• Vitalité et socialité de l'art : l'esthétique de Guyau

    Annamaria Contini

    L'entière philosophie de Guyau semble s’articuler autour de la notion de vie, qui structure tant la réflexion théorique que la recherche méthodologique, se profilant comme point de rencontre des diverses ramifications de sa pensée. Profondément réceptif et, en même temps, critique envers la culture positiviste de son époque, Guyau poursuit un principe d’explication du monde humain qui, sans sortir de l’horizon positif de la science, rend compte de l’intime dynamisme qui imprègne toute forme d’existence: pareil principe est la vie, le seul que nous puissions appréhender aussitôt en notre sein par delà des schémas intellectualistes et des durcissements dogmatiques. Notre étude s’efforcera toutefois de montrer que la philosophie de la vie de Guyau renferme une connotation esthétique: d’une part, le dynamisme de la vie renvoie à l’acte créateur de l’art, et la créativité artistique devient le modèle d’une action morale plus autonome et personnalisée comme d’un style de pensée plus original et pluraliste; d’autre part, c’est l’expérience esthétique dans son ensemble qui revêt une valeur exemplaire, faisant émerger de nouvelles valeurs éthiques et de nouvelles formes de cohésion sociale. Cela ne veut pas dire que le «vitalisme» de Guyau soit empreint d’esthétisme: si l’éthique tend à se transformer en esthétique, cette dernière recouvre à son tour des fonctions éthiques, des désirs et des besoins vitaux. C’est le processus que M. Maffesoli a si bien décrit lorsqu’il parlait de l’«éthique de l'esthétique» qui singularise la post-modernité; cet auteur a voulu mettre en exergue la grande actualité de Guyau, capable de préfigurer le lien de type émotionnel qui aurait marqué la socialité complexe du futur (1) .

    Les pages suivantes traduisent notre tentative de mettre à jour certains liens unissant l’éthique et l’esthétique, en dégageant la réciprocité de rapports motivant leur convergence et en retraçant quelques lignes essentielles d’un «paradigme esthétique» qui nous semble encore conceptuellement fécond. Aujourd’hui, au champ de la connaissance, on ressent l’exigence de franchir les rigides barrières disciplinaires et de confronter entre elles différentes formes de rationalité; le problème des structures exemplaires, qui orientent l’élaboration ou la redéfinition des savoirs, s’inscrit dans cette perspective: considérer les recherches scientifiques et philosophiques inextricablement liées à des paradigmes sujets à variations, à glissements, à fécondations réciproques signifie abandonner l’idée d’un parcours univoque et forcé de la rationalité, et remplacer l’opposition tranchée entre des systèmes qui sous-tendent l’absoluité par un dialogue entre de multiples styles de pensées. Probablement, l’actualité de Guyau consiste-t-elle aussi en ce qu’il a contribué à atténuer la ligne de démarcation entre art, science et philosophie, voire à représenter une convergence de plans riche en ouvertures et relations réciproques.

    1. Vers une refondation de la morale
    Lorsqu’en 1884, Guyau publie Les problèmes de l'esthétique contemporaine, il se prévaut d’une longue enquête sur le problème moral, qu’il avait déjà développée quelques années auparavant dans deux volumes intitulés La morale d'Epicure et La morale anglaise contemporaine, laquelle enquête aboutira aux résultats les plus originaux tout juste un an après, avec la parution de l’Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction. Il nous semble donc opportun de commencer par ce problème: car c’est de là que naît la réflexion de Guyau, poussé à rechercher dans la sphère esthétique les instruments théorico-méthodologiques pour sortir d’une impasse dans laquelle se trouvait bloquée la sphère éthique. En quoi consiste-t-elle, cette impasse? En ce que, d’après lui, pas même la tentative alors plus audacieuse de reformer la pensée morale - soit l’utilitarisme de Bentham, Stuart Mill et Spencer – n’est parvenue à bâtir sur de nouveaux fondements le comportement éthique. L’utilitarisme insistera sans doute sur l’aspect intellectualiste et abstrait de la morale traditionnelle, mais il n’en propose pas moins un modèle trop mécanique et déterministe, trop déséquilibré sur le versant du plaisir et de l’utile pour pouvoir briser le cercle de l’égoïsme et concilier véritablement les intérêts individuel et collectif. Efficace sous l’angle de sa pars destruens, l'utilitarisme s’avère fragile sous celui de sa pars construens; reste que, selon Guyau, c’est précisément faute de codes préétablis qu’émerge l’urgence du choix de nouveaux critères d’orientation, non plus prescriptibles au sens traditionnel et pourtant capables d’assurer la cohabitation des individus dans une société (2).

    A cette époque-là, la solution proposée par Guyau fut perçue comme provocatrice, paradoxale: une morale scientifique, «sans obligation ni sanction», qui, renonçant à l’impératif abstrait d’un devoir-être universel, se borne à rechercher le principe unitaire de la vie éthique, la loi de son intime développement. Il reprend cette loi dans un fait biologique de portée générale: dans l’impulsion vitale qui incite chaque organisme à dépenser le surplus d’énergies, accumulées en état de repos. La vie, physique comme psychique, s’apparente toujours à un phénomène à deux faces : «La vie n'est pas seulement nutrition, elle est production et fécondité. Vivre, c'est dépenser aussi bien qu'acquérir» (3). Aussi, l’idéal de la moralité sera-t-il «la vie la plus intensive et la plus expansive», plus féconde à l’extérieur car plus riche à l’intérieur. Il s’agit, dans ce cas-là, d’un idéal non coercitif mais régulateur, non transcendant mais immanent: c’est la vie elle-même qui se donne une direction, laquelle direction, coïncidant avec sa propre fécondité, œuvre à former les conditions pour que l’idéal se réalise. Même l’ancienne obligation morale est ramenée à une grande loi de la nature: la vie ne peut se conserver qu'à condition de se dépenser. Ce que les moralistes appellent «devoir» ou «altruisme» n’est autre que la conséquence – sur le plan médiat de la conscience – d’un pouvoir, d’une énergie visant d’instinct à se transformer en action: «au lieu de dire: Je dois, donc je puis, il est plus vrai de dire: je puis, donc je dois» (4). Il n’est pas nécessaire (ni possible) d’avancer l’hypothèse d’un bien commun auquel subordonner le bien de l’individu; c’est plutôt la vie individuelle qui, à mesure qu’elle accumule, a besoin de se dépenser, de se prodiguer. L’altruisme n’est pas un sacrifice, une perte pour l’individu, mais en constitue au contraire la réalisation la plus complète: l’idéal de la vie individuelle, c’est la vie sociale.

    Il est temps de se demander si le nouveau concept de règle morale est effectivement élaboré exclusivement d’après les données empiriques énoncées par la biologie, ou bien si ce concept trouve au champ de l’expérience esthético-artistique un terrain d’exemplification et de clarification, un modèle capable de combler les lacunes de la science morale sans sortir de la sphère des besoins et des impulsions vitales (5). Pour répondre à pareille question, nous devons faire marche arrière et retourner en 1884 lorsque Guyau s’efforce de dilater le domaine du beau, en offrant une nouvelle définition de l’art et de l’expérience esthétique.

    2. Vers  une esthétique généralisée
    Dans Les problèmes de l'esthétique contemporaine (1884), Guyau met en discussion les doctrines esthétiques de son temps, qui lui paraissent avoir en commun une option de fond identique: la tendance à séparer l’art des choses et les besoins de la vie, en la reléguant dans un espace aseptique sans liaison avec le monde réel. Selon l’évolutionnisme, un objet, pour être beau, ne doit répondre à aucun désir effectif, ne doit apporter aucun avantage précis ni à l’individu ni à l’espèce: reprenant la célèbre théorie kantienne, Spencer voit dans l’art un simple jeu, une activité désintéressée et inutile (6). A l’inverse, Guyau entend montrer que «tout ce qui est sérieux et utile, tout ce qui est réel et vivant peut, dans certaines conditions, devenir beau» (7). Mais dans ce dessein, il doit réévaluer le rôle que joue la sensibilité dans l’expérience esthétique; ainsi se justifie le choix de placer au premier plan non pas tant l’objet artistique dans sa spécificité, mais plutôt un concept plus vaste de beauté, que l’on perçoit dans les mouvements, les sensations, les sentiments; non pas tant la création, mais plutôt la jouissance artistique ou, mieux encore, une esthétique généralisée, avec toutes les émotions qui l’accompagnent.
    Nul doute pour Guyau que le plaisir esthétique n’est pas l’apanage des facultés «supérieures», mais qu’il plonge ses racines dans la dynamique des désirs, des impulsions et des besoins vitaux (y compris les plus élémentaires et les plus organiques: respirer, se mouvoir, se nourrir, se reproduire). Certaines sensations font non seulement partie intégrante des mêmes émotions artistiques, mais encore elles vibrent déjà d’une beauté intime: par exemple, un verre de lait glacé, bu en été à la montage après une promenade exténuante sous le soleil, c’est comme «une symphonie pastorale saisie par le goût au lieu de l'être par l'oreille» (8). En somme, loin de résulter abstraites et désintéressées, les émotions esthétiques «sont celles qui nous possèdent tout entiers, celles qui, en nous faisant battre le cœur avec plus de force, peuvent précipiter ou ralentir le cours du sang dans notre être, augmenter l'intensité même de la vie» (9). Cependant, cela ne veut pas dire que l’esthétique demeure circonscrite à la sphère sensible; mais, étant donné qu’entre le beau et l’agréable il n’existe qu’une différence de degré, chaque sensation de plaisir peut s’éclairer d’un trait esthétique, à condition qu’elle acquière une vaste résonance à l’intérieur de la conscience et qu’elle fasse vibrer toutes les cordes de notre être, y compris l’intelligence et la volonté. Ce dernier point est capital, car il nous permet d’observer une première convergence entre éthique et esthétique, pour ce qui est du statut à assigner à une règle qui se veut interne aux objets décrits. De la même façon que l’éthique est la direction de développement implicite dans toute existence forte et profonde, l’esthétique est la direction de développement implicite dans toute expérience riche et intense ; et de la même façon qu’égoïsme et altruisme représentent, respectivement, la mutilation et la réalisation de l’individualité, «celui qui ne reste qu'agréable avorte», tandis que la beauté s’identifie de par «une sorte de fécondité intérieure» (10). Bien plus, la beauté semble recouvrer à ce propos une valeur exemplaire: une fois disparus les fondements dogmatiques et les a priori métaphysiques, comment représenter la normativité immanente à la vie, si ce n’est à l’image de la beauté en tant que virtualité intrinsèque directionnelle? D’autant que la beauté est définie «une perception ou une action qui stimule en nous la vie sous ses trois formes à la fois (sensibilité, intelligence et volonté)» (11); grâce à ses capacités d’intégration, l’esthétique atteint un but de genre éthique: syntoniser, mettre d’accord les sensations, les pensées et les sentiments, éveillant «d'une part les sensations les plus profondes de l'être, d'autre part les sentiments les plus moraux et les idées les plus élevées de l'esprit» (12). Outre qu’elle se propose comme paradigme de compréhension, l’esthétique offre un tribut essentiel à l’éthique, transformant d’abstraits principes moraux en mobiles profonds, d’autant plus efficaces qu’ils sont associés avec des émotions de plaisir. Sous cet angle, même l’art joue un rôle non plus accessoire, mais structural : en tant que synthèse et terme ultime de l’esthétique, l’art sert à la vie, œuvrant dans le même sens et en vue d’une fin analogue. Guyau envisage qu’un jour tout plaisir deviendra beau, que toute action deviendra artistique: alors, l’art ne fera qu’un avec l’existence, en vertu d’un processus d’esthétisation qui n’exclura aucun aspect de la vie quotidienne.

    Néanmoins, déjà perceptible dans la beauté des sensations, la convergence de l’éthique et l’esthétique se dégage davantage lorsque Guyau analyse la beauté des mouvements et des sentiments. Les premiers nous semblent beaux s’ils expriment une vie intense et harmonieuse, une volonté «accommodant spontanément les moyens aux fins» (13); dans ce cas-là, l’utilité est un élément constitutif de l’esthétique. La beauté des seconds laisse se refléter par contre une volonté en harmonie avec les autres et avec le milieu extérieur; dans ce dernier cas, le beau et le bien tendent à s'identifier, unis comme ils le sont par une réciprocité de relations (chaque sentiment moral se prévaut d’une valence esthétique, chaque sentiment esthétique comprend une tension pratique): «En moyenne, un être est d'autant plus moral qu'il est plus capable de ressentir profondément une émotion esthétique» (14). Du reste, le sentiment esthétique ne se résout pas en un exercice comtemplatif-passif, mais stimule au contraire notre activité: en s’associant à de fortes émotions, le plaisir du beau réveille en nous une foule de désirs, qui loin de planer dans un règne imaginaire, s’emploient à se traduire en actions réelles. L’art même, dont l’effort de créer constitue la charpente, s’assigne comme fin d’approcher le plus possible la réalité, la vie; Kant, Schiller et leurs successeurs prennent pour une qualité constitutive ce qui est un défaut de l’art humain: ne pas arriver à faire vivre ses œuvres de réalité pleine, effective. Et si l’art devient objet d’admiration, on observe une coïncidence absolue entre réalité et fiction: «je voudrais devenir ce que je contemple, et je le deviens dans une certaine mesure» (15). Même ce passage est digne de remarque: en effet, nous verrons que si la définition d’un idéal moral immanent requiert le secours d’un modèle esthétique, définir une nouvelle démarche éthique exige le recours à des formes et des stratégies typiquement artistiques.

    3. L'art de la morale
    Dans l’Esquisse, la nouvelle solution relative au thème du devoir ne dissout pas le nœud crucial dû à ce que la société se compose de plusieurs individualités, chacune d’entre elles portant en son sein des exigences particulières et des projets autonomes. D’après Guyau, une morale scientifique doit avant tout savoir reconnaître ses propres limites; le seul impératif qu’elle peut prescrire à l’individu s’énonce comme suit: «Développe ta vie dans toutes directions, sois un individu aussi riche que possible en énergie intensive et extensive; pour cela, sois l'être le plus social et le plus sociable» (16). Une morale du genre ne peut embrasser la gamme entière des comportements individuels, ni fournir des renseignements précis pour chaque cas concret; elle doit respecter en revanche les différents points de vue, acceptant la complexité due à la variation des choix eu égard à la variation des valeurs. Le déclin des dogmes et des certitudes traditionnels a d’ores et déjà ébranlé l’idée de pouvoir renfermer la pensée et la moralité dans des schémas absolus et définitifs, leur traçant un parcours obligatoire et univoque; Guyau soutient aussi qu’à l’avenir ce processus ne pourra que s’accentuer: à l’instar de Spencer, il voit l’évolution sociale comme le passage de l’homogène à l’hétérogène, dans une différenciation croissante des pensées et des actions individuelles. Pour décrire pareille tendance, Guyau formule un concept destiné à emporter un vif succès au champ sociologique : reprenant un terme d’origine grecque, il parle d’anomie, tenue pour l’absence d’une loi fixe et universelle, une condition (tant intellectuelle que morale) qui se prévaut d’une pluralité de modèles théoriques et d’orientations pratiques (17). A l’inverse de la position qu’assumera Durkheim dans De la division du travail social (1893), Guyau entrevoit l’anomie comme une qualité positive du monde contemporain: dans les sphères spirituelle et éthique, l’anomie renforce l’autonomie de l’individu, en stimulant son originalité. Par ailleurs, surtout dans le domaine pratique, l’anomie s’apparente à un véritable défi: l’ascension de la liberté individuelle peut accroître les tensions sociales, en minant à la racine la possibilité de se reconnaître dans des idées et des valeurs communes. C’est pourquoi, contrevenant au veto positiviste d’outrepasser les simples «faits», Guyau laisse une place à l’hypothèse métaphysique, à savoir à une réflexion qui, même dépourvue du trait dogmatique de la métaphysique traditionnelle, ne s’interroge pas moins sur des choses et des questions qui ne se rapportent pas à l’évidence empirique. Prenons par exemple le cas où l’intérêt de l’individu diffère résolument de celui de la société: une morale scientifique ne pourra jamais justifier rationnellement le sacrifice de l’individu sur la base de simples faits. «Seule, l'hypothèse métaphysique peut tenter de faire franchir à la volonté le passage du moi au non-moi» (18); mais cette hypothèse sera d’autant plus efficace qu’elle sera personnelle, élaborée ou adoptée librement par un individu. Autrement dit, elle calque explicitement l’exemple des créations artistiques: pour Guyau, l’agent moral doit cogiter et forger son propre monde de valeurs, marquant d’éventuels actes de sacrifice de l’empreinte originale de sa volonté. C’est l’activité créatrice de l’individu qui nourrit de sens moral ou de valeur véridique une certaine hypothèse métaphysique; plus en général, chaque action éthique doit être conçue comme œuvre originale, comme invention infiniment variable, née d’une libre décision intérieure et non pas de l’adéquation passive à une règle extérieure.

    Bref, même la nouvelle morale anomique se targue d’une sorte de statut esthétique; mieux encore, c’est le même concept d’anomie qui ressortit d’un processus plus ample d’esthétisation investissant tout le champ de l’existence: non plus confinée dans le règne imaginaire de l’art et de l’expérience esthétique, la pluralité irradie également le monde réel, annulant toute authentique distinction entre styles de vie et styles artistiques, entre représentations de l’art et idéaux moraux ou philosophiques. Cependant nous verrons que le problème du consensus social exige une démarche supplémentaire: faire de l’expérience esthétique un vecteur de solidarité entre les individus, un facteur de socialisation capable de neutraliser les risques afférents à une pluralisation trop individualiste du monde.

    4. L'esthétique sociologique
    L'ultime production de Guyau marque un tournant: de L’irréligion de l'avenir (1887), à L’art au point de vue sociologique et à Education et Hérédité (tous deux posthumes, parus en 1889), prend forme un projet sociologique qui redécrit la même notion de vie, en la dotant de nouveaux traits et en la faisant agir selon des modes jusqu’à présent inexplorés. Tout d’abord, l’attention s’attache à la vie sociale, qui devient le nouveau terrain d’enquête et la nouvelle perspective de fond; ensuite, la science de référence n’est plus la biologie, mais la sociologie, dont les principes explicatifs s’étendent à des phénomènes différents les uns des autres tels que la religion, l’art et l’éducation; enfin, même le paradigme esthétique subit une certaine transformation, se définissant en rapport avec de nouvelles notions: la sympathie et la sociabilité.
    Dans L’art au point de vue sociologique, Guyau met en relation l’importance croissante que prend la sociologie avec la révolution méthodologico-conceptuelle qui caractériserait le progrès scientifique du siècle dernier: outre qu’ils redimensionnent le modèle mécaniste fondé sur l’enquête physico-mathématique, les progrès de la biologie et de la psychologie expérimentales ont montré la sociabilité constitutive de l’homme comme de tout autre être vivant, dévoilant la matrice biopsychologique du sentiment de solidarité. Guyau recense les découvertes les plus conséquentes pour lui: «attraction des sensibilités et des volontés, solidarité des intelligences, pénétrabilité des consciences» (19). Dans un pareil cadre, il attribue un rôle crucial à l’esthétique, faisant de la sympathie (entendue comme faculté de s’identifier dans la vie d’autrui) la loi constitutive de l’expérience esthétique, et de la sociabilité (en tant que capacité de communiquer, de transmettre aux autres des idées, des émotions et des sentiments) la règle immanente au procès artistique, son principe intérieur de progrès. Si auparavant primait le principe de l’unité (selon lequel une émotion devenait esthétique si elle tendait à engager la totalité de la vie individuelle), à ce jour prévaut le principe de la relation, selon lequel l’émotion esthétique la plus élémentaire est celle qui fait vibrer sympathiquement les différents «moi» qui composent chaque conscience: le plaisir devient beau lorsqu’il est à même de refléter la structure sociale de la vie individuelle (20).

    Ce processus s’accentue à mesure que l’on s’élève vers une émotion esthétique d’un haut degré, dont le principe déborde la simple solidarité organique pour embrasser la véritable solidarité sociale, ainsi que la sympathie universelle unissant potentiellement tous les êtres de la nature; dans ce dernier cas, il s’opère une rupture de l’état d’autosuffisance du sujet, qui s’ouvre à la communication avec le monde extérieur investissant de vie la même matière inorganique. Si dans les Problèmes l'attention se focalise sur une expression esthétique aux contours indéfinis car on la retrouve tout le long de l’espace vital, à présent c’est l’art (dans sa duplicité d’aspects: création et réception) qui incarne et synthétise de façon exemplaire la dynamique sociologique qui règle l’extension de l’individualité et sa fusion avec la vie collective. Parallèlement, le problème de la beauté glisse au second plan, alors qu’acquiert un poids fondamental, dans la même évaluation d’une œuvre, sa capacité de «condenser l'émotion individuelle pour la rendre immédiatement transmissible à autrui» (20): en fait, la sociabilité de l'art est prémisse et condition de son effet, de l’accueil que lui réserve le public. Guyau devance quelques aspects de la sociologie de l’art du XXe siècle, dès lors qu’il souligne que l’art est social non seulement de par son origine et son but, mais encore et surtout de par son essence constitutive, de par ses modes technico-expressifs précis. L’émotion artistique donne lieu en fait à trois types de plaisirs, que l’on peut tour à tour ramener à la possibilité d’«entrer en société» avec une vie qui n’est plus sentie comme étrangère, mais similaire à la nôtre : le premier plaisir réside dans le rapport sympathique s’instaurant entre l’œuvre d’art et le sujet, lequel sujet reconnaît dans cette œuvre et les objets qu’elle représente un fragment de son propre monde intérieur; le deuxième dépend du rapport sympathique qui se crée avec l’auteur de l’œuvre, avec son travail et son talent; le troisième, quant à lui, consiste à sympathiser avec les figures et les personnages dépeints par l’artiste. D’autre part, cette nouvelle société ne pourrait voir le jour sans la forme extraordinairement intense de sympathie et de socialité propre au génie artistique, et qui le pousse d’un côté à se dépersonnaliser, à se substituer à la vie d’autrui (de sorte que ses personnages ne sont pas les simples copies de lui-même, mais renferment des traits saillants chez chaque individu), et de l’autre côté à créer un nouveau monde d’êtres vivants. Quoique conditionné par le milieu, le génie n’en représente pas le simple produit: «sorti de tel ou tel milieu, il est un créateur de milieux nouveaux ou un modificateur de milieux anciens» (22). C’est précisément ce dernier aspect qui intéresse en l’occurrence Guyau: la capacité, propre à l’artiste de génie, non seulement de susciter l’admiration de son public, mais également de faire appel à cette admiration pour amorcer de nouvelles réalités éthico-sociales. Il convient de noter que Guyau met en relation une pareille capacité avec la formation de groupes spontanés (justement, les admirateurs du génie), unis non pas parce qu’ils appartiennent à une certaine classe ou qu’ils partagent un certain système de valeurs, mais simplement parce qu’ils expérimentent une émotion esthétique commune: dans l’hétérogénéité sociale croissante, chacun de ces groupes représentera une nouvelle société intimement cohésive, porteuse d’un modèle particulier de sociabilité.
    Comme la morale, l'art remplit la fonction de décentrer l’individu de lui-même, en lui faisant revivre une vie plus riche car plus puissante de par la relation sympathique contractée avec la vie d’autrui; néanmoins, l’art réalise ce but en excitant une synergie ni des idées ni des volontés, mais des sensations et des sentiments: à travers des émotions de plaisir qui, loin d’exclure le plaisir d’autrui, prennent de la valeur et s’accroissent à la seule condition qu’elles soient sympathiquement partagées. Voilà où réside la vraie différence entre art et morale: tandis que la morale, même au point de vue le plus empirique, envisage la vie la plus intense et la plus expansive comme un idéal immanent certes, mais jamais complètement réalisable, l’art éveille le sentiment d’une solidarité déjà existante, d’une sympathie sociale qui s’est emparée du cœur en le faisant vibrer d’une vie collective. L’Esquisse laisse transparaître un résidu de moralisme que l’esthétique sociologique s’efforce de dépasser: au fond, pour ne souffrir vraiment d’aucune obligation et sanction, la morale ne peut coïncider qu’avec une éthique de l'esthétique.

     

    Annamaria Contini
    in revue Sociétés n°58 (1997)


     NOTES :
    1 :  Voir M. Maffesoli, Au creux des apparences. Pour une éthique de l'esthétique, Paris, Plon, 1990.
    2 :  Voir J.M. Guyau, La morale anglaise contemporaine. Morale de l'utilité et de l'évolution (1879 et 1885), Paris, Alcan, 19045. Sur ce thème, comme sur d’autres questions générales relatives à l’éthique et l’esthétique de Guyau, nous nous permettons de renvoyer à notre essai Jean-Marie Guyau. Una filosofia della vita e l'estetica, Bologna, Clueb, 1995.
    3 :   J.M. Guyau, Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction (1885), nouvelle édition sous la direction de Ch. Mauve, Paris, Fayard, 1985, p. 217.
    4 :   Ibid., p. 218.
    5 :   Cependant, il est bon de rappeler que, dans la culture philosophico-scientifique de l’époque, les modèles biologique et esthétique ne s’excluent pas l’un l’autre, mais paraissent parfois complémentaires. Il suffit de citer deux exemples, bien connus de Guyau : Claude Bernard, dans l’Introduction à l'étude de la médecine expérimentale (1865), avait défini la vie comme une «création», tirant de l’expérience artistique tout un répertoire conceptuel et terminologique; F. Ravaisson, initiateur du nouveau «réalisme spiritualiste», dans le Rapport sur la philosophie en France au XIXe siècle (1867), avait assigné à l’art la tâche d'éclairer les processus créatifs et l’harmonieuse solidarité de l’organisme vivant, et à la science du vivant celle de délégitimer le mécanisme positiviste.
    6 :   Voir J.M. Guyau, Les problèmes de l'esthétique contemporaine (1884), Paris, Alcan, 19046, pp. 7-43. Guyau se réfère notamment à Principles of Psychology de Spencer, dont les deux volumes avaient paru traduits en français dans les années 1874-1875 sous la direction de Th. Ribot et A. Espinas.
    7 :   Ibid., p. 37.
    8 :   Ibid., p. 63.
    9 :   Ibid., p. 79.
    10 :   Ibid., p. 75.
    11 :   Ibid., p. 77.
    12 :   Ibid., p. 81. De plus, comme un autre contexte l’illustre, il existe d’après Guyau une espèce d’«obligation esthétique»: nous nous voyons contraints à jouir (en tant que spectateurs) de la beauté ou à la créer (en tant qu’artistes), et ressentons une sorte de remords si nous essayons de nous dérober à cette fonction. Si l’instinct esthétique s’était adéquatement développé et généralisé, tous aujourd’hui, nous nous sentirions engagés à ce genre d’obligation (voir Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, cit., pp. 112-113).
    13 :   J.M. Guyau, Les problèmes de l'esthétique contemporaine, cit., p. 80.
    14:   Ibid., p. 50.
    15 :   Ibid., p. 53.
    16 :   J.M. Guyau, Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, cit., p. 125.
    17 :   Ibid., pp. 7-8 et 143-54. Guyau reprendra ce concept dans L'irréligion de l'avenir (1887), Paris, Alcan, 192522, pp. 323-32.
    18 :   J.M. Guyau, Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, cit., p. 127.
    19 :   J.M. Guyau, L'art au point de vue sociologique (1890), Paris, Alcan 193015, p. XLV.
    20 :   Ibid., pp. 8-10.
    21 :   Ibid., p. 19.
    22 :   Ibid., p. 45.

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