains. Au bas mot. Des êtres humains qui ne m'avaient rien... bêêêêê... après quoi je me suis baladé en toute liberté dans les collines... j'ai bu le silence des cigales à même l'écorce des chênes-verts. J'ai occupé le haut bout de la table, celui qu'on réserve aux hôtes de marque. J'ai croqué la lumière, la croustillante lumière ! ... celle des sous-bois farcie de brindilles, celle de la route où s'étoilait le pare-brise de tes yeux, mon amour... j'ai croqué la tendre carotte de tes complexes, tournoyé de tous mes membres dans le scintillement quartzique de tes yeux de romanichelle, ô ma biche, mon lait de lune, ma dure, ma granitique oiselle... tu es celle par qui le fromage de chèvre arrive... celle dont je suis l'ange à cheval, le Pizarre, le Costaud des Batignolles... tu te souviens de l'égouttoir en bois ?... tu es celle, encore, par qui les cercles concentriques du rorqual émergeant des eaux lustrales de l'Arctique et soufflant, se propagent... or, moi aussi, je souffle ! ... comme tout le monde ! ... je souffle la chandelle de tes yeux liquides !

    Ecoutez : comme tout le monde - si tout le monde existe, cet enfoiré lubrique, ce nazi à rouflaquettes - j'ai pu constater que nos meurtres s'épanouissent sur cette planète aussi ingénument que fleurs dans la prairie, vent en poupe de pape ou pets de lapin lâchés sur une toile cirée... tu es celle, ô mon instantanée chérie, par qui se développe la lente photo d'une vie... d'ailleurs Trotsky ne vient-il pas de se réincarner sans coup férir au Tibet, à 4300 m d'altitude où, poupon impassible, il est à la veille de réinventer le zeppelin ? Et l'ombre de Napoléon panachée de César, de Landru et de Sainte Thérèse d'Avila n'est-elle pas multipliée à l'infini, dans son rêve de puissance, par la silhouette de Michael Jackson sur nos petits écrans ?

    La terre tourne en glissant là-dessus : il pleut, nous tuons... et nous tuons comme il faut, comme il pleut... à l'aube un coup d'essuie-glace, une trille et ça recommence... nous sommes les Paganini de la kalachnikov... tout est bon pourvu que ça recommence... pourvu que ça continue... la pluie tombe, Nelson et Brigitte Bardot se marient en grande pompe à Trafalgar et le monde peut bien s'affaisser sur lui-même, imploser dans la chandelle de tes yeux liquides et se perdre ainsi, goutte à goutte, dans la bobèche des galaxies, je m'en fous : j'ai la mort, la tendre carotte de la mort bien en main... j'suis cuit, les gars... la pluie peut toujours courir, d'ailleurs c'est ce qu'elle fait... la pluie, les phares, la route... les flaques d'eau retournées en gifles dans le déchirement de la vitesse... ça sent le poulet... tiens, LES VOILA…  merde, un barrage, faut piler ! ... mais pile, nom d'un chien, PILE !... arff... bruits de portière... ça claque, je galope dans la pluie qui trébuche... PAN ! le coup de semonce, pan !... et plouf, dans un fossé... c'est spongieux, ça pique par en dessous, la vie y'a qu'ça d'vrai, va comme je te pousse... faut de tout poufff... aie !... floc !... tchac... un projo !... s'refusent rien, ces salauds de cognes et pan !... y r'commencent, son et lumière, les fumiers... grouille, pauv'con... t'crever la paillasse, leur obsession, plus qu'à ramper fissa dans la gadoue, les ronces, la bave d'escargot... z'ont braqué leur engin, leur halogène de merde, les crocos, les tapirs... vont m'pourrir le croupion, ces râclures de cyclope... faire fissa, ouaaah... un geste de trop et t'es mort, hiiiii... rectifié dans le cloaque !... assez bavardé, autre chose à penser qu'à rêver... tricote, mon pote, à fond les burettes, Fangio... t'es le Fangio de la fange !... c'est le moment d'être à la hauteur... la pluie me rêve que je tombe et quand c'est la pluie qui tombe, t'as tout compris, c'est la mort-aux-rats qui te tricote les fesses, c'est ta peau qui les démange, gratte-toi le courant d'air... giiih... clac ! Au suivant.

    La pluie. Toujours la pluie. Toujours le bruit de la pluie comme un seul mot répété à l’infini, le petit bruit régulier des gouttes : oui, oui, oui... je vois les paysans eux aussi pris là-dedans, répétés à l'infini, imprimés dans la pluie comme fleurs sur un tissu... mais ils y sont suspendus, les chers bipèdes, en trois dimensions et par les pieds, style chauve-souris : pendus aux légumes, aux céréales, à la viande, à la Criée... le tout dans l'humide murmure céleste qui me dissout les oreilles à force de me susurrer que j'ai la mort-aux-rats aux fesses... un temps... deux doubles croches... le projo, la route, les phares... la pluie de biais dans les phares, dans le regard des autres, dans le regard des paysans... lesquels y sont suspendus, ce qui explique leurs mouvements lents, la foule des églises filant tête en bas, le klong ! des cloches en bataille, le jus de la foi s'écoulant par la mince fissure de leurs lèvres et recueilli dans la Trinité ouverte en parapluie... patience et longueur d'un jour sans pain, vous connaissez la musique... eux tous suspendus, moi j'étais celui qui se souvient de Dien-Bien-Phu... de tel détour de rivière (là encore, les cloches...), de tel coup de poker, de tel changement dans la lumière de tes yeux, ma biche, mon crin-crin, ma poularde... car le lointain de tes yeux est notre bien commun... le Nil Blanc de ton âme... l'efflorescence de ta vulve... le Dollar... les images de prospérité... mais pourquoi es-tu - hips ! - si triste ?...

    Le blé, par exemple, le blé... on dit (et Job a dit avant moi) : je suis plein de blé... j'ai fait un enfant dans le dos de la pluie et ça s'est très bien passé... aucune complication (pendant que nous nous reposions, nous, les enfants naturels de l'Histoire - quidams dans la foule - le blé, lui, poussait... et sa phalange, l'a-t-il récupérée ?... mentalement, nous nous frottions les mains... le baron Empain ?) ... nous sommes encore, de par la loi de la persistance rétinienne et celle de la résonance, et grâce aux vertus gyroscopiques du nombril - sans compter les strates de la paresse, de l'aboulie, de l'amertume - des paroissiens très présentables... des quadragénaires très respectables... tout juste un peu zinzin... là-bas le docteur avec son chapeau tyrolien qui se découpe sur la lueur des cierges... ah, c'est l'offertoire... la nouvelle maîtresse de Jules, à gauche, celle en rouge près du deuxième pilier... les cierges vacillent, le curé a oublié de fermer la porte du presbytère... et cette toux qui résonne à travers toute la nef, vous la reconnaissez, n'est-ce pas ? ... j'en vois, à droite et à gauche, qui se sont " abîmés " dans la prière... manquent pas de culot... le St Joseph en plâtre et nous, les bons paroissiens en os de baleine... sanctifiés par tant de précautions utiles, j'insiste : utiles... des précautions qui s'imposent pour ainsi dire d'elles-mêmes... et pourtant s'effilochent, se présentent par bribes, lambeaux... puis, plus rien, l'occlusion spirituelle... et toc, ça revient, sanctifiés, éperdus de reconnaissance, comme un vieux phono plein de mauvais contacts... une cassette en loques saturée de confessions...

    Tableau : dans la rouge lumière des vitraux, l'odeur d'encens et de croissant de ces dimanches qui sont les péniches remorquant, linge au vent, une à une, les semaines de mon enfance, je garde le troupeau des églises, je contrôle leur bêlement de bronze, etc... mais de l'épaisseur du papier blanc - c'est-à-dire du temps - où s'engrange le vide qui nous entoure - vide dont ma plume est le clocher - monte un bourdonnement qui n'est plus tout à fait celui du bronze et pas encore celui des abeilles... pas encore la fumée aromatique, le froissement extatique, la liberté diffuse d'un très simple et très nouveau bourdonnement d'abeilles... mais pourquoi taire, ô Robinet Suprême, ce bourdonnement géorgique ?... ce grincement de l'horizon qui me chatouille les naseaux ?... je mets les bouts, le globe terrestre est mon baluchon... vous vous consolerez aisément de mon absence en vous brossant un peu plus énergiquement les dents... en vous les brossant quelque temps un peu plus fort, et vous vous souviendrez peut-être de quelques histoires : la neige, la chèvre dans la meule de foin... la mer qui chante sa rumeur ancienne, mêlée aux pétards de l'Inde éternelle... vous vous souviendrez même, dans la foulée, de cette petite femme longeant la route, un énorme fagot de bois sur la tête, fagot d'où fusaient des branches courbes aux allures de serpent... dans la foulée du souvenir, cette petite femme... ah, la chose évidente, dès l'aube, c'est que les buffles s'en balancent... la petite femme va son chemin... chacun son fardeau, comme dit l'autre : plaie d'argent n'est pas mortelle... mais que de cicatrices !... et du tyrannosaure à Richelieu, que de chemin parcouru... je vois par exemple les buffles : je les vois méditant, produisant chacun de leurs pas comme un événement lourd de conséquences lointaines... notamment les billets de banque... inattendue, claire comme eau de roche et poum !... une vraie baffe, la réponse... un vrai massacre... quoique là-bas, dardant leur tête de bois flotté au ras du bitume, survolant les détritus où ils " trouvent leur vie " pour, à l'approche de la nuit, enfin... gouffre tiède... s'envaser... partir à la dérive, à jamais... plaie d'argent n'est pas mortelle, c'est vrai, mais de Richelieu à Saint-Exupéry, que de monnaie battue !... -39-45, la grosse blague hitlérienne, l'interminable bouffonnerie soviétique... oui, vraiment, que de chemin parcouru !...

    Bien. Mais ce temps si paisible, si plénier, cet âge d'or que l'Inde prolonge avec tant d'insouciance... le temps des abeilles et des buffles, des églises, des chenilles processionnaires, de l'araire et des moissons (l'homme s'asseyait sur la pierre et tirait de sa poche un gros canif)... ce temps clair et net, creusé dans la réalité comme un puits bien rond... pourquoi l'avoir laissé derrière nous ? Eh... qu'est-ce que vous croyez ? !..., à cause de l'ennui, mes petits poulets... c'est aussi bête que ça : nous nous ennuyons pour un oui ou pour un non ... voyez les Rois Fainéants... la vitesse à laquelle on perd de vue, par accoutumance, la magnificence d'un plumage de paon déployé tous les jours dans la cour de la ferme, cette vitesse est stupéfiante... en vertu de quoi : deux ou trois siècles de plénitude, c'est tout ce dont nous sommes capables...

    En attendant, revenons à la pluie : les peintres, comme les paysans, comme les alligators, font partie de la pluie... mais pourquoi peint-on la pluie ?... Oh, pour mieux dormir le soir, pour être plus merveilleusement au sec... le peintre brossant l'insomnie de l'être sur la paroi des jours en ressent quelque apaisement... il en profite pour dormir... pinceau en main, il ouvre le robinet qui arrête le temps et, l'œil exorbité par son rêve, il prend une douche d'éternité… à nous, ensuite, d'en retirer le bénéfice : il s'agit de regarder tomber, accroché au mur du salon, cette immobile pluie... il s'agit de marcher au bord du précipice, au bord même de la falaise du temps, à domicile... mais sans se mouiller, car le temps fait des taches indélébiles : il y a des gens qui en sont littéralement maculés... costume-cravate, berline coûteuse, rien n'y fait : la meilleure solution, dans leur cas - meilleure en ce qu'elle est, et de loin, la plus sèche - est l'ordinateur. L'écran. C'est là que le trou noir, le trou du cul de la vie se présente sous ses plus beaux atours, ses plus vains oripeaux. Les chutes du Niagara, beaucoup trop réelles, nous fatiguent avec le vacarme de leurs six-millions-huit-cent-dix-mille litres d'eau par seconde... à l'écran, rien de tel : englué dans une bruine sèche, une brumisation de photons, l'esprit, placé devant ces mêmes Chutes, est vulgarisé, polarisé, gargarisé, bientôt criblé de galeries minuscules comme un vieux meuble en bois fruitier. Les Chutes l'alimentent et l'effacent dans une régression bilatérale instantanée. Tout lui devient possible puisqu'il n'est plus, lui-même, que virtuel. Et ce sont ses propres terminaisons nerveuses qui le rongent, l'éclairent de tout son vide, le conduisent à devenir le témoin absolument indifférent de ce confortable - quoique regrettable - événement : l'implosion digitalisée d'un trou du cul.

    D'un autre côté... voudriez-vous vraiment - en admettant qu'on vous l'offre à l'instant, prête à porter, avec tous ses bagages de magie et d'incertitude - voudriez-vous vraiment de la vie de chien d'un peintre ? Hum... merci bien !... banquier plutôt, fabricant de cartables, maori... un métier d'avenir, maori... réfléchissez bien et vite : nous aimons, nous, grand public, ci-devant fabricants de cartables... nous aimons les Marquises et leur parfum d'îles lointaines, de douairières empalmées... et finalement, je vous le ferai remarquer, nous sommes tous quelque part prêts à manger de la chair humaine... avec ou sans fourchette !... sur ce dernier point, aucun doute, je suis ni plus ni moins qu'un bon vieux maori. Slurp, merci : j'ouvre l'armoire du monde et qu'est-ce que je vois ?... une pub énorme pour les Panzani... et ces îles, les Marquises au nom de crème au chocolat, crânement posées sur l'étagère de l'horizon, surmontées d'un albatros lui-même peint sur une assiette... et plus près, en gros plan, les pirogues, les inévitables pirogues soulevées par un ample et bleu soupir... bref : la mer... la mer cannibale, la mer providentielle, inoubliable et proverbiale, si calme et si lointaine, accrochée au mur du salon... mais qu'on la regarde posté à une certaine distance, cette immense petite tache bleue (il peut être utile, alors, de se balancer lentement, très lentement, d'un pied sur l'autre) et l'on en vient très vite à s'y user le regard, à y perdre son assiette : la mer, le mur... ce n'est rien, se murmure-t-on, qu'un peu de mer au mur... rien dont on ne se balance, rien qu'une idée de maori - et je sais de quoi je parle, puisque je suis quelque part fabricant de maoris …

    Pourtant il y a les poissons, bien réels, qui frétillent et qui se mangent les uns les autres, comme d'habitude... il y a l'eau salée, leur vecteur... le vecteur de la maman des poissons... alors peut-être est-ce moi qui ne suis rien avec tous mes cartables... rien par rapport à l'odeur des poissons... une espèce d'organe superfétatoire, un sous-produit : un nez... une complication d'holothurie, un souvenir, un ex-voto, un chromo, c'est bien ça : rien. Trois fois rien. Un nez. Un nez dans cette suite interminable de matins et de soirs, un nez posé sur le socle d'une odeur... celle, peut-être, du temps pur... de la terre considérée comme le brûle-parfum de l'univers... un nez dans ce château de nuages aux douves pleines de temps liquide... et toi ?... tu es celle, ô mon Adorée, qui, malaxée par la main tranquille de la marée, levant le coude à heure fixe, boit le champagne des étoiles... mais la marée met son point d'honneur à retarder d'une heure, ou quelque chose comme ça... oui... nous y sommes… tu es l'adorable lenteur du jour qui se lève (et tout le reste n'est qu'une vague odeur de pied)...

    Autre formule : tu es celle qui, publiquement, réitère le geste ancien, le geste défendu, indescriptible… et c'est en quoi nous sommes complices, ma chérie... complices dans cet empire du silence, ce mélange d'étoiles et de petites cuillers, de lits aux draps défaits et de bureaux à louer, d'échéances impératives et de harengs pommes à l'huile, de mensonges et de bouquets de violettes (rien à gratter dans l'anticyclone des Açores)... moi, parlant et évoluant avec la bonhomie hémiplégique d'une marionnette : au jeu de vivre, ma chérie, j'ai joué la paresse de toutes mes forces, un peu comme on mise, dans un film, sur la poésie des stations-services... j'ai creusé ma trajectoire dans la masse de mie de pain d'une grasse matinée cosmique... je voulais moi aussi, farouchement, n'être rien... naître au rien... si bien que la mort me surprendra - mais oui, la mort est une simple surprise - confortablement adossé à une pile d'oreillers, en train de m'envoyer un de ces petits-déjeuners que tu connais si bien... un de ces petits-déjeuners à rallonge anglo-franco-indiens qui sont une terrible insulte à la misère...

    En attendant je me débats devant la mer qui m'envahit, me truffe d'oiseaux criards, de pirates maltais... me gonfle de cent mille aubes virginales : figurez-vous de grands aplats de violet, d'orange et de rose... j'ai la mémoire qui déborde : vous entendez le bruit des vagues ?... ah, je sens venir l'extase du prisonnier... il est presque obscène - tant c'est évident - de dire que nous sommes plus libres en prison que n'importe où ailleurs... prisonnier ?... une chance à saisir !... la mer monte en moi, prisonnier, comme un cliché dans le bain révélateur... comme les menottes dans un regard de commissaire... est-ce l'image de la mer - à celle du soleil intimement mêlée : un soleil en mayonnaise - ou bien plutôt un frichti de stimuli... ou encore, plus raisonnable (marqué au coin d'une intelligence universitaire) : une équation sensorielle, un ready-made mental, un algorithme machiavélique ?... métabolique ?.... je n'en suis pas à une obscénité près... est-ce bien l'image de la mer, de ses banquises et tout le pedigree, coquillages, épaves informes, cocotiers aux airs penchés, gargouillis sporadiques, crabes aux aguets, guenilles en plastique... une poubelle radieuse, allégorique, toute une benne de dauphins avariés... est-ce l'image renversée de ce qui monte en moi ?... dans ce cas-là, penchez-vous au bastingage... ou bien la marée qui m'abandonne avec ses vieilles planches sur la grève de ton sourire ?... de ton avenir ?... vous voulez un cendrier ? Passons dans la pièce à côté.

    Je sais où il y en a... des cendriers, oui. Merci... écoutez, vraiment, cette chose est exquise... il y a comme une odeur... non, mais... oui, pas plus de trois pour cent... je n'en dirais pas autant de... pardon ?... lequel ?... oui, oui, exactement... tenait en son bec un camembert... vous allez me dire que je me mêle de ce qui ne me regarde pas... c'était plein d'algues... on verra ça tout à l'heure... filet de boeuf en croûte... la maladie... aux morilles... d'un dé à coudre... sa période bleue... une nuit de cauchemar en bus, dans une gargote du côté de... on dit ça, on dit ça... une paillote, un verre de thé très, très fort... non, attendez... vraiment tête de linotte... cru bourgeois classé... non, je ne l'ai pas encore... vous savez, le baron de Münchhausen... une véritable invasion... il était... on allait attaquer les fromages... ils se sont crus perdus... première de Falstaff... simple griffonnage sur la nappe du restaurant... pas toute sa tête... un garçon, je crois... très curieux, cette odeur... un chat un chat, si vous voulez connaître... et pourtant, ils n'ont presque pas de racines... venez que je vous montre... servi par un grand échalas tout noir... dans le sud-ouest de Capri, Ventotene... champagne ?... une casquette ? ! Alors là, vous n'y êtes pas, mais pas du tout... oui, d'ozone, c'est ça... j'ai rencontré Churchill, voyons, je... le fond de ma pensée... tout près de Tokyo... Edo ou quelque chose comme ça...

    Hop, première... vous éprouvez - c'est devenu un réflexe conditionné - le besoin, dès que vous conduisez, de vous lorgner dans le rétroviseur... conduire, ici, consiste à garder sa place dans le troupeau... mais pour y arriver, vous êtes obligée de dérégler le truc... pas de doute, je suis une femelle, eh merde... non, je n'ai pas eu l'honneur... c'est bien simple... les ruines de Délos, un vent fou, pas étonnant que... lève le pied... à gauche, non, pas celui-là, regarde... ah oui, les ruines... passe en seconde... voilà le cendrier... le vent efface tout... stop !... ah, non... le rétro... merde, à gauche... j'ai mis trop de khôl dans le coin gauche... je l'entendrai toujours me disant j'ai mon Graal à moi... j'ai eu la main lourde... tout compte fait, Délos n'est qu'un îlot complètement pelé... l'Histoire Ancienne a bon dos... la mythologie, les têtes à boucles, les Horace, la Pythie... me disant, mais, mon cher, vous n'y êtes pas... j'ai mon Graal à moi, mon Graal de poche, pas si bête... fier compagnon du Mystère !... ma physionomie asymétrique - vous pouvez vérifier dans le rétro - jointe à ma qualité de directrice... vous voyez, je suis en mesure, je voulais dire, en phase avec la distorsion du temps... le fameux biais quantique de l'univers... qui a crié Hare Krishna ? ! Changement de sexe. En mesure.

    La balle au bond. Ainsi de la femme : en toute femme je flaire tel petit matin frais de septembre, tel point de vue de Sirius, telle divine ardeur à battre le linge, tel impérialisme dans le port de la cuissarde... tel unisson, tels points de suspension, nombril et taches de rousseur lévitant au-dessus de la page... jusqu'au bout des ongles telle cruauté féline, florale, vénéneuse, crépitante et carnivore... telle nostalgique et tendre sagacité... telle lucarne, tel soupirail donnant sur telle arrière-pensée, tel souterrain désir... broutille et soupir...

    Mes jours à femmes, je les ai rangés dans la corbeille de mon patrimoine comme des oeufs précieux, des oeufs de bois dur : ébène, buis, palissandre... de pierre précieuse : onyx, agate, cristal de roche... mais sont-ils transmissibles, ces beaux œufs lubriques ?... écoutez, il s'agit là d'un point de droit dont nous pourrions discuter au restaurant, les deux coudes sur la table, devant une daube de lièvre au Juliénas... le regard en tortillon de papier tue-mouches, l'intelligence réglable par vis micrométrique, la mémoire entomologique, proustienne... crac, bretelle sud... stop... première, seconde... Charlton Heston dans Ben Hur... Sophia Loren dans ... les rats, par exemple... les rats et plus généralement tous les animaux sont doués d'une certaine conscience, n'ayons pas peur des mots : conscience... première, seconde... stop. Rétro.

    Qu'est-ce que je fous là ? J'ai pété. Première. C'était donc ça !... Ben Hur et son bourdonnement d'usine, les ruines de Délos et le chiot qui se lamente dans la cour du voisin... le stridulement des insectes, comme si on enroulait la nuit dans le papier journal de la tonalité du téléphone... un air de Delphes... suffit de décrocher sa mémoire pour parler à la lune... ah, c'est toi, mon fils !... oui, c'est moi... écoute, c'est trop fort, j'entendais Jung discuter avec Da Vinci sur une autre ligne... je demandais la lune et on m'a passé le chiot du voisin, ce putain de petit clébard qui hurle tout le temps... et le bourdonnement de l'usine qui continue... tu penses bien qu'ils vont pas l'arrêter comme ça, d'un seul coup, dans un éclair blanc... et le remplacer par une vue du Taj-Mahal... ou par la torche d'une mauvaise odeur jetée dans le bruit d'une voiture qui te démarre dans les jambes que tu croises sous la table, hein, mon fils, et les gémissements du chiot qui reprennent pendant que sur une autre ligne, da Vinci, ce touche-à-tout... et toi qui te croyais revenu de tout !... te voilà plongé dans la page trois du journal (Gaby !... tu me remets ça !) et l'instant d'après en grande conversation avec ton reflet dans la glace du bar, te faisant les réflexions suivantes : le " touche-à-tout a passionnément étudié les nuages, le vol des oiseaux, le jeu des muscles... mais point du tout la phonation, hélas... et cela n'est que trop vrai, l'odeur des pieds par exemple... et cette idée que tu n'es quelqu'un que par le jeu du hasard - ainsi la formation des nuages, à la fois nécessaire (puisque vapeur d'eau il y a, condensation, fleuves, etc...) et parfaitement inutile au bon équilibre de l'univers - Abraham Lincoln, Marie Stuart, Tortellini...Dupont... de toute façon la joie... la joie de voir venir... la chance que tu as de pouvoir simplement humer la brise... observer les nuages... remuer le style... sauter comme ça, en l'air, pour sauter... pour danser... aïe !... j'ai dû me claquer un tendon, c'est bête, c'est inutile... Freud et le farfadet, la plume d'un souvenir d'enfance... un conte à dormir debout... la chance d'un corps (appelons ça une chance par convention, par commodité) mais, dis-moi, on s'habitue vite à ce genre de commodité... la vue, l'ouïe, l'odorat et tout ce qui résonne en nous, tout ce qui s'ensuit... cette chance, donc, cette commodité d'un corps, on l'a jetée aux orties, bel et bien jetée à ce quelqu'un qui serait toi... qu'on dit être toi, et qui dort debout... et qui saute à la corde... et tu les crois, tous ces chiens... cette chance - cette même chance qu'ont eue les fleurs, les fleuves – jetée à ce quelqu'un... à ce chien qui aboie... ce chiot plutôt, et qui gémit... à ce tatou, à cette gamine qui fredonne et saute dans la rue... slap, slap... c'est à toi qu'on l'a jetée... grrr... à un héantontimorouménos, un pope... oui, une sorte de pope... mets-toi bien ça dans le crâne. Mon fils.

     

     

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    Pas d'erreur... prisonnier de l'embouteillage du vendredi soir, Porte d'Orléans... n'importe comment la joie, ou plus exactement : assis quelque part dans la paix lunaire, intemporelle (plumeuse, rameuse) des cocotiers sur la côte de Coromandel. Ayant pété. Et c'est vrai, j'ai pété. Quel bazar... les vents nauséabonds, la mousson, les peines de coeur ; aussi j'ai le cuir drôlement couturé, que c'en est une pitié... toute une vie de duel avec la nature, hein... ça laisse des traces... maintenant, admirez la brioche, le flegme britannique et vers sept heures trente la gonflette... un petit café, hop !... c'est mignon, ça : hop... et hop !... je suis la queue vivante encore, et convulsive, que le lézard abandonne à l'ennemi... restons ainsi une ou deux minutes, chère lectrice, comme cul et chemise à nous tortiller dans la sueur trouble du temps... j'en connais qui préféreraient se vautrer dans le hamac d'une chanson, ou même dans la Polynésie un peu replète, un peu rébarbative - mais très bien rangée- d'un célibat endurci... tandis qu'en ce qui me concerne, je m'investis tout entier dans cette queue hystérique : elle me va comme un gant ... de même que le vêtement élastique, le drapé sonore des couinements misérables, mais véhéments, mais prophétiques, mais paroxystiques (au point qu'ils en arrivent à ressembler à la plainte enflammée d'une chatte en chaleur) du chiot du voisin... ah, cette queue... hystérique... un rêve !

    Il est trois heures du matin. Mes yeux donnent – chichement - sur les bas-côtés du temps. La femme qui repose à mes côtés a vingt siècles de plus que moi : elle est terriblement jeune, tout écorce, papillon, cobra, roche, glaise, acacia. Fondue dans la réalité, absente, omniprésente, elle habite le lent cours de la nuit : elle est tout entière dans le coup léger que je vais frapper sur sa hanche : léger, mais décisif... à peine l'aurai-je donné, ce coup, une tape respectueuse... que je serai envahi, bousculé par la forte odeur du temps... l'aube ! et le désir et son grouillement suspect, et son cortège de regards, l'odieux-visuel des organes gonflés de liqueur turbo-temporelle... ah ! Mieux vaut attendre, moule rivée à son rocher... attendre jusqu'à la nausée... ne rien dire, fermer les yeux... nuage de lait dans le thé de l'univers...

    Attendre, cependant, n'est pas innocent... attendre, c'est absorber l'incessant goutte-à-goutte judéo-chrétien... les psalmodies, les litanies, les mélopées tropicales, tout se tient... à partir de l'histoire du guignol barbu cloué sur sa croix (très bonne idée, la croix) une douzaine de petits malins ont fait florès... leur bouquin, recueil apparemment anarchique de recettes morales, fournit une matière à prêcher qui s'est peu à peu transformée, à force d'ingénieuses et séculaires manipulations, cérémonies, prédications, pompes, édifices, macérations, sommations... en une poudre blanche tout à fait inodore, si ce n'est son goût de poussière... poussière qu'on retrouve aujourd'hui, deux-mille ans plus tard, en solution dans le liquide céphalo-rachidien d'un ou deux milliards d'individus... plus abondant qu'on ne pense, le liquide céphalo-rachidien... poussière, donc, où l'on distingue, en puissance et en sympathie, un tas d'hommes-sandwiches portant la croix de leur nom : Buffalo Bill, Georgette Lemaire, le Caravage... et les espèces saintes, n'est-ce pas, le cadavre évaporé du guignol, sa viande éternelle, la fameuse baguette sous le bras...

    Soyons donc raisonnables, résumons la situation... chacun est à soi-même, j'allais dire un module... très à la mode, les modules... non, disons plutôt : une bombe à retardement (où le retardement serait la vie, et la mort, en somme, l'explosion de la vie) chacun, donc, étant à soi-même, j'allais dire une clepsydre... ou plutôt un parcmètre, oui... mon corps serait le parcmètre qui me donne accès à la planète, hin, hin... c'est ça, je suis à moi-même un parcmètre... et bien entendu quelqu'un d'autre a eu l'obligeance, la fantaisie, l'idée malencontreuse de mettre une pièce dans la fente... klonk !... attrape la vie, maintenant, ta ration de souvenirs et ta dose de péché originel (une goutte suffit, c'est du concentré), le jeu de glandes standard et tout le bataclan... plus d'échappatoire !... aux nuits blanches près... en route ! le firmament, c'est du nanan... lui tourner le dos... du mouron pour les oiseaux... commençons par le commencement, oui... partons à la découverte de l'idiote, de l'humaine, de l'inévitable souffrance...

    Invisible, inopposable à ceux-là mêmes qui souffrent, je ne la connais pas moi-même, cette souffrance... je sais seulement qu'elle est mon nom, le produit de mon nom... le langage... comme quoi parler, c'est mourir - et mourir, c'est apparaître... c'est se reconnaître. En somme je meurs lentement, je meurs à petit feu d'injections de moi-même... je me ronge de parler, de nommer... d'être parlé, nommé, pris pour ce que je suis... l'alphabet est un lot de pilules empoisonnées, la syntaxe un picrate, un stupéfiant... chaque fois que quelqu'un m'interpelle, prononce mon nom, quelque chose en moi - un peu de force primitive - se désagrège : clic... le parcmètre fait sa petite secousse... je meurs d'un cran. Hélas.

    Le dix octobre 1995 - soyons précis, car tout espoir n'est pas perdu - j'ouvre l’œil : de l'eau coule que j'entendais comme si quelqu'un parlait l'eau en moi, comme si j'étais cette eau... moi !... quel con ! et cette eau, son bruit, sa pré-audition, sa transparence, son écho précédant le son... j'ouvre les yeux... Pythie, Sybille, Sphynx... qui est-ce ? Une réponse me vient aussitôt, bête comme chou mais jolie comme chouette : la nuit... c'est la nuit... je suis la nuit. Il fait moi ! Vite, me répandre !

    Immobile, frénétique, somnolent, je fouille dans ce moi, dans cette nuit pleine de soucis et de surmulots, dans son tranquille gargouillis de fontaine, je creuse le passage silencieux de ses chats, de ses serpents, le scintillement ironique de ses étoiles... un vacarme de casseroles rebondit entre les façades d'une rue voisine et je remue dans mon lit, c'est moi, c'est bien moi qui remue dans mon lit, c'est forcément moi puisque j'ai tous les attributs de n'importe qui... me voici allongé sur le dos en train de penser au cercle tragique de l'éternelle vaisselle, je change de position... mon pied dépasse le matelas et fouille dans les casseroles de ma tête... je cherche une recette, une martingale... quelque circonstance atténuante... ai-je rêvé ?... Il me semble qu'une petite cuiller en argent est tombée par terre...

    Mais d'abord, ai-je bien posé le problème ?... voyons voir... euh... les caractéristiques... la grande affaire de ma vie... plusieurs milliers d’heures de promenade... de balançoire... ou bien plutôt une seule longue soirée sous le margousier ?... le marronnier ?... hier-soir est une rareté, une perle baroque : déjà l'orient du passé... ce que j'ai fait hier, ce que je ne fais résolument pas aujourd'hui... combien de moi là-dedans ?... et qu'ai-je donc fait ? Agrippé à mon nom - que je le veuille ou non - j'ai secoué le cocotier... comme nous tous... un million d'années que nous secouons le cocotier avec le même bruit de casserole... avant nous, la permanence était assurée par les dinosaures qui s'empiffraient de fougères, se digéraient les uns les autres : cent cinquante millions d'années de borborygmes en filigrane dans nos chromosomes, nos paysages et jusque dans la sonnerie du réveil ...

    Et voilà, nous en sommes à l'instant présent : c'est maintenant que cette eau, que son bruit... que l'eau de ce bruit coule dans une tête qui me parle d'un monde qui me coule entre les doigts, s'enfuit à jamais... maintenant, oui, maintenant que je n'ai rien à faire, maintenant que tout va se poser - se pose là, sur la page blanche - et se résous déjà dans le vol silencieux d'une chauve-souris.

    Statue taillée dans le vide, canular, déchet d'extase, vessie, vaisseau de cristal, j'ai mis le doigt sur la plaie et j'ai cru rêver... je me suis aperçu bouger, respirer à travers mes pensées, je me suis surpris opérant la jonction avec ma transparence... dès lors, la vie me chatouille par tous les pores de la peau... à chacune de mes respirations, ni vu, ni connu et nu, et vide, et glauque sous ma défroque de dormeur, je fais le tour du monde... le tour de la question... vous entendez le bruit de l'eau qui coule ?... vous voyez ce bonhomme ?... cet ukrainien morose, un type de Dniepropetrovsk qui vient de s'asseoir sur un banc de Madison Square ?... c'est moi... ce crétin en costume-cravate, cabin-cruiser à manettes chromées, cette chinoise en costume traditionnel ?... c'est moi.

    Vous voulez du feu ?... nous sommes en train d'aborder, après tant d'efforts, tant d'épreuves, la Terre Promise... je suis le blanc ruisseau de Chanaan rédempteur des soifs multicolores... je suis l'abondance et la laideur véloce d'un troupeau de gnous besognant son galop... un air d'harmonica m'a donné le jour... je suis l'un quelconque de ces farouches individualistes qui font la queue devant un cinéma, nonobstant... concurremment... je suis un sac de pommes de terre à Pékin... à Issy-les-Moulineaux, à Zagreb... tous les vols d'étourneaux - moins un dans les parages d'Irkhoutsk - c'est moi... demain, ce sera vous... et l'harmonica qui recommence, aïe !... vous comprenez ma douleur... je déteste le moment où il faut naître... être mis au monde, c'est un peu comme être mis au rancart... mais continuons et regardez bien : les taches de rousseur aux environs du collier de perles sur la poitrine de la douairière (Chanel n° 5, la vieille salope) ou plutôt sur la pommette gauche de cette grande folle maigre qui ronge un sandwich près des toilettes du buffet dans la gare de ... j'ai oublié le nom, c'est moi... il y a de l'orage dans l'air... je suis depuis toujours un vieux flamant rose, toutes les sardines à l'huile mises en boîte en ce bas monde, c'est moi, et je serai bientôt un contrôleur du fisc... un modèle de légèreté, d'insouciance... je pourrais être sans me vanter, disons... Dieu... mais je n'en ai pas - est-ce vanité, distraction, inconséquence ? - le temps. Je dis bien et je répète que je n'ai pas le temps d'être Dieu : j'ai autre chose à faire, je suis trop sale, trop réel... il y a trop de cigogne en moi, trop d'hermine, trop de peuplier, trop de cafard, de garagiste, de poisson-coffre. De geôlier. D'inspecteur.

    Dieu, ce sera pour une autre fois. Je verrai. Poisson-coffre !... c'est tout vu... je sais très bien qu'on peut mourir d'étoiles... bâtir une sonate à chaux et à sable... que respirer, c'est se multiplier tandis que courir, c'est fleurir... je vois très bien, du fond de ma cochonnerie indienne, pourquoi et comment Gengis Khan s'est déguisé en cadre moyen dans une usine de roulements à billes... pourquoi et comment il a logé le surplus de son personnage dans le doux clapotis, les molles ritournelles écumeuses de la mer en train de s'escrimer contre les rochers, au creux de l'un de ces golfes où l'océan se retire pour lécher ses plaies, se brosser les récifs après la tempête... se peigner d'un peu de brise... repartir à nouveau frais dans le teuf-teuf d'une barque de pêche... il fait nuit, il fait moi, il y a de l'orage dans l'air, je ne dors pas et j'ai pour compagne la plus ancienne jeune femme du monde, bloc de granit, oignon nouveau, poisson vole... papillon, couleuvre, origan, chien mouillé...

    Repos. Il est salutaire, dit-on, de ne penser à rien. Les maîtres à penser insistent là-dessus : il ne faut pas penser. Le moins possible. Mais moi, je suis comme tout le monde, je pense tout le temps... je pense sans interruption, je pense comme un fou... et en amour aussi, je suis comme tout le monde, pris dans le ressac de la pensée... un alambic de pulsions, un fait-tout sensoriel... je mets à bouillir dans mon récipient - ma cocotte - tous les bas morceaux du sentiment, le poivre du merveilleux, le calme d'avant la tempête, la cuisine des jours, les tomates et les rognons de l'instinct. Il en sort des bruits bizarres organisés en séries, halètements, mouillures gémissantes, flops goulus, giclures, biffures, grignotements, râles crescendo, hurlements pizzicato, vagissements decrescendo pour finir dans un roulis de voyage où la peau se gonfle, s'évase en manche à air, se dandine dans ses moiteurs, se balance dans son ombre, s'illumine, s'éteint, s'étale, se défait, clignote...

    Mollusque et lion de moi-même, savane, puis forêt de pantoufles, en amour je suis tout cela, comme tout le monde... je fais suivre l'amour, ou plutôt je pousse (autant qu'il me tire) ce chariot plein de victuailles : coppa, pékinois, faisan doré, canard aux olives... fromage et dessert... ce qui s'appelle casser la croûte d'une idylle... entre Versailles et Venise, il y a place pour les docks de Marseille, non ?... d'un point de vue fondamental, faire l'amour consiste quelque part, tout simplement à s'ajouter par un complet basculement du système neurovégétatif suivi d'un relâchement de tous les sphincters, d'une reptation lascive, d'un ahanement rustique (érogène à petite dose : un laps de cinq minutes semble raisonnable au-delà duquel on risque un accès de haine de soi) consiste à s'ajouter, dis-je, au miroitement de la lune sur les vagues de la mer... combien de fois ai-je vu - de mes yeux vu - se pencher l'ombre de Chateaubriand sur le Niagara de tes jouissances, le Congo de tes voluptés, ô ma folle cavale !... mais souffrez que j'enlève mes oeillères romantiques... je vais vous donner un truc... je prends toujours une bonne rasade de Belles Lettres, le soir, avant de dormir... et quand je ferme les yeux, je me sens si bien... si régressif, si allusif... et même légèrement paradoxal... comme monté sur coussin d'air... j'en arrive à oublier mon corps, ce corps qui, toute la journée, comme un arbre, m'a caché la forêt de la vie, toute la journée m'a égaré, oublié, nié de toutes ses forces... de toute sa peau... ah, j'aurai dû me défausser plus tôt... maintenant, c'est trop tard... pour être franc je dois vous dire qu'il m'a été donné de connaître - avec le même corps exactement, à un poil près - l'enchantement... le ravissement !... et comment !...

    Comment ? Mais... par le regard songeur de quelque petit singe ! Attention. Qu'on ne se méprenne pas : ce sont des fariboles telles que ce regard, ce sont les accroche-coeurs de la nature, ce sont les hirondelles dans l'air du soir qui m'ont sauvé la mise... arraché à la mouise... donné le jour et fait valser Marie-Louise...le jour... eh, c'est qu'on n'en reçoit pas tant que ça, du jour, par la lucarne d'un corps... pas des masses... faut le secouer... le mien fait dans les soixante-dix kilos... et pour un qui rayonne, combien de lanternes sourdes... combien d'organismes livrés bruts de hasard sans horizon et sans lèvres... simples amalgames de taupe et de perroquet avec un peu de grillon, de méduse... du porc, de la grenouille... au total on hérite d'une sorte de tambour dont la surprise, les battements de la surprise (paf !... je suis assis dans les ordures, je suis très maigre et je suis bien, là... j'attends que finisse mon séjour (j'en ai au maximum pour une vie entière...) quelle importance ? ... suis pas pressé, j'attends...), dont le tempo, la résonance, la plénitude, la profondeur, l'étendue, la tension, la minceur (jusqu'à n'être plus qu'un film d'encre...), l'animalité, la lumière ventriloque, le creux, l'aromatique, l'ondulé, l'impondérable augmentent avec les jours, les années... il faut s'imaginer cet astre, la Terre - d'où nous vient la notion d' " année " - dans son contexte qui est le vide, c'est-à-dire l'espace pur, c'est-à-dire rien, mais quoi ?... et le temps qui ne mène nulle part et qu'on appelle Dieu sans le savoir, etc...

    Et plus les années passent, plus cette augmentation de l'inconnu creuse chaque minute jusqu'à la rendre diaphane, au point que la marée des souvenirs hésite, comme déstabilisée par la minceur du présent, et finit même par se retirer, laissant apparaître les bancs de la durée eux-mêmes recouverts des algues gélatineuses de la peur... qu'on ne nous parle pas ici du plaisir de sucer une glace à la vanille, c'est inutile... nous avons assez à faire avec les pétards, les jappements de roquet (nous vivons dans une mélasse de pétards, de roquets et de nourrissons hurlants), les embarquements précipités qui s'amortissent, traînent en longueur, deviennent des bivouacs... les fatigues, les grossesses nerveuses et autres malentendus (la pente glissante, savonneuse des malentendus et leur bruit mou, spongieux, en fin de course, qui correspond à la mise en place d'un nouveau paysage : terra incognita où déjà se déroule à l'infini - un infini utile, palpable - le tapis roulant de notre Bêtise), forcez la parenthèse et allez vous ramasser dans les lendemains qui chantent... ces hospices bien propres et bien réglés qui parachèvent à merveille une vie respectable, tandis que s'installe sur la côte de Coromandel une chaleur de serre, une lumière de gare, d'arrière-cour, de pleine lune... de papier de soie... et quand la nuit tombe, elle se prend les pieds dans les gens qui dorment par terre, rebondit, s'étale sur la mer, se raccroche au bourdonnement de la filature " ANGLO-FRENCH TEXTILES ", se propage d'un cocotier à l'autre, se fend ici d'un aboiement, là d'un coup de sirène, d'un grincement de porte, d'un miaulement... une nuit ordinaire, une nuit comme il y en aura encore tant d'autres... une nuit qui s'enfonçait depuis le matin, déjà, toutes voiles dehors dans un ciel bleu pervenche...

    Une nuit sommairement croquée, enlevée, brossée puis lentement digérée, fouillée, modelée, lissée, célébrée, engrossée, accaparée par la danse narcissique de la pensée indienne (celle de tous les jours, celle de l'indien avantageux qui vérifie sa coiffure dans toutes les glaces et ne sort pas sans son peigne)... une nuit, donc, de pétards et de miroirs mise à sécher bien à plat sur le monde, une éternelle nuit blanche... déjà suaire, masque mortuaire, motte d'argile, goutte de rosée, pincée de trépas... blason, anima, médaille usée par l'obsession de soi-même... visage immergé dans les albums de famille, les ancêtres, les ressemblances, les turbans... effigie brumeuse, maigre, souriante, adolescente, sablonneuse... continue, tu m'intéresses...

    L'oeil collé au périscope de l'aube, pour la ènième fois nous allons voir, nous voyons s'avancer dans une goutte de rosée, sereines, les Indiennes en sari bleu pâle, rose bonbon plus vraies que nature avec leurs cheveux tirés en arrière, huilés, leur verrue d'or à la narine droite, leur double alliance au doigt de pied... balayant devant leur porte à petits pas, chacun de ces pas étant suivi d'une rotation semi-circulaire du buste... ô divine magnificence !... la pâte du sous-continent lève dans le tintement de leurs bracelets de cheville : une pâte claire chargée de maisonnettes en feuilles sèches avec ici un temple bariolé de blanc, de rouge et de bleu, là un tas d'ordures et plus loin, tout au bout du paysage, le défilement d'une veine de granit arrondie en épine dorsale, en chapelet de dos d'éléphants... j'avance à pas comptés au milieu du troupeau de la lumière, homme de tout et de rien, régisseur du spectacle entier de la planète... cornac pris de boisson... tyran et nourrisson du chaos de la nature... le doigt levé d'une termitière me sert de stylo-bille, et cette fumée, tout là-bas, sort de mes narines comme sont sorties du jardin de ma grand-mère tant de marguerites... et de son oeil songeur tant de mazurkas...

    Mettez une vieille dame diabétique devant un piano, promettez-lui une tasse de thé de Chine à la saccharine et vous aurez votre mazurka dans un soupir résigné, vaguement ironique et comme anticipant, pastichant, prolongeant le coup d'oeil las du voyageur tassé dans son coin-fenêtre qui n'a même plus la force d'avoir faim et dont la nuit, la fatigue, le passé... l'amas spongieux que nous sommes tous... la fumée, le désir, l'horizon, le voyageur, la feuille blanche... tantôt, donc, empalé, emplafonné, laissé pour mort sur le carreau du wagon d'un vieux rêve, le désert d'un bout de papier, l'éternelle jeunesse du paysage... tantôt occupé à laver la création à grande eau et grand-mémoire, assis comme on l'est (ou plutôt affaissé) dans son coin-fenêtre... se lever, maintenant, se ramasser dans un dernier effort et tordre la terre entière en une serpillière de cris d'oiseau, de pétrole enflammé, de bagnoles étincelantes... rouler ensuite une page du ciel - attention : la bonne, celle d'aujourd'hui - en un vaste cornet de frites d'où giclent aussitôt les paquebots et les essaims d'abeilles faisant route, les grues de chantier en position de girouette, les baleines dites " jubartes " et les orques ou " épaulards ", ou " baleines tueuses ", les camionneurs chiliens, les soudeurs agréés pétrole, les jeunes romanichelles encore impubères cravachant le vieil Oedipe... et partout l'obstination des phares, la dentelle royale - mais douteuse - des ouragans, la toux plébéienne des gares, le panier à salade d'un instant où se mélangent le brouillard autour d'un château transformé en maison de repos et la mythologie des volailles du Capitole qu'un demi-dieu espiègle aurait bardées de lard, puis saupoudrées de parmesan et de pivoines... vous entendez : de pivoines !... j'en ai l'eau à la bouche... et ce bruit de gravier sous les godillots du jardinier...

    Peut-on demander sa route au temps qui passe ? ... Dieu, c'est l'oubli, c'est ma fortune, la fortune de mon pot... c'est une vieille charrette... j'avais un grand domaine viticole aux toits d'ardoise flanqué de cuves en inox, et de fil en aiguille... je me retrouve debout devant la glace du lavabo dans un hôtel borgne du Pas-de-Calais, en train de me tapoter le menton comme si je m'attendais à y trouver la barbiche d'un bison... debout, là, au milieu de la salle-de-bain en marbre de Carrare de mes rêves... sonné par l'évidence... cinq heures et demie du matin !... accoudé au parapet lézardé de mon corps, vieux singe en train d'observer du coin du périscope les femmes en sari penchées en avant, le corps tout entier pris dans ce mouvement alternatif qu'on appelle en horlogerie l'échappement, balayant la nuit, les étoiles, le bêlement filiforme d'un cabri... le miroitement des mots...

    Qui dira, malgré ce miroitement et contre tous les feux d'artifice du monde, qui dira - si ce n'est la femme adultère qui danse au milieu du Sahara en repassant les caleçons de son mari - la tristesse de ces matins radieux où la seule contemplation du balancement des arbres repris à son compte par le torse des femmes vous apporte, à vous le vieux singe, la preuve indiscutable que vous n'êtes, et toute votre espèce avec vous, qu'un rictus de l'Ordre Universel, une grimace du Néant ?...

    Le néant serait donc quelque chose... une sorte de Grand Corps Nocturne affligé d'un eczéma de soleils... l'espèce humaine, Othello par exemple, et les animaux, les arbres, les sept mers et les cinq continents une sorte de pommade ?... une poudre aux yeux de l'univers ?... un furoncle, une éruption de roses ?... de la bouillie pour les chats ?...

    Qui n'a vu les pierres et sous les pierres le fatal scolopendre de sa propre mort... qui n'a vu son propre incube dans la calme beauté d'un ciel d'azur ?... beauté aurorale du premier jour, quand tout n'était qu'improbable ?... là, sous les pierres, dans cette fine et fraîche couche de terre humide qu'affectionnent les scorpions, les cloportes, les salamandres ?... loin des feux rouges, loin de l'humaine philosophie ?... du côté des bêtes molles et des poissons volants ?... la gueule en biais dans le rétroviseur de la sénile euphorie des tortues coincées de traviole dans le flot de la Genèse ?... ah, je vous salue, bonjour Madame, bonjour Monsieur, yé souis lé prréposé au calendrier, yé souis oun naofradjé solitare, yé souis l'Homme !... l'homme criant nuit et jour Eurêka !... l'homme couvrant la terre de champs de blé, de cimetières, de fermétoures-Eclair... l'homme heureux.

    Au balcon de l'aube il se penche, l'homme heureux, et regarde, complètement ahuri, grouiller les rats de ses idées... les employés bien propres qui sont sa progéniture... sensations converties en sentiments stockés sous la forme de souvenirs... il se gratte l'avant-bras, l'homme heureux, dans le crissement régulier du balai, la persévérance des femmes nettoyant leur territoire... rotation du buste - du tronc - suprême élégance, spoliation de la terre et moulins à café... ah, rempilons, qu'il se dit, morose, en fronçant les sourcils, rempilons et béquillons (le Discours de la Méthode sous le bras) dans le lent galop de l'absence, le train lancinant de nos obsessions bovines...

    J'aime, qu'il se dit... j'aime voir la vie s'étaler devant moi sans pudeur, se dépoitrailler, rouler la splendeur et la misère de sa langue retorse dans ma bouche avide, autruche ardente, guenon distraite, amazone de foire, grande gigue dure à la tâche qu'on s'habitue très vite à cogner de bric et de broc... vaisseau increvable, cabossé, mais tellement pratique, tellement poli par l'usage... un ange bedonnant passe... pipe en bois de rêve à caresser du bout de la folie... je suis triste et accueillant, funeste et câlin, robuste et fin, moi aussi... frémissant, muqueux : mi-cageot vide, mi-foie de veau... Prométhée maquillé en garde-barrière, je suis toute une ruche en plein vol... une tranche de viscère jetée à même la planète... j'attends qu'on me saisisse d'une pince délicate pour me déposer sur la tôle émaillée d'une vitrine réfrigérée... brebis éplorée, capitaine de mes ossements perdus, je marche dans les ruelles du bas-quartier du port, à Palerme... un peu plus haut sont des rues sévères à façades Renaissance... on entend la houle de vent d'Est battre les rochers de la côte... quelqu'un s'approche dans ma tête en claudiquant, pas beaucoup mais tout de même... claudiquant, c'est le mot... la lippe tremblante de questions idiotes, urgentes, vitales... pour toute réponse, je tonds l'épaisseur même de la vie sur son dos... résultat : une pleine casserole de polenta... toujours ça de pris... ah, que ne remet-on l'immanente peine !... mais si je cessais de penser, si je perdais la laine de mes images, je prendrais froid... je n'en aurais plus pour longtemps !... les anges, d'ailleurs, sont frileux... et bedonnants... n'oublions pas que les religions occupent sur la calotte crânienne la position de la Sibérie sur le globe, avec au milieu ce gros ganglion : Dieu... quant à moi, je pense, donc j'ai chaud... les simples d'esprit peuvent aller se faire bénir... penser, n'est-ce pas d'une certaine façon s'isoler pour mieux se gausser du voisin ? et tout de suite après s'infiltrer, se perdre dans le troupeau de soi-même ?... oui, ça doit être ça... mais comment dormir dans une telle promiscuité ? Par une telle chaleur ?... et faire ses besoins... ah, je suis triste, pauvre et malade...

    Dieu, ce jobard, cet incapable, nous a livrés au monde sous la forme d'hommes des cavernes : pithécanthropes, sinanthropes, néanderthaliens. Et depuis ce temps, nous attendons. Dos au mur, plaqués sur la paroi la plus ancienne de notre peur, celle où sont dessinés des bêtes, nous attendons le miracle. Toujours à venir, toujours reporté, ce miracle est une véritable plaie. Une plaie suppurante, une gangrène... un cancer d'où sort à gros bouillons le jus de l'Eternité, le pus des blasphèmes, le fiel et le sang des puritains... le délire ambigu des grands extatiques... le quiproquo vulcano-lascif des folles de Dieu... pas faire attention... fermer les yeux... attendre...

    Il y a donc cette attente. Bon. Attente du miracle ?... bof... on ne sait plus... à force d'attendre, on se fatigue... et un jour on s'aperçoit que le miracle a déjà eu lieu !... voilà, c'est fini, maintenant, il ne se reproduira plus...

    Mais que je me baisse seulement, et c'est à pleine main, à plein manque - si j'ose dire - que j'en ramasse les miettes... il y en a partout... nous vivons au coeur du mystère, nous le mangeons, nous le buvons, le bavons.. nous sommes et l'énigme, et sa clef... Pégases égarés au cœur de nous-mêmes, éblouis par la certitude du hasard, la nécessité de l'exil, nous titubons d'ignorance... nous entrons dans l'avenir à reculons, nous réussissons chaque jour l'exploit de nous imbiber de temps par le fondement... nous vivons l'aventure faramineuse de la vie comme on s'enfile un suppositoire... combien d'horribles grimaces nous a-t-il fallu faire pour envoyer trois fusées sur la lune... parts de marché, colloques, synodes, guerre froide et science... ce que nous appelons la politique, l’Histoire, la Réussite, voilà la poubelle de nos rêves... 40° de fièvre ? Vous prendrez deux spoutniks, un le matin, l’autre le soir... et dix gouttes de Marilyn Monroe... déclaration de Kennedy dans la mare aux canards : je n’y vois pas plus loin que mon bec, mais je garde toujours très présente à l’esprit la conscience d’avoir le plus beau short à fleurs du monde... claire conscience d’homme-sandwich, de porte-plume, de cible... et pourtant, oui, je la garde, ma citerne brute de décoffrage maculée d'empreintes : paluches magiques de Cromagnon, pattes de mouche de l'intuition des taupes, module hexagonal des abeilles...

    Et puis le coup de fusil... paso doble... on ne saura jamais comment et pourquoi le béton s'est armé des épiceries du rêve... mort pour l'Amérique... un corps perdu, merveille velue, cheval de Troie rempli de marionnettes... billard aux alouettes... tir aux assiettes... le fin du fin, l'ultime secret d'Onassis : ses couilles... machine humide, mol entassement d'argile terminé par bec et ongles... allo Jacky mon chou chaque fois que je pense à toi, il y a comme un signal d'alarme qui se déclenche dans mon portefeuille... quant aux glandes salivaires, disons que la majorité de ma bouche est silencieuse... médecine chinoise, météorologie des moelles, de la lymphe, de la bile... olympien mais bon zigue, il a raccroché... la perfide Albion, Shakespeare, la zone des tempêtes viscérales... les plus gros mauvais temps (et le duvet pour les coussins) nous viennent des profondeurs de la chair, les plus belles éclaircies de la vésicule biliaire... et c'est le ressac lointain de la mer, c'est le furètement de la musaraigne, c'est le ronflement sourd de l'ours hibernant, bref : c'est le clair de lune qui nous a donné le jour... sans compter l'harmonieuse vibration de la roue du Zodiaque... drrring !... allo chérie, je suis à l’hôtel, il pleut et j'ai oublié ma brosse à dents... suit une longue explication à propos des " modalités de paiement ", puis : " tout bien considéré, nous n'avons gardé que le moteur et les roues "... Ahhh... crraac... pof, pof... crashhh... promenade matinale à dos de chameau... valeureux intégristes... El Hazar, suivez mon regard... juifs à barbe et chapeau... la Tora mode d'emploi... les Ecossais... l'horlogerie fascinante, frémissante, l'engrenage rutilant des fanatismes et tout en haut les cheveux roux... nous ne vieillirons pas ensemble... les cheveux roux peu à peu remplacés (trois générations auront suffi) par ces deux mots : Marylin Monroe... une touche d’accent irlandais au coin de la bouche... il y a les grands cadavres et les autres, la petite monnaie des crevards... chair de poule de l’Histoire... cheveux dans la soupe des grands... aux Calendes grecques le goéland d’un parfum, le trafic des lucioles... au coin de la rue le bourdonnement du transformateur, les gaz lacrymogènes. Car il faut détruire Carthage.

    Il y a une poésie un peu spéciale propre à la brutalité policière et produite par une sorte d'intestin grêle logé dans la région occipitale... on sait aujourd'hui que les pharaons ne pensaient pas, n'ont jamais pensé... par contre les soins dentaires et l'éducation sexuelle étaient prodigués dès la première dynastie... des loustics comme les Ramsès, les Aménophis eurent la chance d'entrer de plain-pied dans l'ivresse immanente, cette serre chaude, ce jardin de l'âme où le sexe - je parle ici d'un sexe au ras des pâquerettes, un sexe dont on puisse faire immédiatement la preuve par 69, par la bave, les vulves onctueuses, le lourd va-et-vient de verges enneigées d'un foutre éternel - où le sexe, donc, par le jeu subtil des croyances et celui, solennel, des rites sacrificatoires devenait capable d'entonner d'une seule goulée tout le paquet d'un lion rugissant avec son emballage d'oiseaux babillards, de rapaces et de zèbres... ceux-ci en quantité innombrables... énorme prodige de la foi relayée par l’instinct... par quoi ? !... hips, par l'instinct !... C'est-à-dire quoi, on ne sait pas au juste... une cristallisation, un faïençage du cerveau devenu héréditaire et déclenchant telle pulsion souveraine, induisant telle structuration du comportement, telle hypertrophie des appareils sensoriels... au nombre desquels il faut compter la fibre télépathique, permettant de communiquer non seulement de simples nouvelles : Tante Eugénie va bien... mais encore des sentiments : Tante Eugénie est au plus mal... ou même des concepts : Tante Eugénie est dans un monde meilleur...

    Ainsi l'homme qui va pisser se rapproche immanquablement d'un abri, à tout le moins d'un obstacle, aussi menu soit-il : muraille, tronc d'arbre, buisson et même simple touffe d'herbe... pisser, nous le savions déjà, c'est mourir un peu... mais c'est aussi esquisser le vaste triangle des migrations ailées...

    L'intrus : catalogue Castorama ouvert à la page des prises électriques programmables multifonctions - Spot sur la 52ème rue. Enseignes clignotantes. Une voix péremptoire : " quoiqu'il en soit, Hong-Kong n'en a plus pour longtemps ". La récolte de tomates, cette année, a bénéficié d'une mousson précoce, Dieu merci... le mammifère qui a inventé Dieu - une invention coûteuse qui a bien failli le ruiner - avait une arrière-pensée, ou plutôt une foule d’arrière-pensées : la religion, ce magma de génuflexions et de privilèges lui permettant par exemple de s'entre-bénir à tour-de-bras, et finalement de s'absoudre dans les règles de l'art de tous ses abus de confiance, pillages, viols et autres trouvailles telle que la spéculation, le pal, l'eau de Cologne, les crimes bleus, les crimes roses, la solution finale, la loi du marché... comme aussi de se débarrasser de plusieurs gourous de gros calibres genre Socrate, Epicure, etc... comment faisait l'homme d'avant Dieu, l'homme pré-divin, on se le demande... mais peut-être n'a-t-il jamais existé ?... peut-être est-ce l'animal et non l'homme qui a crée Dieu ?...

    La chose évidente, en tout cas, quand j’entends tous ces cris d’oiseau, pétards, voitures qui démarrent au feu vert dans la fraîcheur de l’aube et autres vacarmes ordinaires, eh bien... c’est que ça fait un jour de plus... donc un jour en moins... et c’est tout, absolument tout : oiseaux, Dieu et pétards inclus, je meurs d’un cran... j’entends distinctement le clic du parcmètre, et voilà tout...

    Plus riche d’une aube, certes, mais pas plus savant pour ça... pas mieux renseigné qu’avant sur ce qui se passe, sauf à laisser courir - et c’est ce que je fais : je laisse courir... et je me retrouve, comme tout le monde, avec les Bouchées à la Reine, Disneyland et les 24 h du Mans sur les bras... sans oublier les voitures qui démarrent dans la fraîcheur de l’aube... et tout ça s’enroule, se développe, scintille un instant -clic ! - sur les parois de ma grotte platonicienne, mélangé aux images qu’on trouve dans les tablettes de chocolat, Danube, Everest, Taj Mahal, viaduc de Garabie, Mont Blanc, Everest, Mississipi... avant de se fondre dans la grisaille, l’invariable grisaille de la pensée... quand je pense que nous sommes réputés avides de sens, nous les hommes !... nous serions même capables d’en produire... nous pourrions même, ce faisant, devenir modernes... nous pourrions déclarer par exemple, en toute modernité, que l’aube tropicale est un rouleau compresseur... un de ces énormes rouleaux un peu disloqués qui restent cependant capables d’écraser en quelques minutes une nuit d’importance moyenne sous les miaulements, les piaillements, les croassements, les glapissements de leur carcasse de fonte et de fer, de cric et de croc... dzing, ouf !... nous voilà bien avancés... nous sommes modernes et nous avons un produit : ce rouleau compresseur... tiens, écoutez !... j’entends grincer les charnières de l’aube dans la transparence de l’azur... c’était peut-être ça ! D’ailleurs, il est cinq heures et demie, très chers amis, et ça continue... serrons les dents. Courage. Merci.

     

     

     

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    Allah est un grand dieu. Pas spécialement souriant, mais grand. Allah, par la prière du muezzin, s’approprie l’aurore, en fait le support de son culte... j’allais dire de sa publicité... il y a de l’idée là-dedans : le soleil pris en otage... les brumes du levant converties en panneaux-réclame... l’aube gracieuse, l’aube souveraine se portant garant de la personnalité d’Allah : un dieu honorablement connu, bien sous tous rapports et qui le dit haut et fort, le crie sur les toits. Aucun problème. Il a le bras long. Et c’est une bonne chose.

    Oui, une bonne chose... je ne m’en plains pas. A chacun selon son mérite, sa croix, son dada, son enseigne, sa ferveur... prenez l’oraison du matin : la mienne est en tôle ondulée, c’est tout bonnement mon rideau de fer, marchand de riz !... oui, je suis marchand de riz... et je tiens très fort, en tant que marchand de riz, à la sourate de mon rideau de fer... quand j’attrape sa poignée, c’est toute la matière de l’aube, c’est la crinière de la Création, c’est le crottin fumant des anges chrétiens - ces chiens ailés - que j’empoigne et soudain, libère... il en monte les mille récriminations des corneilles et ainsi de suite : trois clientes à servir, le bourdonnement des filatures, quelqu’un qui crache dans la rue et plus bas sur ma page blanche un camion qui passe – vous savez, je suis comme tout le monde, je pense par ouï-dire… il n’est donc pas facile de m’entendre - et puis ce n’est pas si simple : le jour se lève peut-être, c’est clair... mais la nuit résiste !

    Comme résiste en moi - et je ne m’en plains pas, au contraire - le vol ample, la nage, le fuyant déploiement d’une raie manta... le lent sourire d’une Joconde, moue plutôt que sourire, moue suffisante, moue renseignée, sereine, abyssale... han !... quelques coups de klaxon lointains, et je tire sur mon rideau qui s’enroule... marchand de riz !... capitaine de ma boutique !... mais j’ai beau écarquiller les yeux : d’horizon, point !

    Une ligne de fuite, peut-être... celle de Dieu rasant les nuages, cachant la clef du mystère sous un orage avant de s’éclipser dans le vacarme de ma ferraille... jour après jour la même - ô très secrète, ô très muette - déception... je suis moi, n’est-ce pas, au moins autant que vous êtes vous... mais j’ai le curieux sentiment que le jour nouveau change de trottoir quand il me reconnaît... peut-être parce qu’il vient d’arriver, alors que je suis un vieux routier de la vie... cette vie que j’astique au chiffon des habitudes pour lui donner un petit air d’éternité... attention, vous allez me faire penser, mon cerveau ne le supporterait pas... déjà mon corps se sent mal quand il sent quelque chose... mais s’il se mettait à réfléchir, alors !... je n’ose même pas y penser...

    Insinuation, situation, considération... je veux bien, je suis lucide, mais pourquoi - suivez-moi bien - pourquoi ces vagabonds, ces fakirs, ces alcooliques ? Ces gens-là ont pensé un jour, un tout petit instant - il n’en faut pas beaucoup - et voilà ce qui leur est arrivé... ils s’accrochent à ce tout petit instant de pensée comme le naufragé à son morceau de bois et ils deviennent ce morceau de bois, cet instant... insinuation, situation, répétition... résultat : le naufrage... vous me suivez ?...ma vie est propre, mon avenir bien balayé... assis sur le coussin rembourré de ma trouille - oh, je suis lucide - je peux voir venir et je ne m’en prive pas, j’aime mieux vous le dire : je n’arrête pas de voir venir... et ça vient, CA VIENT !... marchand de riz !...

    Je suis une petite nature, le genre de type qui s’accomplit et s’exténue dans le prévisible, le contrôle du connu d’avance, le compte exact de ses jours, heures, minutes, secondes de présence... les secondes, ces petites chèvres, je leur trouve un charme fou... je suis boutiqué comme un calendrier, j’ai les photos de mes vedettes préférées dans la peau... je vis à dates précises, uniquement sur rendez-vous avec moi-même, dont je suis le secrétaire... inutile de vous dire que je me consulte pour un oui ou pour un non... à propos, dites-voir : n’y aurait-il pas d’autres jours que ceux du calendrier ?... des jours sans nom, des jours qui pourraient même aller dans l’autre sens du temps ?... Quelquefois j’ai un doute, je nous vois mal partis... sous l’énorme lampadaire du soleil, nous sommes nourris d’ombre, nous sommes des ombres... j’éprouve dans le Kilimandjaro ma troublante ressemblance avec un arrêt d’autobus... Brejnev est mort et pourtant c’est moi, Brejnev... pas mauvais bougre, d’ailleurs... j’aime le lait frais des hauts alpages et ce lent frisson qui l’enrobe comme, disons... le lent, l’inexorable déclin d’une passion (son parfum de crevette, de blennorragie, enfin toute la Chantilly : la ritournelle mécanique d’une fillette sautant à la corde). Bon. Et l’auteur du monde ?... qu’est-ce que vous en faites ?... ah non, non, ça suffit !... laissez-moi, je vous en prie, je vous en supplie... laissez-moi seulement regarder de mes yeux mornes de dépressionnaire, de mes yeux d’ombre, la mer battre mon rideau de fer...

    L’auteur du monde ?... tiens, parlons-en !... il est là, derrière mon rideau, avec les sacs de riz. Je pourrais vous en raconter, sur lui... hygiène, faits divers, anecdotes, tout un dossier... et même des soupières et autres pièces à conviction... ah, comment faire ?... il faudrait changer de vie, devenir une montagne d’amour, se nourrir de goudron... en clair : se laver les dents et prendre une bonne douche... puis descendre dans la rue et caler sa libido sur le déhanchement d’une passante... celles qui portent un ballot sur la tête sont les plus belles... découvre-toi, ô collègue européen, pendant que je joindrai les mains et saluons tous les deux, moi la Belle au Ballot et toi, la Midinette aux Talons-Hauts... Ah ! Le tic-tac d’une paire de talons-aiguilles dans le silence d’une rue de banlieue à six plombes du mat’ est cent fois plus beau que toutes les victoires sur l’Everest...

    Embarquons de concert dans ce frêle martèlement, ce suprême, cet absolu de foulée citadine... ô métronome de tous les vices !... engouffrons-nous dans le fuselage de son mollet, de son jarret haut gainé de nylon noir... grimpons, enfin, jusqu’à ce nid de pie qui surmonte le navire d’une femme de chez moi et baisons l’aube... enfantons, puis enchantons le jour !... ah !... prenons nos jambes à notre cou dans le croisement nerveux - mais régulier - des cuisses incestueuses de la lumière... allons passer quelques jours au milieu des temples d’Angkor... nous aurons tout loisir ainsi de reprendre au crépuscule le fil perdu de l’aube : lumière écartelée d’ombre sur fond de gueules ricanantes (nos doubles éternellement menaçants)... nous qui reçûmes en partage l’Archipel des Libellules, l’insouciance de ceux qui ne savent pas... nous, les mastodontes !...

    Ah, disparaissons une fois pour toutes dans la puissante joie de cochon qui sommeille au creux de ce groin minuscule, de ce " grouinet " tout dégouttant de rosée, vaguement cornu, qui marine dans son jus au fond de la petite culotte du Destin... ô douceur ineffable de la rhétorique des Belles-Lettres, de la prosodie du Prophète et de sa calligraphie, de sa scription polie, satinée, assouplie, épurée, lustrée par dix siècles de frôlements compulsifs... pur alcool de plénitude que cette masse lumineuse du matin des croyants aussitôt disloquée en oiseaux, verdure, distances, urgences... enfin la vague – une seule vague de par le monde - et là-bas, perché sur le rire dément de l’Ecclésiaste, tout un conclave de perroquets...

    On aimerait pourtant connaître la secrète apothéose d’une allégresse de chamelier au milieu de ses bêtes blatérantes... on aimerait connaître, par le même véhicule, l’odeur de la lune, odeur probablement aillée (la lune est un rot de la nuit, comme les étoiles en sont la petite vérole) connaître, oui, la texture de ce grand bloc des jours où s’encastre la mort, pain béni de la vie... la mort édifiant la netteté, la clarté des plages, broyat de bijoux... crôôôah, pschiiih... le cri discordant des mouettes fait de mon corps un môle de granit, et de mes rêves un antre monstrueux de réalité où s’agitent, au-dessus des reliefs de mille festins oubliés les paroles, les baisers, les rires, les chansons, les fumées qu’y échangèrent les quarante fils et les quarante filles d’Eole, celles-ci mariées à ceux-là... Balzac, Omar Khayyam, Ravaillac (et plus près de nous Sitting Bull, qui a fini dans un cirque) eux aussi bouffaient, rotaient, battaient le briquet !

    Nous sommes si peu de chose... regardez : la mer, en moutonnant, mime la moue mignonne - quoique maigrichonne - d’une jeune mariée grosse de nuages... et soudain, ô surprise, c’est l’heure de passer l’arme à gauche... la vérité, c’est que de naissance à sourire il y a un monde... un monde où il nous faut aimer mourir et c’est ce que, même maladroitement, nous n’essayons pas vraiment de faire... haussons les épaules, n’est-ce pas, car tout n’est que poussière... la mort est balancement du ciel sur la terre et la lune son judas, sa musique des sphères... la mort éparse dans le rire épais des dieux... et puis l’appel du désert, l’écume bondissante d’une jalousie de vingt ans...

    A vingt ans nous refusions à quiconque le droit de tutoyer le monde... comme tout change !... aujourd’hui, homme mûr je dis, je crie, je hurle : envoyez-moi vite vos 85 F et vous recevrez dans les meilleurs délais mon ouvrage personnalisé relié vieille peau " Comment mourir en parfaite hilarité avec votre poids corporel ", édition revue et augmentée avec graphiques, index des amalgames et bibliographie... vous ne trouvez pas que ça sent le roussi ?... dérision des moyens, car enfin... nous avons " vaincu les distances ", et je n’aurai probablement jamais le temps de réparer le robinet de la machine à laver... je ne suis que moi, je ne ferai que mon temps... énorme labeur... la goutte, nom de dieu, la goutte !... vos 85 F... l’agonie... aaah...

    Minute. Ca serait trop facile. Je meurs, nous sommes d’accord. Je vais mourir, n’en doutons pas. Pas un instant. Mais regardez comme, dans ce moment crucial (crucial par l’insolent triomphe du bavardage, l’ineptie du raisonnement, le baroque flamboyant de la trouille, la montagne magique de l’égoïsme, etc...) regardez comme l’intelligence devient maniable, et même un peu diabolique : tassée sur elle-même, le dos rond, elle se détend brusquement dans un moulinet d’enfer, une feinte de bretteur consommé... mais l’épée du mousquetaire, ici, est remplacée par un jet d’images, un neurorama : un instantané du monde où rien ne manque : aluminium, clercs de notaire, peau d’orange, tout y est... un peu comme s’il avait plu et que l’oeil se mette à frétiller, puis à tourbillonner dans le contour ruisselant des choses... un hélicoptère, une pagode vrombissante... tiens, c’est pas compliqué, je saute sur une barque : mon pied s’enfonce, la barque soulage, et hop !... me voici perché sur les épaules de la lumière, le dos mouvant des reflets... danse impalpable... l’intelligence, donc, ce noeud-papillon, ce ressort multicolore, cet admirable vieux rouet couinant et jappant d’où procèdent le prince de Monaco et son état-major de croupiers bedonnants, l’intelligence pose la litanie des questions habituelles dont voici la plus niaise, la plus riche en toute sorte d’obscurités : pourquoi ?...

    Oui, pourquoi ? Mais d’abord, pourquoi pourquoi ?... puisque mourir n’est qu’un mot : dans la réalité on ne meurt pas... c’est le temps qui s’épuise, qui trébuche, qui se mélange les minutes en vous caressant les cheveux... hi, hi, mon petit… on entend à la dérobée le tic-tac d’une paire de talons-aiguilles qui s’éloigne, puis plus rien... va, mon petit... le temps lui-même, hips... c’est toi... et la nuit, la route envahie d’éphémères, le balancement des étoiles, le rythme traînant du roulis, son troupeau de rumeurs et de poulies, ses craquements... là, tout près, dans le bruit des vagues, dans ton lit perdu au milieu de l’alphabet de la mer... écoute, monsieur, écoute le sifflement sidéral du RER, écoute bruire les alizés de l’absence, la tignasse blanche du vent... haut la brise !... oui, c’est le temps lui-même qui te souffle dans la gueule, te passe la main dans les cheveux, siffle, grogne, respire... le temps lui-même, le vent... crôôôpah, pschiiih... va, mon petit...

    Va donc... va rejoindre le moteur de ton inquiétude, ce soupçon de réalité qui fait les gros yeux dans ton regard... mais par toutes les fleurs !... prunelle de mes deux !... qui suis-je, pour me parler sur ce ton ? !... je vais me faire la peau, à ce salaud qui s’enracine, prospère et se multiplie sur mes décombres en me couvrant de roses !... la tripe à l’air, que j’vais lui mettre !... la peau, j’vous dis, que j’vais lui faire !... la peau du temps !... lymphe, calcium, images... vitamines B un, deux, trois et tout le tremblement, tous les oligo-éléments... siffle, grogne, respire... l’eau, la pierre, les autres... je dis bien les autres... car je tanne les autres de ce qui s’oublie en moi... je leur tanne la peau de mes trahisons... je chasse à courre, je traque tous azimuths ce qui n’a de cesse en mon tréfonds, faisant route sur, et vers, et pour ma texture sonore, chaque bulle de mon corps épousant la structure de l’emmenthal... pfff... Ezra Pound blllk... au total je fais pierre ponce, je fais tapisserie, je fais miniature obsolète, c’est l’hallali : je suis Rambo dans " Mama Mia et les Framboises " dont les somptueux décors - quand ce ne serait que la vaisselle du festin - le tatami, les gerboises... la scène où la femme du judoka fait sa crise d’épilepsie : ahurie, pantoise, assise entre deux crises dans la nacelle du zeppelin, petite femme bien faite, une main crispée sur les ficelles de la méga-saucisse, l’autre sur le coeur, répétant nerveusement : " incurie et diastase sont les séquelles du vaccin "... shhh... crrraaac... pof, pof, ... tu vois comme l’équation de ton souvenir, très chère, chaque année s’enrichit d’une nouvelle inconnue, si bien qu’en t’éloignant tu grandis, toi qui as toujours opposé à toi-même la thèse insoutenable de la réalité : la réalité, un point c’est tout !...

    Toi que l’on repère de très loin, toujours t’éloignant mais toujours en vue à cause du nuage d’objets que tu soulèves en passant, nuage d’encre objective où tourbillonne - où s’évanouit - l’écriture de ton défi (la reconnais-tu seulement, cette écriture ?) mais aussi nuage de précautions, nuage d’autrefois... nuage et marge et silence... si bien qu’en t’éloignant sous ta couronne d’objets et toujours grandissante, ô très chère, tu vieillis... les objets seraient-ils comme les mots que je dépose à côté d’eux, sur ma feuille de papier : un leurre ?... des chiffons rouges ?... appeaux de buis et de caoutchouc... poissons en fer blanc, débris de miroir... mais l’épée, le fusil... l’hameçon, eux, sont en bon acier tout à fait meurtrier... alors ?... couleur, ciel, feuillages... tu t’éloignes dans la roue des choses...

    Mes vieilles douleurs me reprennent, à cela près qu’avant j’avais mal aux montagnes (Mexico me faisait hurler) alors qu’aujourd’hui je souffre des embouchures, de toutes les embouchures : grands fleuves, rivières et jusqu’aux plus petits ruisseaux, disons ruisselets, rus... avec leur portillon de verdure ouvrant directement sur la mer... les mots croisés de la mer... juste à ce moment la lune glisse un bras sous les cocotiers... un bras horizontal... une femme très jalouse dort dans cette paillote, là-bas, la troisième à gauche... nous rêvons tous de parvenir à ceci, cela, et quand nous y parvenons nous voudrions que ce moment, cette situation se perpétue à l’infini, horizontalement et verticalement : confusion des bonheurs aboutissant à l’exécution capitale d’un homme adultère, suite de jours devenue jeu de miroirs, éternelle rafale de nuits blanches, solo de batterie...

    La lune glisse une main de voleur sous les cocotiers pendant que dort la femme jalouse... ah, son corps est le parfum même de la nuit, il est le roman de la terre !... il est une touffe de lavande, il est l’oeil brillant (et globuleux) du phoque !... il est le crocodile vautré dans la vase, le canon luisant d’un fusil à pompe !... le clairon frissonnant des framboises !... lucarne, soleil, vengeance !... mais que l’aboiement d’un chien me rentre par une oreille, et je me sauve aussitôt par l’autre pour me glisser dans ta paillote, ô femme jalouse !... il faut s’imaginer cet astre - la terre - et sur cette terre le sommeil de cette femme jalouse en route vers Nulle Part... vers le Saint Graal du Néant... l’Enflure Vide... l’Amour... le poignard d’une étreinte !

    Hop. Matin. Vêtements. Poignard. Biceps aux aguets... encore le matin... mouche !... tomber par terre et dormir pendant que la mousson balaye à croupetons l’Océan indien... n’en continue pas moins, à croupetons, de balayer... parait qu’ils ont transporté la Tour Eifel sur le Rocher de Gibraltar... parmi les Sept Merveilles du Monde l’ail, l’oignon, le persil... les années creuses, les années mortes, les années sangsues... quand ils en voient une, de ces années pourries, les oiseaux pique-boeufs - nos amis, nos secrétaires - y plantent leur long bec et la déglutissent... nos années-marche-pieds, nos années fanées, nos années-canards aux pieds palmés... à la trappe !... tous les parfums !...ah, dormir... changer d’allure, entrer dans la quatrième dimension du silence... tout le monde sait que le temps nous est consubstantiel, d’ailleurs nous l’avons appelé conscience... le robinet de la conscience est inépuisable... le langage, une fourmilière : on ouvre le robinet et les fourmis coulent... je suis un réservoir de fourmis... d’autres se tairaient, se terreraient dans un laboratoire de recherche sur le cancer... mais moi, vous comprenez bien que je ne peux pas... les oiseaux pique-boeufs sont là, à se goberger de mes années perdues, et j’en suis encore à chercher le cri, l’étoffe sonore de mon corps, l’empreinte de mes gestes, le ciel de mon lit, ma devise, mon assiette... mon code Napoléon... le fin mot des couleurs du ciel, la définition des arbustes... fourmilière de gestes, les mains du langage tombées dans la mélasse feuilletée des bruits de la rue, je fais corps avec le ciel par tous les trous : un buffle s’arrête et meugle... suspendu à ce meuglement, le parfum de l’aube, toutes cornes dehors, passe ma langue entre les barreaux du soir, qu’alors je distille... n’exagérons rien... que j’efface... soyons précis, mesuré... il fait nuit, donc il fait moi... les femmes en sari passent du fond de la rue dans le vitrail... miettes de cristal, pouillerie de gouttes d’or... je survis dans la nappe phréatique d’une patience, d’une rage animale... amibienne... moléculaire... vous m’avez vu cent fois dans la cour de votre immeuble, du côté où l’on remise les poubelles, traversant le désert de la nuit dans le hurlement d’un chat ; écoutez... coup de sonnette et tour de clef, vous êtes chez vous... et c’est là que tout s’écroule, que tout recommence, que rien n’a changé mais que tout s’établit sur ce miaulement qui monte, ce miaulement qui se développe dans toute sa tension vide, obscure, étincelante... pour finalement s’étaler, s’amenuiser, se perdre en vol plané dans les bruits de vaisselle qui enluminent la cour de l’immeuble... nous sommes entre gens de bonne compagnie, n’est-ce pas... venez, asseyons-nous dehors, à Paris, à Moscou, à Bamako et rinçons-nous la mémoire dans le ruisseau paisible des conversations de pas-de-porte...

    Oh oui, venez !... que je m’endorme dans le fleuve tranquille des palabres, et tout de suite après dans un choc sourd, celui d’une conquête au fond du ciel, une de plus... une agréable catastrophe... un éboulement quelque part dans la soute aux combustibles... disparu corps et bien sur la route du thé, poussé par une gigantesque brise de mer alors qu’il faisait route sur la magnificence des Ming... pleuvrait-il ?... surtout ne rien dire, laisser courir... ça va, ça vient sur son erre... ça roule bord sur bord... il pleut sur la peau de la femme jalouse : sa peau ou la mienne, bruine ou déluge, la pluie accomplit sa promesse... ou plutôt la mienne... laquelle en fin de compte, je ne saurais le dire... mais ce que je peux dire, c’est que l’espace rétrécit au prorata de l’âge... au patatras de l’âme... sur mon cerveau luisant de savoir, il est temps que le temps lève la patte... qu’il accomplisse posément sa promesse... qu’ensuite l’aube s’agenouille, passe la serpillière du soleil... le temps, je marmonne, le temps... j’aurai ta peau, vieille baudruche !... on se comprend... il pleut et je m’endors, le nez sur l’Inde... un sous-continent bardé de femmes habillées en cadeau de Noël... elles ont la goutte au nez, une goutte d’or... elles sont là, sur le pas de leur porte, une flotte de femmes-goélettes qui se dédouble, s’envole, s’assoit en rond... femmes-paradis, femmes-frégates, pouliches, perruches, aras, péronnelles... nettes, radieuses, flamboyantes, pondérées, emportées... accroupies à tout vent... en voici une qui plonge, plaque son ombre au sol et, d’un coup de menton, loge sa tête au bon niveau, puis rabat son arrière-train en bloquant ses fesses sur ses talons d’un geste précis, tchac : bourdon qui s’abat sur une corolle... elles ont le cheveu noir, bleu à force d’être noir, uni et moiré comme la robe d’un pur sang... le visage enduit de terre jaune, blanche, brun-noir, toujours sur leur trente-et-un... ainsi vont-elles, ces gracieuses au verbe dru dans un espace qui rétrécit au bavardage... les mille-et-une nuits vues par le gros bout de la lorgnette... à l’époque j’habitais ce château de rumeurs tout en haut de mon corps... il faut que ça continue... ailleurs... il faut penser... en bloc... Délos, déroger... déloger... le fagot... croiser les doigts... le ridicule de l’affaire, tout ce bois mort... mode d’emploi... nous avons l’honneur... bruits de vaisselle... il faut, bzzz... embauchoirs... jasmin, très heureux.. aboiements nourris... tonnerre... que ça continue... goutte... il faut... que la goutte, pschhh...

    Patrick LAFOURCADE

    texte d'abord publié par le site Écrits vains (fermé en juillet 2018) 

     


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