• Sourire noir

     Guy Cabanel

    Carnet de veille


     


            Sourire noir

     

          Je ne sais quelle est la couleur de mon sourire.

                L’histoire du sourire n’est-elle pas aussi celle des lèvres ?

                L’introspection n’est pas mon lot mais je vais devoir me pencher sur mon passé pour tenter au moins d’approcher la vérité.

                Adolescent, je n’aimais pas mes lèvres que je jugeais trop charnues. Quel sourire pouvaient-elles délivrer ? Je souriais peu.

                Conformément sans doute à mon goût pour les armes blanches, j’aurais voulu des lèvres coupantes, fines, sèches. Armé de telles lèvres, mon sourire pouvait être d’acier, le plus léger mouvement des muscles faciaux devenait significatif et péremptoire.

                Qui n’a pas ressenti ce désir du mince et de l’aigu ? Il est caché derrière le regard du jeune Charles VIII au musée de Chantilly, encore qu’ici la puissance de l’arête nasale tende à compenser l’excès de lippe. Mais quelle incurable et sourde joie, à l’abri du doute, ne devine-t-on pas dans l’esquisse de sourire obtenue grâce à l’étirement à peine perceptible d’une lèvre tout juste suggérée par le ciseau de Houdon sculptant la tête de Benjamin Franklin ? C’est que ses lèvres sont sèches comme un rasoir !

                Ah, mes lèvres pulpeuses au contour incertain ne me convenaient pas, mais je dus les oublier lorsque vint le temps noir de la maturité.

                Puis un jour pas très loin encore, le miroir me révéla que ma bouche n’était plus cernée que de deux traits à peine visibles, deux traits d’un pinceau sec et hâtif, deux lumières de dague, plus minces encore que je ne les avais souhaitées.

                L’âge a donc clarifié ma face. Ainsi mon sourire ne tergiverse plus dans un flou coloré, il a acquis la tranchante précision de l’arme blanche.

                Lorsque les ans m’auront encore plus accablé, mon visage connaîtra-t-il l’absence de lèvres ? C’est alors je crois, face à la mort, que le sourire sera noir.

    Guy Cabanel

    in Dans la roue du paon (Les Haut-Fonds, 2009)

    ce texte fut une des réponses à quelques-uns des thèmes proposés (repris sous forme de titre) par La Dame ovale, d’Anne Marbrun

     

    publié sur Tiens, etc. lanuit du 15 décembre 2009

    Voir l'article de Patrice Beray "Guy cabanel, poète marabout", sur le site Médiapart.


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