• Vacance(s) de Snoopy

     Jean-Claude Leroy

     

    Jurant sur la morosité de la salle d’entraînement où une dizaine de flics s’exercent à la lutte armée contre les hors-la-loi, une réelle bonne humeur éclaire la face écarlate de Snoopy. Sa main ni son bras n’ont ce soir tremblé, son tir groupé au cœur de la cible promet sans doute d’autres « accidents utiles ». Avec un lanceur de balles de défense ou une arme de service, dans les deux cas il s’agira de mâter dès demain quelque délinquant ou parasite, sinon d’éliminer un élément inassimilable, par exemple un gosse à la tête dure que seul un projectile létal ou non létal peut convaincre ou ramener à la raison. Snoopy s’appelle Snoopy depuis qu’il est gardien de la loi, étant si fidèlement féroce que ses collègues d’uniformes l’ont ainsi baptisé, par ironie en même temps que par tendresse.

    Aujourd’hui Snoopy se marre, nul ne sait vraiment pourquoi, mais il se marre. Bien sûr il est satisfait d’avoir mis toute la mitraille dans le mille, pourtant c’est autre chose qui motive cette hilarité intérieure à peine partagée. Depuis quelques heures Snoopy n’est plus le même, personne ne peut le deviner. Et il gardera le secret pour lui tout seul. La Française des jeux vient de lui apprendre qu’il a gagné 270 000 euros au super loto du mois passé. Bien décidé, il va démissionner ! Partir en grandes vacances.

    Josiane ne reviendra pas, depuis deux ans qu’elle est partie, elle n’a plus jamais fait signe. La douleur s’est endormie sans disparaître, il sait juste qu’elle vit avec un professeur, lui n’a pas retrouvé l’âme sœur. Il s’est réfugié dans l’alcool et le travail zèlé, c’est humain. Snoopy a le sens du devoir bien ancré en lui mais le goût de la vengeance est plus fort encore. En quelques mois il a rêvé dans les moindres détails des scénarios meurtriers qui régleraient d’un même geste son compte au prof et à Josiane. Il échappait à chaque fois à la justice après son crime camouflé en drame domestique, ou incendie de leur maison, ou accident de la circulation – un ravin qui avale la berline dans un vacarme de tous les diables et les infos télévisés locales qui se lamentent sur un terrible faits-divers. La tête lourde et la conscience malade il se réveillait anxieux, avec un goût amer dans la bouche. Lui restait la journée pour se détendre, l’action le calmait, les ennemis à abattre. Ou à maîtriser.

    Pourtant cette heureuse opportunité changeait sa vie, et il ne ferait pas l’erreur de tout claquer en défonce ni de partager son coup de bol avec quiconque. Sur les conseils du buraliste et avec l’aide d’un médecin complaisant, Snoopy démissionna pour cause d’une maladie nerveuse apparue comme par enchantement. Il déménagea, cessa de voir ses faux amis – il n’en avait pas d’autres. Cette séance d’entraînement réussie avait été sa dernière, il le savait. C’était sa jouissance.

    Il ne ferait plus rien comme avant…

    La petite ville où il s’était installé, c’est le buraliste qui lui avait indiqué cette calme cité du littoral, ne connaissait pas d’histoires, il n’eut pas envie d’en inventer. Josiane n’était plus qu’un pâle souvenir d’une autre vie, la masturbation suffisait à son affectivité. Il contemplait longuement les ciels et les plages des environs, il ne voulait rien pour lui, s’appliquait à simplement être là, en face de la vie. Si un moment de cafard se présentait, jamais pour autant la nostalgie ne venait lui répondre. Il se contentait de l’ennui, le goût de l’action lui avait passé. Sa vie antérieure ne lui était plus qu’un cauchemar enfoui dans un cachot oublié. Sur une suggestion du buraliste, qui venait le voir de temps à autre, Snoopy se mit à fréquenter une bibliothèque publique. Quelque temps il dévora des romans policiers avec intérêt, les livres de Jean Amila lui plurent beaucoup, et ceux de Léo Mallet, les auteurs plus modernes lui parlaient moins, il disait avoir besoin du « recul du temps ». Car il osait maintenant donner son avis au buraliste tandis que leurs goûts différaient parfois. Ils s’écrivaient souvent, se voyaient régulièrement. C’était son seul ami.

    Snoopy se mit à aimer les réprouvés. Sans songer qu’il avait jadis été payé pour les corriger, les arrêter, les réduire, et qu’il y avait pris du plaisir, il portait maintenant sur eux un regard de compréhension et d’admiration.

    C’est dans un livre de Izzo que Snoopy avait découvert Louis Brauquier, avait aimé lire ses vers. Il empruntait des livres faits de morceaux d’émotion, de textes concentrés, il les voyait comme une sorte de miroir. Peu à peu il se passionna pour la poésie. Il aima Prévert et Desnos. Tomba sur Pennequin, mais trouva cela trop difficile, ne comprenait pas bien, c’était trop grinçant et triste. Cela ne disait rien, disait-il. À son tour, il rédigea quelques poèmes que bien sûr il n’osa montrer à personne. Les mots lui venait du dedans de lui-même, il n’y avait plus qu’à les déposer sur la feuille. C’était trop beau, il avait un peu honte.

    Le buraliste, qui s’appelait Fernand, avoua enfin à Snoopy qu’il était amoureux de lui. Snoopy prit le temps de comprendre la chose, convint qu’un pan de vie auquel il avait droit lui manquait encore. Fernand lâcha son affaire et s’installa lui aussi à Saint Jean, Snoopy et lui se mirent en ménage. Ils se promenaient souvent main dans la main le long de la mer en se récitant des poèmes à voix haute. Snoopy finit par lui lire ceux qu’il avait écrits. Poèmes d’un style assez convenus mais Fernand les trouvait très beaux. Ils étaient facilement émus. Pour un rien. Ils étaient simples. On aurait dit Bouvard et Pécuchet. Leurs silhouettes indissociables s’inscrivaient dans le paysage comme deux évidences sur un fond de mer et de ciel fondus l’un dans l’autre.

    Le temps s’habitua d’un coup à leur présence. Les oublia presque.

    Snoopy ne vieillissait pas. Il était heureux. Un jour il se suicida. Au retour des commissions, Fernand le vit pendu dans la chambre. Ne comprit jamais ce qui lui avait traversé la tête.

    Sur la table un billet déchiré sur lequel un poème. Tentait sa chance.

     

    la cible ne vaut pas la source

    l’âme est un lavoir

    je traverse mon histoire

    au pas de course

     

    Fernand se procura un pistolet semi-automatique Sig-Sauer, il voulait se tuer. Mais il fut incapable de passer à l’acte et commença de se détester. Un soir, depuis un ponton, il jeta l’arme et les munitions dans la mer.

    Jamais consolé ni vengé, Fernand sombra dans l’ennui. Même au loto jamais plus il ne tentait sa chance. Il resta seul jusqu’à sa propre mort.

    juin 2017


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