• Dans la roue du Paon (extraits)

     Guy Cabanel

     PYRÉNÉES                                                                                

     

    Un petit vent
    deux pies luisantes beautés
    jettent un désir de netteté
    sur les verts indécis de l’herbe
    ou le gris changeant des nuages.

     
    Un soleil vogue sur la mer bleu pâle,
    miroir au-dessus des monts
    avec des faims de neige,
    œil rouge dans le bleu des eaux.

     
    Quelques toits s’enfoncent
    entre les collines de l’Ouest
    au moment où la lumière balayée
    lance une ultime rougeur
    comme une cloche argentine
    délivre le dernier son,
    regret du monde qui s’éteint..

     

     

     

    BROCÉLIANDE                                                                                

     

    Un miroir, quatre chemins,
    du feu plein les mains
    dans les jasmins des cris
    perçants et doux
    accourus des marches d’orient,
    danseurs de corde.

     
    L’oiseau arc-en-ciel
    chante le coup mortel,
    absurde note,
    hésite entre trois versants
    et quatre ailes plongent,
    désormais plus que spectre.

     
    Le mage entre deux nuages
    pleure avec la pluie,
    rit avec les quartiers de lune,
    s’enivre dans la bouche de la fée,
    d’un coup de vent bercé
    s’éclipse derrière une feuille qui tremble.

     
    Dans les nappes de l’eau,
    tremblante émeraude à l’œil scellée,
    passent les lignes courbes du sourire,
    fugitives en filets de soie
    ou moulées dans la hure du sanglier,
    heureuses comme un chat ronronnant.

     
    Bruits transis et sons fluets,
    fruits d’automne froissés,
    la nuit vous pousse dans le sang faiblissant,
    ferme la porte des clairières,
    ravit aux fleurs odeur et couleur
    et de longues vagues chuintent dans les hanches.

     
    Les troncs des chênes font
    et défont le château
    scintillant sous la fontaine.
    Deux pieds de rosée ont laissé
    un peu d’humidité
    sur le rocher penché.

     

     

     

    LAC BIWA                                                                                

     

    Calme des eaux et de la lune,
    un point rouge, deux accents
    sur l’ovale blanc intrus presque,
    Murasaki écrit.

     
    Face aux vagues de la nuit
    que brutalisent deux flambeaux,
    lanterne avide et lisse
    se gardant de frémir.

     
    Ah ! le sang bondit,
    dieu dans la tasse fermée,
    ah ! sur une tige
    l’oiseau se tient encore !

     
    L’encre d’une chevelure
    s’est répandue sur le brocart,
    un jonc de jade blanc
    demain le nouera-t-il ?

     
    Demain de grises nuées
    auront chassé monts et rivières,
    seul un arbuste sera là
    avec une flamme éteinte dans les feuilles.

     

     

    LA LOIRE                                                                                

     

    La voix sur une seule corde coule,
    vibre sans fouetter le cœur,
    roule comme une lenteur désirée,
    suave joue entre mes mains étales

     O fleuve, voix qu’on veut retenir,
    qui soupire comme un sang calme
    riche de prémonitions subtiles,
    de nappes infinies de repos.


    Et l’oreille vogue si loin
    dans le charme bleu berceur,
    oh quelle souffrance de quitter
    ce vague qui me porte ailleurs.

     
    Une langue longue
    couteau teinte l’eau
    d’orange morsure,
    la forêt de vert l’amuse.


    Une longue ligne force l’horizon
    brisée sans ambages
    emportant peurs et démons
    sur l’écume pétille et choit.
     

    À l’ombre des joncs doux siffleurs
    tournant autour d’une rame,
    oh ! porté dans l’eau maternelle,
    pêcheur de songes veloutés.

     
    Du doigt coupant le mur liquide
    frôlant les ombres rapides,
    planant sur le miroir,
    oiseau des eaux dans mes yeux blancs.
    Dans le courant les mots s’enfuient
    roulant en mousse brune,
    vont heurter d’étranges poissons,
    fréquenter de mortelles sources.

     
    Rares les ports, faibles les lumières,
    peu de noyés reviennent,
    balancement trop doux,
    trop bleuissante grisaille.

     
    Bondissant fier en cette mer
    accroché aux boucles d’eau sauvage,
    sapajou riche de coulantes barbes
    je vogue comme un meurtre retenu.

     
    Mais l’enchantement me porte
    au-delà de troublantes écluses
    en de vagabondes mains
    oriental sur mon lit liquide.

     
    Rêves de fous blessés
    sous les ponts fléchissants
    gorgés de pluie rose
    et des voix froides de l’aurore.

     
    Une feuille de menthe passe,
    pourtant sans fin demeure
    en palais de terre langue d’eau,
    acier nonchalant.

     
    Contre le bleu du ciel, rien
    ou transparentes libellules.
    Élans inaudibles,
    comblez ces moments cruels !

     
    Bûche dans un coin calme
    je veux à peine léché de vent
    voir le soir poser son indigo
    et la nuit ses branches mouillées.

     




    HOUANG HO



    Pauvre hère sur la terre désolée
    d’un pas hasardeux cherchant à boire,
    famélique et sans voix
    sur la peau dure et sous l’œil morne
    du géant noir, immobile et froid,

    À force de heurter squelettes et rocailles,
    à force de mourir de soleil et de gel,
    de traîner un visage érodé et mâché
    comme un lanterne éteinte,
    de voguer nu dans la glace,

    Pierre, pierre d’eau déchirée
    avec de belles veines irisées
    et des cavernes affamées,
    tu roulais, te cassais
    et quelque molle proie te nourrissait.

    Mais la gloire solaire coule, coule
    à travers les soieries du ciel
    sur la lande burinée, pétillants vaisseaux,
    courroux sur les ventres tendres
    que l’os menace de saccages.

    Les plaisirs de l’eau s’imaginent :
    s’enrouler dans un murmure,
    sur de glissants galets ou des herbes mouillées
    sauter comme un batracien,
    être ténor donnant son cœur au fond des gorges.

    Laisser courir la fleur d’avril,
    bondir sur elle à coups de dents,
    un bras qui rame, un bras qui rit,
    les joues remplies de graines rousses,
    la tête qui erre en forme de chacal.

    De vains oiseaux depuis longtemps
    scrutent tes maigres flancs,
    craignant ta faim,
    tes yeux voraces qui luisent
    de tout le sang qu’ils ont rêvé.

    Orgies, festins de têtes,
    amères parfois sous des peaux craquelées,
    agacent ta mémoire vierge,
    ah ! tu dégusterais des langues d’oies
    et des culs d’oisillons.

    Mais le sol à chaque heure dérobe
    un peu du bonheur de l’écraser,
    peut-être las laisse bleuir
    sur de riantes roches nues
    la chatouille de ton pied liquide.

    Sur la frange du rouge désert,
    que d’eau, que de feuilles,
    ton couteau trancha de molles falaises,
    ta bouche fomenta d’épais brouillards,
    crachant fleurs, mouches et fourmis.

    Une strie de vert léger,
    trace d’un fouet vite,
    passe entre l’herbe et le feu,
    tiens, que fais le feu dans cette barque ?
    oh, boire avec les animaux !

    Au bas de la montagne à l’envers
    l’œil attire les fous.
    Au fond plus d’œil, pas de fou,
    un miroir ou de l’eau,
    sûrement rien.




    LES EAUX DE SPIRE


    Sur ma barque j’ai troué
    bien des ors et des nuits,
    passé des murs de ténèbres,
    des cascades de soie.

    Je vogue sur des eaux bleutées,
    aimé de douces Walkyries,
    porté dans la spirale pâle
    de leur chant parfumé.

    Escorté du reflet des chimères
    cachées sous les angles du ciel,
    le fleuve aux berges lointaines
    me conduit vers un or naissant.

    Je n’irai pas mourir dans la mer,
    mon port est proche de la Lorelei,
    je partirai sur un nuage court
    fouiller ses cavernes, sa voix.

    Sous la porte blonde près des saules,
    sous la volée des cloches en fleur
    la corps enduit de caramel,
    acclamé des oiseaux je passerai

    Cuirassé de lumière écaillée,
    aux mains une pique de vent noir
    détournant les dieux douteux
    et les couteaux rampants de tristes sauterelles,

    Hôte de la bulle d’air affolée
    dans l’éblouissante lune
    danseuse au bout de la forêt
    aux errantes flammes chevelues.




    CORNOUAILLE


    Vire le vent vert
    cri désolé dans les genêts
    aile blanche effacée déjà.

    J’ai dressé la pierre emplumée
    défiant mer et soleil
    avec des yeux pleins de mort

    le crachin, lune à boire,
    blême joie de la peau,
    oh voici : des langues s’élèvent.

    Sur le sol ombres joueuses
    aux finesses d’herbe
    lisse, noire et parfumée.

    Plus fou que l’océan,
    jeté contre les amers
    ou comme un galet caressé

    Errant nuage sur la lande,
    trompe sans souffle,
    appel de lugubre bouche,

    le grand corbeau blanc plane
    au ras de la terre morbide
    affamé de braises nocturnes.

    Allons festoyer dans la tempête
    affalés sur la côte sauvage,
    servis par des licornes nues.

    Et puis dormir du gris sommeil
    dans le roc au ventre glacé
    que saoule le vent.




    CARPENTARIE


    À travers trois miroirs,
    façon de se glisser
    entre les hasards épais.

    L’eau de verre livre
    en ses tréfonds des forêts
    agitées de vents imaginés.

    Dans un passé à côté
    à pas feutrés, à nage vaine,
    trou d’air dans l’eau.

    Reptile à chaque pas
    en tous cas intrus
    en ces lieux pathétiques.

    Museau deviné frémissant
    sous les feuilles pourries
    vieux vêtements tachés.

    Soleil absent, lune ailleurs,
    les dieux laissent
    l’être sans yeux.

    Retour sans chemin
    introuvable fleuve
    perdu dans la nuit des temps.




    TRÉBIZONDE


    Ne t’en va pas,
    mais dans quel monde
    irais-tu, feuille
    plissée d’une paix
    soufflée sous le vent doux ?

    Une blonde asiatique,
    dame des airs balance
    entre l’azur et l’émeraude,
    ravie de tâter l’onde,
    entre ses mains précieuse pluie.

    Surgie du brouillard de sinople,
    rouille d’une antique aurore
    sage sur les sables rampants,
    luxuriance évanouie
    dans les clameurs d’astres morts.

    Dans quels méandres
    belle onde vas-tu filer
    les sévères destinées
    à tes lumières incendiées,
    froides étoiles du matin ?

    Dans les pistes étoilées
    de mes bras choyés d’étés,
    les bouches du monde d’amour,
    le vertige qui s’étale à travers mes mains
    et s’en va fou et fou.

    O purpurine mémoire
    sous les décombres murmurants
    ta voix de soie mordorée
    meurt des rouges éclatants
    des soirs émerveillés.

    Ce soir blanc comme les autres
    flotte au bout de la mer
    et les chats violets
    hôtes d’une nuit d’orgie
    effacent l’ascétique lune.

    Et la ville sous de sèches eaux
    frisées comme un tango borgne
    en taches brunes s’effiloche,
    s’étire dans les coups de vent venus
    de l’improbable désert.

    Pourtant le sable gagne
    les bois dormants,
    les fenêtres azurées
    qui s’ouvrent sur le cœur,
    la coquille au bout de la vague.

    Une ligne blonde et ondulée,
    cheveu de brume ou trace de fumée
    autour de la colline effondrée
    d’orients hésitants roule les fleuves,
    ô riches voluptés que la déesse laisse !




    LES MARAIS DE PINSK


    La ville mouvante de Pinsk,
    vague sur la lande incertaine,
    si lointaine.

    Pâteuse mer, la mort
    avec ses plus beaux verts
    me charme avec des vers
    et de tendres noix d’orient

    Accompagnant une cantate de Bach
    de ses bras nus
    les cheveux blonds trop sages.

    Je suivrai la musique du Pripet
    couvert de blanches libellules,
    descendrai dans le noir insensible
    gagné d’une douce léthargie
    et vous, faces effacées,

    Vous me parlerez sans voix,
    nous naviguerons en terre humide
    avec nos yeux sans vue,
    guides prophétiques.

    Le jour toujours un peu teinté de nuit,
    les ors de gris,
    messagers légers
    dans le furtif crépuscule
    et la brise qui mouille la lune.

    En un concert affamé
    de loups et de lueurs
    plongeant tête baissée
    j’ai rencontré tes lèvres suaves
    et dans ta bouche j’ai
    appelé la pluie.

    Mais sais-tu, il n’y a plus de havres,
    plus de hamac où bercer un astre,
    déjà pris dans tes rets pathétiques,
    que d’abîmes, que de peurs,
    que de fureurs éteintes.

    L’hiver a brisé
    dans son bois mort ma vieille vie,
    guerrier cuirassé de triste argent

    Sans muscles ni chemin,
    errant sans trouver jamais
    jamais de proie pour sa pique
    ni d’horizon pour sa visière
    ni de belle pour son foudroyant amour.

    Pâle et couchant soleil
    grave comme un coup de gong
    sur la montagne abandonnée
    ou dans la cage où bat le cœur
    pour des années oublié

    À longues enjambées étouffées
    dans l’orchestre de boue
    où les sons et les sens un à un s’échappent
    sous des océans sourds,
    tâtonnant vagabond
    en quelque mirage chu
    je parcours ce monde vague.



     

     

    Guy Cabanel

    in Portrait de l'éditeur en montreur d'ours : Patrice Thierry

    Les Amis de L'Éther Vague, 1999.

     

    Dans la roue du paon est paru dans une très belle édition

    en 2009. Voir le site de l'éditeur : Les Hauts-Fonds

     

    Dans la roue du Paon (extraits)

     


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